Le groupe «Cenaro» voulait révolutionner le marché immobilier en le livrant à la finance non régulée et aux investisseurs professionnels. Les années Covid ont compromis ses plans. La société de titrisation a demandé des moratoires sur des dettes. Les investisseurs s’inquiètent.
Au 120 rue Muhlenweg à Gasperich, après une longue pause, les travaux de construction ont repris en octobre. Derrière une palissade marquée du nom de «Cenaro», la société de promotion, quelques ouvriers s’activent sur le chantier d’une résidence à six appartements. Selon un prospectus de Cenaro datant de 2019, les logements de 100 m2 ont été proposés à la vente en état futur d’achèvement à 1,1 million d’euros l’unité. La résidence se trouve à quelques mètres des maisons du Sauerwiss construites dans les années 1990 par le Fonds du logement. Le quartier autrefois populaire s’est gentrifié. Les prix au mètre carré mettent le logement dans la capitale hors de portée de citoyens ordinaires et les jettent parfois hors des frontières.
Le projet du Muhlenweg témoigne surtout, au-delà des prix, de l’évolution du secteur immobilier résidentiel luxembourgeois devenu un marché hautement spéculatif. Car, pour lancer les travaux, Cenaro a fait appel au marché des capitaux au travers d’opérations peu ordinaires dans l’immobilier résidentiel local, la titrisation. Pour schématiser, le groupe a mis le monde non régulé du «shadow banking» au service de l’habitat luxembourgeois et livré ce marché aux mains d’investisseurs professionnels en quête de hauts rendements. Ce qui ne favorise pas une normalisation des prix du mètre carré.
Retour sur investissement
Le circuit conventionnel veut qu’un promoteur porte lui-même le risque de ses projets en les finançant, soit sur ses fonds propres, soit à travers des prêts bancaires et qu’il apporte dans le même temps des garanties d’achèvement des travaux aux acheteurs et futurs occupants des logements. Les apports de ces derniers se font en fonction des étapes de la construction. Dans le scénario de Cenaro, le risque est porté par les obligataires. C’est pourquoi, ils le font payer cher et qu’ils en attendent en retour des rendements élevés.
C’était le jackpot. Lorsqu’une émission privée était lancée, nous devions réagir vite, car tout le monde se battait pour profiter de ces taux exceptionnels.“Un opérateur du secteur financier
Ce n’est pas un hasard si son fondateur et dirigeant Christophe Chevallier, issu de la finance, se vantait de vouloir révolutionner le secteur immobilier luxembourgeois en faisant prépayer les projets de résidence clef en main par de la dette.
Les banques, les compagnies d’assurance et les fonds de pension se sont bousculés pour souscrire les obligations privées à échéances courtes (24 mois généralement) lancées sur le marché, attirés par des promesses de taux d’intérêt de 10% par an, voire 12% en 2019, à l’heure où les taux d’intérêt offerts par les banques centrales étaient négatifs.
«C’était le jackpot. Lorsqu’une émission privée était lancée, nous devions réagir vite, car tout le monde se battait pour profiter de ces taux exceptionnels», raconte un professionnel du secteur financier contacté par Reporter.lu.
«Cenaro Capital», société de titrisation, a ainsi lancé sur le marché une trentaine de projets résidentiels portant sur 234 logements répartis dans tout le Grand-Duché pour un montant de 210 millions d’euros, selon un document du groupe datant de mars 2022. Pour chacun des projets, un véhicule spécial a été mis en place en vue de la collecte d’argent frais auprès des investisseurs professionnels. En tapant le mot clef «Cenaro» dans le registre de commerce et des sociétés, des dizaines de structures apparaissent.
«La synergie c’est: 1+1 =3»
La particularité du groupe, lorsqu’il a démarré ses activités en 2018, a été d’acheter en propriété des projets autorisés avec un nombre réduit de logements (10 à 15 unités) pouvant être vendus en intégralité la première année du lancement. Il s’agissait surtout de sortir du cash rapidement. «Nous nous focalisons sur la réalisation de projets permettant de respecter des cycles courts», expliquait en juillet 2020 son dirigeant Christophe Chevallier dans une interview à «Premium», le magazine auto-proclamé «des gentlemen extraordinaires». Il y détaillait aussi ses objectifs «de parvenir à disposer d’une structure intégrée permettant de gérer les projets de A à Z, de l’origination à la livraison».
