Visés par l’enquête pour fraude, des partenaires de «Cenaro» ont offert leurs services à d’autres promoteurs. De Bonnevoie à Senningen en passant par Consdorf, revue des projets immobiliers développés grâce aux levées de fonds d’anciens associés du groupe.      

Les partenaires de Christophe Chevallier, fondateur et dirigeant de «Cenaro», actuellement détenu à la prison de Sanem, ne répondent pas aux sollicitations de la justice qui enquête sur une fraude présumée à l’immobilier. Les enquêteurs aimeraient pourtant bien entendre Arnaud Emmenecker, résident à Dubaï, actionnaire (40%) du groupe qui a vendu une centaine de résidences sans les terminer et les a fait financer par des investisseurs sans les rembourser. L’homme est présenté avec Christophe Chevallier comme un des principaux orchestrateurs d’un système de cavalerie financière qui a permis de récolter quelque 200 millions d’euros sur le marché non réglementé des capitaux.

Dans le cercle intime

«Arnaud Emmenecker a été vu récemment à Dubaï et il n’est pas rassuré», indique un ancien proche du Français. «Il est l’associé de beaucoup de sociétés offshore opaques (…) et semble faire partie du cercle intime des protagonistes de cette affaire (Cenaro, ndlr)» soulignent des investisseurs dans une plainte pénale pour escroquerie et association de malfaiteurs que Reporter.lu a consultée.

Deux autres protagonistes de l’équipe «Cenaro» intéressent également la justice: les noms de Xavier Ktorza et Cyril Weingarten, associés de la société suisse «WK Capital Markets», sont en effet cités dans le réquisitoire de l’enquête que le parquet a ouverte début janvier pour escroquerie, abus de confiance, blanchiment, faux et usage de faux. Les deux hommes ont également offert leurs services aux groupes immobiliers «Qubic Group» et «Doheem Immo Real Estate».

Si ces techniques n’existaient pas, il y aurait moins de concurrence sur le marché et les prix seraient encore plus élevés.“Un défenseur de la titrisation

La police judiciaire s’interroge sur le rôle des intermédiaires et des consultants ayant mis en place, contre des commissions – Arnaud Emmenecker en aurait encaissé entre 4 et 6 millions d’euros et WK Capital entre 10 et 13 millions d’euros -, un système de financement d’achats de terrains destinés à la construction de résidences vendues sur plan.

Les levées de capitaux nécessaires à l’achat des terrains avec autorisation de construire ont été réalisées au travers des opérations de titrisation, c’est-à-dire l’émission d’obligations privées de courte durée – 24 mois – et bien rémunérées – entre 10 et 12% d’intérêts par an, selon les projets et les années.

Négligences coupables

WK Capital était censé représenter les obligataires des émissions lancées par Cenaro, mais les investisseurs reprochent à ses dirigeants, d’anciens banquiers aux carrières prestigieuses, d’avoir fermé les yeux sur la toxicité des produits du groupe et sa fragilité financière. «Avec ce professionnalisme et ce niveau d’expertise, il est tout à fait incompréhensible qu’ils aient pu croire que le produit financier proposé par Cenaro était raisonnable, à moins, bien sûr qu’ils aient eu un intérêt économique à vendre le produit en question», estiment des plaignants. «Les deux associés, poursuivent-ils, sont directement responsables de la vente d’un produit dont ils savaient pertinemment, ou du moins dont ils doutaient légèrement, qu’il n’était pas rentable».

WK Capital Markets n’a pas servi que les intérêts de Cenaro. La société a vendu ses services à d’autres promoteurs du marché luxembourgeois, sur un modèle assez identique à celui du groupe, déclaré en faillite en janvier.

Les groupes Doheem Immo Real Estate et Qubic Group, acteurs de la vente en état futur d’achèvement (VEFA), ont fait appel à une société dans laquelle se retrouvent Xavier Ktorza et Cyril Weingarten, aux côtés de trois autres financiers parisiens.

