Un millionnaire indonésien met en place une structure offshore passant par le Luxembourg. Un mort figure au registre luxembourgeois. La question de la source de sa fortune n’est pas résolue. Harry Harmain Diah est un cas d’école de l’univers révélé par les «Pandora Papers».
Le 8 mai 2020, le site de news indonésien «Liputan6» publie une nécrologie: «Triste nouvelle de l’industrie de l’assurance. Le haut responsable de l’assurance Harry Harmain Diah est décédé le jeudi 7 mai. L’analyste des assurances Irvan Rahardjo l’a confirmé. Il a également déclaré que Harry Diah était une figure de l’assurance très modeste.»
Harry Diah a fondé «PT Asuransi Jiwa Ikrar Abadi» en 1975, renommé «PT Avrist Assurance» en 2009 – après une restructuration pendant laquelle il acquiert la majorité des actions. Les «Pandora Papers» montrent que la même année, l’assureur fonde aussi le «Ruby Purpose Trust» sur l’Île de Jersey, par le biais d’un cabinet au Liechtenstein. L’argent qui nourrissait le trust provenait du produit des ventes de parts de «PT Avrist» et était destiné à huit membres de la famille de Harry Harmain Diah.
Un document mentionne la somme d’au moins 100 millions de dollars, que l’assureur a mis de côté dans le trust. Le même rapport fait état de donations directes de plusieurs millions aux enfants de Harry Diah. Pourtant, il ne s’agissait pas d’une planification successorale classique. Le but derrière le trust est clairement nommé au cours de réunions entre la famille et leurs avocats: «tax purposes».
Do note that ‘tax ruling’ is a very sensitive topic in Luxembourg and only the tax advisor can provide his client with a ‘draft’ but not with the original stamped ruling.“Avocat de Harry Harmain Diah dans un mail à «Asiaciti Trust Singapore» en 2013
Le «Ruby Purpose Trust» chapeaute cinq entités mauriciennes et au moins une autre aux Îles Caïmans. Une des entités mauriciennes devient en 2012 l’associé principal d’une Soparfi luxembourgeoise: «Platinum Asian Growth Investments sàrl». La boîte luxembourgeoise est utilisée pour acquérir 30% des parts dans l’entreprise «PT Trihamas Finance» à Jakarta. Fondée en 1993, la firme distribue des crédits à la consommation – inclus des crédits conformes aux lois de la sharia – à des personnes privées comme à des entreprises.
L’entreprise est rentable: les rapports annuels de la structure luxembourgeoise montrent une croissance régulière. De 6 millions de dollars en 2011, son année d’incorporation, les actifs passent à 14 millions en 2019. Les purs bénéfices rapportés par «PT Trihamas Finance» rangent entre 3 millions et 200.000 dollars par an.
En parallèle, des sociétés mauriciennes appartenant à Harry Harmain Diah sont utilisées pour fonder un fonds d’investissement luxembourgeois. L’aventure n’a pas duré et la Sicav-SIF a été liquidée un an après son incorporation.
Des crédits et des emballages
«PT Trihamas Finance» n’est pas le seul investissement pratiqué à partir du trust familial. Une autre branche qui part de l’Île Maurice contrôle l’entreprise «Sussex International» à Singapour qui à son tour contrôle «PT Guru» en Indonésie. Cette usine d’emballage fondée en 1970 par un groupe d’investisseurs norvégiens est à présent dirigée par un des enfants de Harry Harmain Diah, sa fille Aryadna. S’y ajoutent deux boîtes singapouriennes spécialisées dans les services financiers et administratifs détenues par la même branche.
Le patriarche a confié la gestion de ses constructions offshore à «Asiaciti Trust Singapore», un des fournisseurs de service dont les données figurent dans les «Pandora Papers». «Asiaciti» était d’ailleurs au centre de l’enquête de Reporter.lu sur les oligarques russes au Luxembourg.
Un cabinet d’avocats luxembourgeois, «Arendt&Medernach», a été mandaté pour accompagner le fonds luxembourgeois. Les «Pandora Papers» contiennent des lettres envoyées par le cabinet au «Bureau Sociétés VI» de l’Administration des contributions directes (ACD) datant de 2011, donc dès l’incorporation du fonds.
Lettres à Marius Kohl
Elles s’adressaient à Marius Kohl, le fonctionnaire de l’ACD rendu célèbre par le scandale «LuxLeaks», qui allait éclater trois années plus tard. Kohl, qui ne s’est jamais présenté suite à ses convocations aux procès d’Antoine Deltour, Édouard Perrin et Raphaël Halet, était soupçonné d’avoir une attitude plus que bienveillante envers la pratique des rulings.
Ces lettres contiennent un descriptif détaillé de la structure, sans pourtant mentionner le trust à Jersey, et des explications du planning fiscal que les avocats voulaient faire passer. Elles font d’ailleurs référence à un rendez-vous personnel dans les bureaux de l’ACD. L’objectif était de défiscaliser un prêt obtenu par «Platinum Asia Growth» d’une structure située aux Îles Caïmans. Le prêt a servi à l’acquisition des parts dans «PT Trihamas Finance».
La boîte aux Îles Caïmans va disparaître une année plus tard, et le fonds luxembourgeois passera sous une entité mauricienne.
Les rulings, ce «thème sensible»
Un échange de mails entre le Luxembourg, Singapour et l’Indonésie donne des détails intéressants sur comment était perçu le régime fiscal au Grand-Duché par les professionnels. D’abord, parce qu’il y a une confusion entre les lettres envoyées à l’ACD et les rulings eux-mêmes.