Le modèle d’intégration – les promoteurs comme Flavio Becca ou Nico Arend font la même chose – a démarré avec une agence immobilière et s’est poursuivi par les créations de «Ceninvest», présentée comme «une boutique d’investissement immobilier» et «Cenaro Design» offrant des services d’aménagement intérieur. Récemment, le groupe a racheté une entreprise de construction en faillite, employant une soixantaine de personnes, selon le dirigeant. «Pour moi, la synergie c’est: 1+1 =3», racontait-il au magazine.

En 2021, les projets s’enchaînent à Beggen, au Kirchberg, à Belair, en passant par le Findel, Wiltz et Schifflange. Les émissions obligataires se succèdent au même rythme pour financer les chantiers. Les acheteurs finaux suivent la trajectoire ascendante et réservent les logements en vente en état futur d’achèvement. Les brochures publicitaires de Cenaro, consultées par Reporter.lu, évoquent des taux de réservation entre 80 et 100%. Le groupe s’y présente comme l’un des cinq premiers acteurs de la vente en état futur d’achèvement au Luxembourg.
Les investisseurs sont rassurés lorsqu’une première opération de 11 appartements à Godbrange (offrant alors un taux de 12% par an sur 24 mois) est bouclée, qu’ils ont touché régulièrement leurs coupons et ont été, in fine, remboursés dans les délais.
La documentation d’une opération de titrisation portant sur 12,5 millions sur une résidence à 15 appartements rue Nicolas Braunshausen à Belair table sur une marge opérationnelle bénéficiaire (EBITDA) de 18,31%. Toujours à Belair, aux 53 et 55 rue Théodore Eberhard, le promoteur tablait dans un prospectus de 2019 sur un taux de marge de 13% sur la vente des appartements haut de gamme. Le chantier tourne depuis des semaines au ralenti.
Gestion chaotique et improvisée
Boulimique aussi à l’international, Chevallier développe des projets en France et au Portugal. Dans la région de Porto, Cenaro Capital lance en janvier 2022 une émission de 17 millions d’euros, à maturité de deux ans et un taux à 15%, pour financer un ambitieux complexe résidentiel pour personnes âgées. A Bormes-les-Mimosas, dans le Sud de la France, une obligation privée de 2 millions d’euros est émise en avril 2022 pour la réalisation d’une résidence à 18 appartements.
Vous n’avez pas fini d’entendre parler du groupe Cenaro.“Christophe Chevallier, CEO
L’hyperactivité du nouveau venu dans la promotion immobilière produit des ratés. L’intendance ne suit pas face à un trop grand nombre de chantiers. Les méthodes du promoteur suscitent la controverse jusqu’à le conduire devant un tribunal correctionnel début novembre pour sa responsabilité dans l’arrachage sans autorisation d’arbres cinquantenaires et le dépôt sauvage de déchets dans le verger contigu au chantier d’une résidence à Steinsel. Prévenu, Christophe Chevallier est acquitté, mais pas sa société condamnée le 17 novembre dernier à une amende correctionnelle de 7.500 euros.
Le procès de Cenaro et de son dirigeant devant le tribunal correctionnel a révélé les défaillances du promoteur sur le plan du suivi technique des chantiers, aussi chaotique qu’improvisé. La direction technique de la société fut assurée à ses débuts par un entrepreneur en construction qui se verra offrir gracieusement une participation de 5% dans «Cenaro Promotion». «Je n’ai jamais travaillé comme salarié. La société avait besoin de mon autorisation», explique l’intéressé dans un entretien à Reporter.lu. L’homme a arrêté de travailler en décembre 2020 et a cédé sa participation – dont il ne se souvenait d’ailleurs plus – au printemps 2021. Ses successeurs à la direction technique n’ont pas fait non plus une longue carrière dans l’entreprise.
Un second cycle de croissance qui tarde
Christophe Chevallier voyait le marché du logement luxembourgeois comme un eldorado pour faire de l’argent facile et en faire gagner aussi facilement à ses clients investisseurs. Il tablait sur une reprise rapide de l’économie post-Covid et un rattrapage «à court terme». Le dirigeant annonçait son intention d’ouvrir le capital de son groupe à un investisseur institutionnel pour «lancer un second cycle de croissance». «Vous n’avez pas fini d’entendre parler du groupe Cenaro», pronostiquait-t-il à l’été 2020.
Deux ans et demi plus tard, avec une inflation galopante sur les prix des matériaux de construction, des taux d’intérêt à la hausse qui plombent les achats immobiliers, le mystérieux investisseur institutionnel se fait toujours attendre pour renflouer la trésorerie. Certains chantiers sont en stand-by ou tournent au ralenti comme à Gasperich, où les logements auraient dû être livrés au 2e trimestre 2021.
