Discrète mais conséquente: la présence au Luxembourg de la deuxième fortune colombienne est emblématique du rôle de la place financière dans l’univers offshore. Les «Pandora Papers» permettent de retracer les affaires complexes du banquier Jaime Gilinski-Bacal.
1,35 milliard de dollars américains dorment dans la discrète rue Gabriel Lippmann à Munsbach. L’argent est hébergé dans une Société de Participations Financières (Soparfi) du nom de «Starmites Corporation». Fondée en 2013 par le biais de trois sociétés panaméennes, «Starmites» contrôle à son tour un réseau de banques de détail en Colombie et en Amérique du Sud, comme au Mexique ou au Pérou. Une autre holding luxembourgeoise, «Gilex Holding SA», détient plus de 650 millions de dollars appartenant à la structure. Leur bénéficiaire s’appelle: Jaime Gilinski-Bacal.
Plutôt inconnu en Europe, Jaime Gilinski-Bacal est incontournable en Colombie, son pays natal, ainsi que dans presque toute l’Amérique du Sud. Son influence s’étend jusqu’en Amérique du Nord. Listé numéro 775 des fortunes mondiales avec 3,7 milliards de dollars d’actifs selon «Forbes», l’homme d’affaires s’est enrichi grâce à l’acquisition et la fusion subséquente de banques sur le continent américain, comme des investissements dans l’immobilier.
Une affaire de famille
Dans ses affaires, Gilinski est toujours entouré de son clan. A commencer par son père Isaac Gilinski avec lequel il partage quelques-uns de ses investissements les plus prometteurs. Gilinski-père a été l’ambassadeur colombien en Israël entre 2009 et 2013, le fils a également fait une carrière de diplomate au Panama – où il réside actuellement.
Jaime Gilinski-Bacal fait ses premiers pas en 1994, avec l’achat de la «Banco de Colombia». Jaime Michelson Uribe, l’ancien propriétaire et compatriote colombien, avait fui le pays pour échapper à la justice. Uribe possédait aussi une succursale en Floride, la «Eagle National Bank of Miami», que les Gilinski ont pu acquérir avec l’accord de la «Federal Reserve» américaine en octobre 1999.
In those days, we had Colombian banks, Banco de Colombia, Banco Cafetero, Eagle National Bank of Miami. We were allies.“Carlos Toro, informateur de la DEA au sein du cartel de Medellin
La «Banco de Colombia» et la «Eagle National Bank of Miami» vont réapparaître en 2000, quand un informateur de la «Drug Enforcement Agency» (DEA) – et ex-membre du cartel de Medellin – donne une interview à la chaîne «PBS», dans laquelle il déclare que les deux banques étaient des «alliées» du cartel dans les années 1980 et que les banques colombiennes présentes aux États-Unis en étaient proches.
Si ces problèmes précèdent la reprise des deux banques, Jaime Gilinski ne sera pas à l’abri des autorités américaines pour longtemps. Même si l’entourage de Gilinski insiste auprès de Reporter.lu que la «Banco de Colombia» a été nationalisée et nettoyée avant de passer dans leurs mains, les autorités américaines restent vigilantes. En 2005, il sera enjoint par un «Cease and Desist Order» d’arrêter d’utiliser la «Eagle National Bank of Miami» pour organiser des affaires avec d’autres entités lui appartenant ou en lien avec d’autres personnalités publiques. Les autorités américaines avaient des doutes sérieux de blanchiment et de financement de terrorisme concernant la banque. L’ordre va être levé quatre années plus tard. Gilinski va renommer la banque en «JGB Bank, National Association» en 2009, avant de la vendre en 2014. Les agences font aujourd’hui part du réseau de la «First Horizon Bank» à Memphis dans le Tennessee.
Tentaculaire d’entreprises offshore
C’est à partir de là que le Colombien va mettre en place une tentaculaire d’entreprises offshore. Il s’assure le soutien d’un cabinet d’avocats panaméen, «Alcogal». Ses réseaux dans la diplomatie vont le rapprocher d’un des fondateurs du cabinet, Jaime Aléman Healy – homme d’affaires et ancien ambassadeur à Washington. En 2012, il est invité au mariage de la fille d’Aléman Healy. Dans ses mémoires, intitulées «Honesty is Priceless», on y trouve la liste des invités. Parmi ceux-ci, l’avocat luxembourgeois Alex Schmitt du cabinet «Bonn&Schmitt». Sollicité par Reporter.lu, ce dernier n’a pas voulu commenter sa participation à la fête.
De nombreux documents dans les «Pandora Papers» attestent de la relation de confiance entre Gilinski et le cabinet «Alcogal». Cela vaut aussi bien pour Jaime Aléman Healy que pour un autre de ses fondateurs Carlos Cordero. Mais ce ne sont pas les seuls qui s’engagent pour l’investisseur et philanthrope Jaime Gilinski-Bacal. Il s’est également adjoint les services du cabinet d’avocats international «Baker McKenzie» que l’on retrouve un peu partout dans les «Pandora Papers».
En 2013, Jaime Gilinski-Bacal pose ses bagages au Grand-Duché et en fait la tête de pont de son groupe pour les activités bancaires. La première entreprise liée à l’homme d’affaires colombien est «Starmites Corporation sàrl». Avant d’être établie au Grand-Duché, la firme était domiciliée depuis 1989 à Curaçao, aux Antilles néerlandaises. «Starmites» a été incorporée par trois firmes domiciliées au Panama, dont certaines partageant la même adresse que les bureaux d’«Alcogal».
