La justice s’intéresse au groupe «Cenaro», qui a vendu sur plan des centaines de logements et récolté des centaines de millions d’euros auprès d’investisseurs. Les caisses de Cenaro sont vides et les chantiers sont inachevés. Les investisseurs soupçonnent une fraude.
L’étau se resserre autour du groupe immobilier «Cenaro» et de ses dirigeants. Selon les informations de Reporter.lu, confirmées par l’administration judiciaire, une instruction a été ouverte. L’enquête fait suite à une série de plaintes de victimes qui suspectent des irrégularités dans le financement des logements.
Le parquet a choisi de regrouper en un seul dossier les plaintes des acquéreurs, qui craignent ne pas avoir la livraison de leurs résidences – à tout le moins dans les délais prévus –, et des investisseurs, qui redoutent ne pas revoir la couleur de leur argent. Les intérêts des deux camps ne sont pas forcément convergents et risquent de faire de l’affaire Cenaro un casse-tête juridique.
Un passif de 4,8 millions d’euros
Le système Cenaro s’appuie sur deux piliers et une myriade de sociétés satellites: la maison mère «Cenaro Group» pour vendre et construire des logements sur plan et la société de titrisation «Cenaro Capital» pour financer l’achat de terrains avec autorisation à bâtir. Le modèle s’est écroulé comme un château de cartes.
Les caisses sont vides depuis des mois. Les dettes de fournisseurs atteignent plus de 4 millions d’euros, selon les informations de Reporter.lu. La centaine d’employés du groupe attend toujours les salaires de décembre.
Il y a eu des erreurs, probablement des irrégularités, mais pas de fraude.“Un proche du dossier
La faillite sur aveu fin décembre de la société de construction du groupe, «Chevallier Construction», a compromis la poursuite des chantiers en cours. Le dirigeant a déposé le bilan vendredi 20 janvier, d’après les informations de Reporter.lu. Le jugement de faillite est imminent. La maison mère laisse un passif de 4,8 millions d’euros dont 700.000 euros de dettes envers l’Etat luxembourgeois et met 45 salariés au chômage.
Le système Cenaro
Pour acheter les terrains et démarrer les projets immobiliers, la société de titrisation «Cenaro Capital» a collecté des capitaux auprès des investisseurs, à leurs propres risques, mais avec des taux d’intérêt généreux en contrepartie (10% par an). «Cenaro Capital» a ensuite prêté des fonds à la société de promotion immobilière «Cenaro Group» en fonction des différents projets immobiliers vendus en état futur d’achèvement (VEFA). En contrepartie, la société de titrisation recevait des garanties (notamment les hypothèques). Les remboursements aux investisseurs devaient intervenir par tranche sur les ventes d’appartements. Mais le marché immobilier s’est enrayé sous le coup des prix des matériaux, des taux d’intérêt et du resserrement des conditions d’octroi des prêts par les banques. En 2021, la société a passé 187 actes de vente chez le notaire, mais seulement 22 en 2022.
Cenaro Capital survit, pour l’heure, au naufrage de Cenaro Group. La valeur des actifs serait de 151 millions d’euros, constitués de terrains constructibles – pour un stock de 180 logements – et de chantiers en cours.
Cocktail explosif
Les investisseurs ayant succombé à l’attrait des obligations sans être très regardants sur les conditions des contrats subodorent désormais un système de cavalerie. Les entrées d’argent des uns auraient financé les intérêts versés aux autres. «De nombreux indices laissent entrevoir de grands risques de revente de projets immobiliers soit à des sociétés affiliées, soit à des tiers et également un risque de transfert d’argent vers Dubaï où certains intervenants sont domiciliés», résume la plainte d’un investisseur que Reporter.lu a consulté.
Petit Madoff, tu vas crever.“Message anonyme à Christophe Chevallier
«C’est la première fois que nous avons un cocktail explosif mélangeant l’immobilier et les finances dans des opérations de titrisation. Jusqu’à présent, on gagnait assez d’argent au Luxembourg dans l’immobilier sans avoir besoin de frauder», signale pour sa part un avocat de victimes qui requiert l’anonymat. «Il y a eu des erreurs, probablement des irrégularités, mais pas de fraude», fait toutefois valoir une source proche du dossier.
Les premiers revers de fortune se sont manifestés en juin dernier lorsque la société mère, Cenaro Group, a demandé un premier moratoire sur le remboursement des obligations émises par Cenaro Capital. Un second moratoire a suivi à la mi-octobre, suscitant les doutes sur la solidité de l’écosystème Cenaro et la probité de certains de ses dirigeants.