Même s’il en ressort clairement qu’un ruling a bien été obtenu en 2011, les différents acteurs ont parfois du mal à comprendre la valeur d’un tel document. Il faudra l’intervention d’un des avocats indonésiens de Harry Harmain Diah pour clarifier la situation et de mettre en garde que les rulings sont un thème «très sensible» au Luxembourg: «Do note that ‘tax ruling’ is a very sensitive topic in Luxembourg and only the tax advisor can provide his client with a ‘draft’ but not with the original stamped ruling», écrit l’avocat dans un mail à «Asiaciti Trust Singapore».
Nonobstant les avantages fiscaux, en 2018 le modèle luxembourgeois est devenu trop coûteux pour l’assureur indonésien. Des échanges de messages entre ses fournisseurs de service mettent en question les sommes demandées par les différents acteurs de la place financière – qui pouvaient aller jusqu’à 74.000 euros par an.
Diah fait même sonder ses avocats la possibilité de laisser tomber le domiciliataire luxembourgeois – «ATC», devenu «Intertrust» depuis. Ce à quoi ces derniers répondent qu’il est souhaitable d’avoir un gérant luxembourgeois dans le fonds «parce que nous ne sommes pas familiers avec les régulations luxembourgeoises». Il en ressort aussi que le transfert du fonds vers le Singapour était envisagé. Mais les avocats et conseillers constatent que la Soparfi ne remplit pas toutes les conditions pour une telle ré-domiciliation.
Une question embarrassante
Au même moment une question embarrassante fait surface. Dans des échanges d’emails et dans un document du département «Compliance» de l’«Asiaciti Trust», la provenance de la fortune de Harry Harmain Diah est évoquée. Le contexte: une demande de la «Monetary Authority of Singapore» (MAS), qui à l’époque procédait à une révision de tous les fonds domiciliés dans la ville-État.
«Asiaciti Trust» note «qu’à la lumière du manque de documents indépendants sur la provenance de la fortune, nous proposons d’obtenir directement des documentations du client». Une employée de la banque dépositaire du trust, la «CIMB» à Singapour, exprime le même scepticisme, et veut savoir d’où venait l’argent pour lancer et acheter les parts majoritaires de «PT Avrist», la compagnie d’assurances avec laquelle il a fait fortune.
Did he work as an employee in a small company and accumulate enough money to establish Avrist? Or did he inherit a sum of money from his father?“une employée de banque singapourienne en 2018
Pourtant, ces doutes ne retiennent pas «Asiaciti Trust», ni les autres acteurs de continuer à travailler avec le client et de lui proposer des solutions concrètes pour ses sociétés offshore.
Toute l’étendue des planifications pour une restructuration apparaît clairement dans un document préparé par un des top-managers d’«Asiaciti Trust». À la demande du bénéficiaire qui «désire simplifier la structure et réduire le nombre d’entités et les coûts administratifs autant que possible», comme l’écrit un de ses avocats, le fournisseur offshore va lui proposer une cure d’amaigrissement radicale.
Celle-ci prévoyait de passer de dix entités à seulement trois. Le plan proposait de se débarrasser d’abord d’une partie des sociétés singapouriennes, puis de celles aux Seychelles et à l’Île Maurice, pour enfin liquider «Platinum Asian Growth Investments» au Luxembourg. En même temps, le trust aurait aussi été dissolu et les parts auraient été directement attribuées à Harry Harmain Diah. Ce dernier aurait toutefois gardé le contrôle de la société de crédit et de l’usine en Indonésie par le biais de son entité «Sussex International» à Singapour.
Un mort dans le RBE
À partir des documents des «Pandora Papers», il est possible de suivre l’avancement du plan jusqu’à un certain degré. Les entités mauriciennes sont en effet dissoutes et leurs parts redistribuées à Singapour. Pourtant, il semble que le projet n’ait pas été mené jusqu’à sa fin, puisque la structure luxembourgeoise, dont la liquidation était prévue en dernière, existe toujours plus de trois ans plus tard.
Plus étrange encore, un an et demi après son décès, Harry Harmain Diah est toujours inscrit au Registre des Bénéficiaires Effectifs (RBE). Depuis le 8 mai 2020, seul le domiciliataire «Intertrust» a dénoncé sa convention avec le fonds, en juillet 2021. Le service presse du fournisseur a refusé de commenter les questions envoyées par Reporter.lu.
Le LBR plus proactif
Yves Gonner, le directeur des «Luxembourg Business Registers» (LBR) met en avant: «Dans le cas d’un fonds, où le bénéficiaire effectif a pu être identifié, il devrait être radié du RBE et le cas échéant un nouveau bénéficiaire devrait être inscrit ou si il y a d’autres bénéficiaires voire un changement dans la distribution des parts, cela devrait être reflété dans le registre», explique-t-il à Reporter.lu.
Gonner admet pourtant qu’en principe le LBR n’apprend pas quand un bénéficiaire décède. Pour le futur, le LBR envisagerait une attitude plus proactive: «Afin de mieux pouvoir suivre les cas comme celui-ci, et contacter les entreprises pour enlever les personnes qui sont décédées de nos registres.» Enfin, il concède que cette démarche se heurte à une limite: elle ne sera valable que pour les personnes qui ont une matricule au Luxembourg.
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