Sociétés sans domicile

Lorsque les affaires ont commencé à mal tourner pour Cenaro, Arnaud Emmenecker a de son côté débauché une partie de l’équipe de Christophe Chevallier pour poursuivre des activités immobilières au Grand-Duché.

La plateforme de crowdfunding belge «Eco-Nova Finance» a lancé «avec succès», selon la brochure publicitaire, entre janvier et février 2022, une obligation de 700.000 euros offrant un taux d’intérêt de 4%, destinée à la transformation d’une villa à Scheidgen, dans la commune de Consdorf, en une maison bi-familiale comprenant un duplex de 335 m2 et un appartement de 175 m2. Les fonds récoltés auprès des épargnants belges ont été affectés à «Immolux Habitat», constituée spécialement pour ce projet résidentiel avec 12.000 euros de capital social.

Arnaud Emmenecker, Xavier Ktorza et Cyril Weingarten détiennent le capital d’Immolux Habitat, ex-«Toparinavi», qui a changé de nom après les déboires judiciaires de Christophe Chevallier. La société n’a plus d’adresse depuis la mi-février, après la dénonciation de son siège social par son domiciliataire «Fourside Accouting, Tax & Services sàrl». Appartenant partiellement à une ex-employée de Cenaro, elle aussi visée par l’enquête judiciaire, cette société a également jeté dehors d’autres sociétés luxembourgeoises liées aux associés de Chevallier.

Contacté par Reporter.lu, le dirigeant d’Eco-Nova n’a pas répondu à nos sollicitations. Le chantier à Scheidgen semble à l’abandon.

De la titrisation à gogo

En parallèle de leurs interventions pour le compte de Cenaro, où ils étaient censés servir les intérêts des souscripteurs d’obligations émises par le groupe, les deux actionnaires de WK Capital Markets, Weingarten et Ktorza, ont eu une activité importante sur le marché immobilier luxembourgeois – et britannique – à travers la société de titrisation «Eylau Capital». Constituée en novembre 2020 sous forme de sàrl avec trois autres financiers français (dont deux sont fondateurs de la société conseil en produits structurés «Edag Capital», à Paris), Eylau a fait siéger dans son conseil d’administration, jusqu’à sa démission le 8 février dernier, une ancienne salariée de Cenaro qui avait été débauchée par Christophe Chevallier d’une étude notariale à Esch-sur-Alzette, bonne cliente pour les transactions de son groupe.

Eylau affiche un capital social a minima de 12.000 euros et un endettement de 25 millions d’euros au bilan de 2021. Cette dette correspond à des émissions obligataires d’un montant équivalent ayant servi à porter des projets de résidence vendues sur plan, notamment à Schoos (26 maisons), dans la commune de Fischbach. Ce projet a fait l’objet d’une émission de 7 millions d’euros lancée en novembre 2021 pour le compte de Qubic Group, un groupe immobilier actif sur le marché luxembourgeois depuis 2008 et dans la titrisation depuis 2015.

En 2022, Eylau a boosté son activité de titrisation avec des projets portés par Qubic qui développe, seul ou en co-promotion avec ses 20 employés, 16 projets en VEFA pour un chiffre d’affaires de 144 millions d’euros et une marge estimée à 39 millions d’euros.

Belles marges des promoteurs

En mars 2022, avec le soutien d’Eylau, Qubic a sollicité le marché des capitaux avec une obligation de 11 millions d’euros au taux de 10%. Les fonds lui ont permis d’acheter deux maisons à démolir au 19-21 rue Principale à Sandweiler qui doivent devenir une résidence à 25 lots vendus sur plan. Selon la documentation financière consultée par Reporter.lu, le projet devrait dégager une marge bénéficiaire de 29,5%.

En janvier 2022, Eylau a également émis, toujours pour compte de Qubic, une obligation de 4,2 millions d’euros pour le développement de trois maisons route de Trèves à Senningen.