La mise en place de systèmes de commissionnement sur les levées de fonds semble avoir coûté plus d’énergie aux dirigeants que la gestion des chantiers et la livraison des résidences clefs en main à leurs acquéreurs. Cenaro apparaît à ce titre davantage comme une fabrique à commissions profitant à une myriade d’intermédiaires que comme un acteur de l’immobilier résidentiel. «Les family offices ayant conseillé à leurs clients de mettre de la dette Cenaro dans leurs portefeuilles n’ont pas été très regardants sur la solidité des produits», déplore une gestionnaire de fortune proche du dossier. Selon ses affirmations, les commissions des family offices auraient été de 3%.
Christophe Chevallier en première ligne
Christophe Chevallier, fondateur du groupe et signataire des actes officiels à la fois comme acheteur des terrains, vendeur, créancier hypothécaire, émetteur des obligations, prêteur et emprunteur, ne porte pas à lui seul la responsabilité de l’affaire. Il est d’ailleurs le dernier dirigeant à être resté dans le navire en perdition. Ses autres associés l’ont lâché lorsque les premiers ennuis ont commencé. En première ligne, Chevallier essuie des insultes et des menaces quotidiennes tant des acquéreurs que des investisseurs, au point que le dirigeant a dû recruter un garde du corps, avant de devoir s’en séparer récemment, faute de pouvoir le payer. «Petit Madoff, tu vas crever», lui aurait écrit un des ses détracteurs dans un message anonyme.
Un de ses associés, Arnaud Emmenecker, un ressortissant français longtemps domicilié à Dubaï et désormais à Vienne, a été gérant de fait de la société de titrisation Cenaro Capital et son actionnaire à hauteur de 40%. Il a supervisé toutes les opérations financières, de la levée de fonds aux actes notariés préparatoires. On retrouve son nom dans la société de consultance «Solnadika» (désormais «GD Real Estate Recovery») qui encaissait des commissions sur les émissions obligataires tout en étant dans le capital de Cenaro Group. Selon les informations de Reporter.lu, Arnaud Emmenecker aurait encaissé entre 4 et 6 millions d’euros de commissions.
Le rôle de la société suisse «WK Capital» dans les montages financiers ne manque pas d’interpeller: à la fois représentant de l’ensemble des investisseurs, actionnaire minoritaire de Cenaro et bénéficiaire d’importantes commissions sur les levées de fonds. En quatre ans, WK Capital aurait touché entre 10 et 13 millions d’euros, assure un proche du dossier.
Le sauveur russe fait défaut
Un autre associé minoritaire (9% du capital qui lui a été attribué à titre gratuit par son employeur Cenaro Group), Nicolas Kadri, a été l’un des principaux leveurs de fonds auprès des investisseurs et intermédiaires financiers. Il a notamment prospecté auprès d’investisseurs russes pour, entre autres, leur proposer des produits «Cenaro». Un document provenant d’une fuite d’informations bancaires en Russie fait état du projet de constitution d’un fonds alternatif immobilier du nom de «Real One Capital Partners». Le fonds devait proposer, entre autres, des investissements en Europe, un projet immobilier de 30 maisons et 5 immeubles (4.000 m2) à Steinfort, à développer par Cenaro Group. Nicolas Kadri devait faire partie de l’équipée gérant le fonds, avec 7 autres professionnels aguerris de la place financière. Le projet ne s’est pas fait.

Selon nos informations, Nicolas Kadri a également ramené le fonds alternatif «FFF Fund 1» qui a investi plus de 10 millions d’euros dans Cenaro. Le fonds fut présenté jusqu’à l’automne dernier comme un des sauveurs du groupe immobilier, qui allait injecter de l’argent frais dans le capital de la société mère et dans un grand projet immobilier. La promesse ne s’est pas réalisée. Les relations entre Cenaro et FFF ont mal tourné. Dans un document consulté par Reporter.lu, FFF Fund 1 a enjoint le 13 janvier dernier la maison mère et d’autres entités dont GD Real Estate Recovery, à rembourser un prêt de 8,5 millions, sans les intérêts, consenti en novembre 2021. Les dirigeants du fonds reprochent à leurs débiteurs des violations des conditions du contrat de prêt, notamment pour défaut de publication des comptes consolidés audités.
L’homme d’affaires russo-britannique Gleb Fetisov, domicilié à Chypre, serait le bénéficiaire effectif du fonds, selon plusieurs sources proches du dossier. Sa fortune est évaluée par «Forbes» à 1,15 milliard d’euros. Son nom figurait sur la liste noire des oligarques russes éditée par le Trésor américain en 2018. Au-delà des responsabilités présumées des dirigeants et des intermédiaires, des questions se posent sur la destination de l’argent, s’il en reste.
Une source proche du dossier évoque la porosité entre les différentes sociétés du même groupe qui n’a pas publié de comptes consolidés audités en 2021. Une société de titrisation doit observer un strict compartimentage de ses opérations financières et de l’affectation des fonds en fonction des projets immobiliers. L’absence de comptes audités à jour et avec le visa d’un réviseur d’entreprise jette le doute sur la gouvernance de Cenaro Capital.