La tête de pont luxembourgeoise
La Soparfi a pris le contrôle de sept entités colombiennes, dont la plus importante est la «Banco GNB Sudameris SA». Il s’agit d’une des plus grandes banques colombiennes. Dans les mains du clan depuis 2005, elle est l’instrument de leur expansion financière. Grâce à des fusions à travers «Starmites» plusieurs banques sud-américaines vont tomber dans le giron de la famille Gilinski. C’est le cas des anciennes antennes «HSBC» au Pérou et au Paraguay. La banque anglaise entamait à cette époque une restructuration de ses affaires en Amérique latine.
La «Banco GNB Sudameris SA» est loin d’être une banque irréprochable. Les «Pandora Papers» montrent qu’entre 2001 et 2017, elle a été sanctionnée à 24 reprises par les autorités financières colombiennes avec des peines allant jusqu’à 200 millions de pesos colombiens pour diverses infractions.

En 2017, le groupe Gilinski procède à une nouvelle restructuration. La holding «Gilex» , jusqu’ici domiciliée aux Pays-Bas et qui contrôlait une minorité de la «Banco GNB Sudameris SA», est relocalisée au Luxembourg. Elle passe sous le contrôle de «Starmites».
En mars 2020, «Étoile 1 Holding» est créée. D’abord fondée à travers «Pyramide International Holding», un véhicule financier fondé par la banque néerlandaise «ABN Amro» au début des années 1990, «Étoile 1 Holding» change d’associé quelques mois après son inscription au RCS : «Rhinebeck Investments Ltd. S. de R.L.». On retrouve ce nom dans «Starmites Corporation» depuis 2014. «Étoile 1» a été utilisée pour initier un prêt de 40 millions auprès d’une banque tchèque en 2020, avec comme garantie 10% des actions de «Starmites».
Tous les investissements offshore du clan Gilinski – dans le secteur financier mais aussi dans l’immobilier – semblent être en constant mouvement.
Entités en perpétuel mouvement
La présence au Luxembourg de Gilinski semble être liée à l’environnement fiscal attractif. «Starmites Corporation» n’a presque pas payé d’impôts – entre zéro et des sommes ne dépassant pas les 50.000 euros selon les années. Les rapports du Registre du Commerce montrent une bonne connaissance du b.a.-ba de l’optimisation fiscale, avec une panoplie de prêts intragroupe ou encore l’organisation alphabétique des parts du fonds.
L’entourage de Gilinski assure à Reporter.lu que tous les impôts sont payés dans leurs pays d’origine. Le Luxembourg et la Colombie n’ont pas de convention de non-double imposition.
Lors de son dernier passage dans le pays en 2015, le ministre des Finances Pierre Gramegna a fait des efforts pour y arriver, mais ceux-ci n’ont pas encore porté leurs fruits. Pourtant, depuis 2011 une telle convention existe avec le Panama – pays de résidence de l’investisseur colombien.
Une telle sanction n’est a priori pas une raison pour la CSSF d’intervenir auprès de la filiale ou succursale luxembourgeoise.“Porte-parole de la CSSF
Jaime Gilinski-Bacal a utilisé des services de la place financière luxembourgeoise. Les «Pandora Papers» montrent qu’il s’est servi de la branche luxembourgeoise de la banque brésilienne «Banco BTG Pactual Luxembourg SA» pour un prêt et une dotation irrévocable en décembre 2014. L’opération passe entre les Îles Vierges Britanniques et l’Amérique du Sud. L’entourage de Gilinski confirme que l’opération est passée par une branche de «BTG Pactual», mais précise qu’elle s’est faite dans les Îles Caïmans – et donc pas au Grand-Duché.
Selon l’entourage de Gilinski, la «BTG Pactual» et l’investisseur seraient proches. La branche luxembourgeoise a été fondée en février 2014, elle a fermé en janvier 2019. En 2017, elle a été lourdement sanctionnée (828.000 euros) par la CSSF, pour «manquement à l’obligation de mettre en place un solide dispositif en matière de gouvernance interne». Un porte-parole de «BTG Pactual» assure à Reporter.lu qu’il n’y a aucun lien entre la sanction et les opérations conclues avec Jaime Gilinski. Il dément que l’amende de la CSSF a été à l’origine du départ de la banque du Luxembourg.
Le Luxembourg a les mains nouées
La CSSF assure à Reporter.lu qu’il arrive «assez souvent qu’un groupe bancaire dont la maison mère n’est pas établie au Luxembourg mais qui opère une filiale ou une succursale au Luxembourg, est sanctionnée par une autorité étrangère pour des déficiences qui ont été constatées dans le pays de cette autorité».
Interrogé sur le contrôle à partir du Grand-Duché d’un réseau bancaire lourdement sanctionné en Colombie, la CSSF indique ne pas être insensible à la situation: «Nous tenons compte de cette information pour l’évaluation du profil de risque de la structure luxembourgeoise.» Par contre: «Une telle sanction n’est a priori pas une raison pour la CSSF d’intervenir auprès de la filiale ou succursale luxembourgeoise», précise un porte-parole de l’autorité de surveillance.
Jaime Gilinski-Bacal a déjà pris des mesures. Le 31 décembre 2020, «Gilex Holding sàrl» a été transférée du Luxembourg au Panama – la nouvelle adresse est identique de celle des bureaux du cabinet «Alcogal».
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