La société de titrisation a également signé une opération financière pour le compte de Doheem Immo Real Estate. Le nom d’Eylau Capital est ainsi associé au lancement en octobre 2022 d’une émission obligataire de 2,4 millions d’euros, servant un coupon à 9% d’intérêts par an sur 30 mois pour l’acquisition de deux maisons à démolir au 7-9 rue du Verger à Bonnevoie. A la place, une résidence de 13 lots doit y être érigée. Doheem Immo Real Estate a récemment changé de nom en Realtyvest Development sàrl pour ses activités de promotion et Realtyvest City (ex-Doheem Invest)  pour ses opérations d’investissement.

La documentation financière assortie à l’émission indique que le groupe Doheem a été constitué en 2012 par l’ancien banquier Gervasio Romero et a développé un portefeuille immobilier représentant une valeur de 180 millions d’euros dont 70 millions ont été réalisés et 110 millions restaient à développer au premier trimestre 2022, sur un marché résidentiel luxembourgeois où les ventes sur plan montraient les premiers signes de faiblesse.

Me François Delvaux, avocat de Gervasio Romero et de «Doheem Immo S.A» explique que son client n’a «plus aucun lien avec Realtyvest City, anciennement Doheem Invest», société gérée par Candido Romero, frère de Gervasio qui a cédé 50% du capital après un désaccord familial sur le financement de certains projets immobiliers. «Mes mandants (Gervasio Romero et Doheem Immo, ndlr) n’ont jamais été approchés par ces personnes (Xavier Ktorza et Cyril Weingarten, ndlr). Ils n’ont jamais entretenu de relations commerciales, contractuelles ou autres avec ces personnes ou avec la société WK Capital», souligne Me Delvaux.

Le shadow banking, gage de prix bas?

L’affaire Cenaro a mis les projecteurs sur la financiarisation du marché immobilier résidentiel luxembourgeois dont une partie a basculé dans les mains de petits opérateurs aussi peu capitalisés que contrôlés. Le modèle de financement dérégulé utilisé par le groupe est loin d’être marginal chez les promoteurs. Les plus petits d’entre eux passent de moins en moins par des banques, qui leur imposent des fonds propres souvent trop importants pour démarrer les travaux. Face aux fortes exigences du système bancaire conventionnel et une forte demande de logements, une partie du financement du marché résidentiel a basculé dans le monde du «shadow banking», dont la titrisation est une des composantes.

Lorsque les opérations de titrisation ne se font pas en continu (moins de trois obligations par an) et qu’elles s’adressent uniquement aux investisseurs avertis censés connaître les risques de perte de capital, elles échappent au contrôle de la Commission de surveillance du secteur financier (CSSF).

Sur ce marché peu transparent de la titrisation, l’identification des opérateurs tombant ou non dans le champ d’action du régulateur du secteur financier semble problématique, en raison du partage des rôles entre la CSSF – responsable de la surveillance micro-prudentielle du secteur financier – et la Banque centrale du Luxembourg – gardienne du contrôle macro-prudentiel.

Sans que l’on en connaisse exactement le poids dans l’écosystème luxembourgeois de la création de logements, les acteurs de la titrisation estiment que sans eux, les prix au mètre carré des résidences seraient plus chers qu’ils le sont déjà: «L’activité de développement immobilier est très consommatrice de capitaux. Si ces techniques n’existaient pas, il y aurait moins de concurrence sur le marché et les prix seraient encore plus élevés. (…) C’est parce que ces mécanismes existent qu’ils permettent à des développeurs moins capitalisés de faire le jeu de la concurrence», explique l’un d’eux à Reporter.lu.

Pour ce grand utilisateur de «produits structurés», les prix immobiliers luxembourgeois ne trouvent pas leur seule explication dans l’appétit des promoteurs pour les marges importantes, la lenteur de l’octroi des autorisations jouant un rôle non négligeable: «Lorsque vos fonds propres, où les fonds propres que vous empruntez capitalisent à du 20% et qu’il faut 18 mois pour avoir un permis de construire, cela se répercute dans les prix», avance ce professionnel.

Cet article a été modifié afin de préciser que Doheem Immo n’a plus de liens avec Doheem Immo Real Estate et Doheem Invest, deux sociétés ayant utilisé les services d’Eylau Capital pour financer un projet à Bonnevoie. 


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