Une salve de plaintes
Les révélations de Reporter.lu sur les difficultés financières du groupe face à un marché immobilier atone ont provoqué la panique des investisseurs. Certains ont demandé, via des mises en demeure, le rachat anticipé de leur créance. Face au silence radio observé par les dirigeants, les premières plaintes ont été adressées au Procureur d’Etat en décembre. Le parquet n’a pas traîné pour ouvrir une information judiciaire puis transmettre le dossier à un juge d’instruction.
J’ai cru légitimement que l’investissement était sérieux et sûr.“Un investisseur portant plainte
Reporter.lu a pris connaissance de quatre plaintes d’investisseurs. D’autres procédures sont encore dans les tuyaux, mais les avocats hésitent encore entre des recours devant les juridictions civiles et des plaintes pénales, qui bloqueraient les procédures civiles. Le dossier rebondit au-delà des frontières du Grand-Duché. Un avocat du barreau de Bruxelles a été saisi d’un dossier à la demande d’investisseurs belges.
L’avocate Karine Vilret n’a pas tergiversé entre procédure civile et pénale. Elle a été la première à ouvrir, à la veille de Noël, la salve des plaintes pour le compte de clients privés et institutionnels, ce qu’elle confirme sans pour autant vouloir s’étendre sur leur consistance, en raison du secret professionnel. Sa consœur Lydie Lorang a également saisi le parquet pour le compte de ressortissants français résidant au Luxembourg. Les clients soupçonnent eux aussi Cenaro de fraudes, escroquerie et abus de biens sociaux. L’avocate n’a pas non plus souhaité fournir d’informations.
Un plaignant a toutefois accepté de témoigner à la rédaction, sous couvert d’anonymat, sur les raisons qui l’ont amené à saisir la justice. «J’ai cru légitimement que l’investissement était sérieux et sûr», fait-il valoir en détaillant les garanties que l’émetteur avait adossées aux obligations.
Double financement
Le projet de résidences à Gasperich («Cenaro 120 Mühlenweg») dans lequel il a placé une partie de ses économies soulève de nombreuses questions, étayées par la plainte. A commencer par son double financement: en octobre 2020, un premier emprunt de 3,1 millions d’euros est lancé avec un taux de 10%. Il aurait dû être remboursé le 14 octobre dernier. Une seconde obligation est émise en juillet 2021 pour 4 millions d’euros.
Le terrain de 3,65 ares sur lequel trois immeubles collectifs sont en construction, fut acquis pour 2,18 millions d’euros en juin 2019 par «Cenaro 120 Mühlenweg» et affecté à la même date en hypothèque en faveur de Cenaro Capital en garantie d’un prêt de 2,75 millions d’euros (3,41 millions avec les intérêts). Le 30 juillet 2021, deux actes sont passés chez le notaire Jean-Paul Meyers pour la revente des trois lots. Deux parcelles sont acquises par «Luximmo Gasperich 1» pour 2,015 millions d’euros et la troisième par «Luximmo Gasperich 2» pour 882.500 euros. Derrière ces deux structures se trouvent Cenaro Group et «Ceninvest», dans le capital duquel figurent directement ou indirectement Christophe Chevallier et Solnadika, la société d’Arnaud Emmenecker. «D’où proviennent les fonds ayant permis aux deux sociétés acquéreuses de racheter les lots?», interroge le souscripteur.
Deux autres projets à Belair, actuellement à l’arrêt et financés par de la dette privée, suscitent également des interrogations: «Des reventes de terrains ou de projets seraient réalisées entre des sociétés du groupe sans que l’on sache d’où proviennent les fonds permettant ces rachats», souligne la plainte de l’investisseur. Des questions se posent en effet sur le sens de certaines opérations et transferts de terrains et hypothèques d’une société à l’autre et qui auraient réduit à néant, ou pour le moins dilué, les garanties données aux investisseurs.
La plainte évoque un «faisceau concordant d’indices pouvant démontrer des opérations frauduleuses au niveau de Cenaro Group et Cenaro Capital au détriment des souscripteurs d’obligations, ces opérations potentiellement frauduleuses étant potentiellement qualifiables d’abus de biens sociaux, sinon d’abus de confiance, escroquerie et blanchiment».
Le dossier Cenaro pourrait hanter longtemps les journées des enquêteurs judiciaires qui commencent seulement leurs investigations.
Reporter.lu poursuit son enquête sur le groupe Cenaro. Si vous avez des informations à ce sujet, vous pouvez nous contacter (recherche@reporter.lu). Toutes les informations sont soumises à la protection des sources.
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