Interrogé par Reporter.lu sur le nombre de projets en retard de livraison, Cenaro n’a pas répondu à nos sollicitations, tout en admettant que la situation économique et ses conséquences sur les prix à la construction ont eu «un impact inéluctable sur les délais de livraison». La rédaction n’a pas été en mesure de contacter des acheteurs finaux de biens pour connaître leur réaction face aux retards de livraison de leurs appartements et maisons achetés sur plans.

Les aléas qui s’accumulent mettent en tout cas à rude épreuve la patience des investisseurs, plus bruyants que les acheteurs. La confiance de certains investisseurs dans l’émetteur s’est en effet dégradée à l’été dernier lorsque l’émetteur a repoussé une première fois de trois mois le remboursement du principal d’une obligation venant à échéance en juillet. Il s’agissait de 1,054 million d’euros.
Le 17 octobre, alors que de nouvelles échéances de remboursement se profilaient, la société de titrisation demande un moratoire sur une série d’émissions. Une communication relayée par les banques à leurs clients, consultée par Reporter.lu, mentionne une restructuration du groupe et une optimisation de ses coûts de production, dit son intention de nettoyer son bilan en vendant des actifs et parle, sans fournir son nom, de la venue d’un investisseur institutionnel majeur dans son capital, prêt à racheter la dette et la convertir en action. «Nous sommes en train de revoir notre stratégie investisseurs et des discussions sont en cours avec chacun d’entre eux», fait savoir Christophe Chevallier à Reporter.lu.
Ce mercredi, un autre coup dur a été asséné à la société de titrisation par «WK Capital Markets», une société suisse chargée de représenter la masse des obligataires (mais actionnaire minoritaire du groupe). Le représentant des obligataires organise un vote, entre le 30 novembre et le 16 décembre prochain auprès des détenteurs d’une obligation de 8 millions d’euros destinés à un projet de résidence à Bonnevoie. Les porteurs diront, à l’issue de la consultation, s’ils rejettent ou non le moratoire sur un coupon de 400.000 euros que l’émetteur n’a pas pu honorer. De lourdes pénalités sont prévues dans les contrats en cas de défaut de paiement. Pour Cenaro, cela pourrait signifier le coup de grâce.
Sommation avant assignation
En mai dernier, à l’issue d’une assemblée générale extraordinaire, «Cenaro Group» a fait entrer comme observateur un financier russe du nom de Serge Volchenkov. Les statuts de la société mentionnent également le nom du fonds alternatif «FFF Fund SCSP» basé à Luxembourg, mais Chevallier assure qu’il ne s’agit pas du mystérieux investisseur intéressé au rachat de son groupe.
Le dirigeant se veut confiant dans un sursaut du marché immobilier résidentiel qui devrait relancer les ventes de ses résidences en chantier au cours des six prochains mois. Dans l’immédiat, il doit faire face aux inquiétudes des investisseurs sur ses capacités de remboursement, son endettement, le peu de transparence sur ses comptes et les changements des banques dépositaires.
Selon les informations de Reporter.lu, un assureur et une société de gestion ayant souscrit des produits Cenaro sur le marché non régulé des capitaux ont lancé il y a quelques jours une mise en demeure pour récupérer leur mise de fonds. En octobre, peu avant l’annonce du moratoire, un avocat du barreau de Bruxelles mandaté par WK sommait Cenaro Capital de verser plus d’un million d’euros avant le 22 octobre dernier et menaçait d’assigner la société de titrisation en cas de non-paiement.
Les investisseurs s’interrogent aussi sur le niveau d’endettement du groupe et sur le rôle effectif de sociétés de consultance, ayant des adresses à Dubaï et à Luxembourg, qui ont été généreusement commissionnées dans les opérations de titrisation. L’une d’elle, «Solnadika Capital», montre des liens avec Christophe Chevallier et son associé français Arnaud Emmenecker. Son changement de nom et le choix de la nouvelle appellation, il y a quelques jours, en «GD Real Estate Recovery», inspirent une confiance toute relative aux investisseurs.
D’autant que ni Cenaro Group, la maison mère, ni la société de titrisation Cenaro Capital, ni aucun des véhicules spéciaux constitués pour chaque projet de résidence n’ont publié de bilan pour l’exercice 2021, en violation avec la règlementation luxembourgeoise. Christophe Chevallier assure vis-à-vis de Reporter.lu que les comptes sociaux sont en cours de finalisation et qu’ils seront publiés «très prochainement» par sa fiduciaire.
Reporter.lu poursuit son enquête sur le groupe Cenaro. Si vous avez des informations à ce sujet, vous pouvez nous contacter (recherche@reporter.lu). Toutes les informations sont soumises à la protection des sources.