Les mesures d’aides exceptionnelles permettent d’éviter le pire à court terme pour la scène culturelle, frappée de plein fouet par la crise du Covid-19. Alors que la réouverture s’amorce, il faut s’interroger sur les leçons à tirer pour le Plan de développement culturel. Analyse.
«La scène de la danse contemporaine ne redémarrera pas comme avant. C’est certain». Pour le directeur du Centre de Création Chorégraphique du Luxembourg, Bernard Baumgarten, la pandémie du Covid-19 marque clairement une rupture. Pas question d’évacuer la crise sans en avoir tiré les enseignements et réfléchi à de nouveaux modes de production et de diffusion de la création. Il se fait l’écho d’une scène internationale des arts de la scène où les discussions vont bon train pour imaginer le monde d’après. C’est tout un écosystème artistique qu’il s’agit de repenser. Il a été poussé jusqu’à l’absurde: entre surproduction, précarisation des professionnels et autisme environnemental.
Dans une lettre ouverte envoyée le 23 avril à la ministre de la Culture Sam Tanson, les dirigeants de sept institutions culturelles majeures du pays – de la Philharmonie à la Rockhal en passant par le Mudam, les Rotondes, Neimënster, le Casino Luxembourg et le TNL – appellent aussi à la réflexion. «Quelle sera notre société de demain ? (…) C’est ici que la culture peut et doit entrer dans le jeu. Elle doit imaginer l’avenir», peut-on lire. Un discours qui reste encore très vague.
Gestion de crise
Pour l’heure, le débat n’est pas à l’ordre du jour. La crise vient frapper un secteur fortement précarisé. Avant la fin du monde, on pense à la fin du mois, pour reprendre la fameuse expression des Gilets jaunes français.
Une rencontre était prévue en avril au Kinneksbond sur la question de l’impact environnemental de la Culture, après la création de la pièce «Robert(s)» par la jeune compagnie Les FreReBri(des). La réunion n’a pas eu lieu. Les troisièmes Assises culturelles, qui devaient se tenir le 29 juin, ont été suspendues, «faute de temps pour les préparer», dit le Premier conseiller du ministère de la Culture, Jo Kox, qui «joue aux pompiers».
D’après ses estimations, 985 manifestations culturelles soutenues par des subsides publics ont été, ou seront annulées ou reportées entre le 16 mars et fin septembre. Cela inclut des spectacles, des participations à des festivals, des résidences d’artiste ou encore des ateliers de formation. Les événements organisés par le secteur privé ne figurent pas dans ce total. La scène culturelle tournait à haut régime et s’est retrouvée du jour au lendemain dans le coma.
Dès le 17 mars, un certain nombre de mesures d’urgence ont été prises. La législation relative au statut des artistes indépendants et des intermittents a été adaptée afin de prendre en compte les événements exceptionnels. Les professionnels qui ne bénéficiaient pas de ce statut ont été invités à le solliciter. Neuf «projets artistiques confinés» ont été soutenus pour une enveloppe globale de 70.000 euros.
Relance progressive
Après deux mois de confinement, la stratégie est de relancer progressivement le secteur. Les premières institutions culturelles ont rouvert leurs portes le 11 mai sous conditions sanitaires draconiennes. Cela concerne les musées, bibliothèques, centres de documentation et d’archivage. Des plans sont à l’étude pour permettre aux professionnels des arts vivants de retrouver la scène et le public. Du fait des incertitudes liées à la pandémie, les programmes des institutions culturelles pour la prochaine saison ne devraient toutefois pas être publiés avant le mois de septembre.
«Pour l’instant, on est dans la gestion de crise», confirme Yasin Özen, le coordinateur de l’Union luxembourgeoise des associations du secteur culturel. Ce groupement est né de la crise pour faciliter la communication entre les professionnels – artistes plasticiens, musiciens, acteurs, danseurs, professionnels du spectacle vivant, techniciens – et le ministère de la Culture.
525 professionnels de la scène culturelle ont été invités à s’exprimer par sondage sur leur situation. Sur les 247 personnes qui ont répondu, 197 indiquent avoir un ou plusieurs projets annulés ou reportés du fait de la pandémie. Pour le secteur de la musique par exemple, le directeur de l’agence MusicLX, Giovanni Trono, indique qu’environ 350 dates de concert à l’agenda de 60 musiciens ont été annulées, ce qui représente pour eux un manque à gagner d’environ 340.000 euros.
Une valeur ajoutée sous-estimée
La pandémie du Covid-19 est venue percuter la scène culturelle à trois niveaux. Dans sa capacité de production. Dans sa relation avec le public. Dans ses ambitions internationales. Ces différents points font partie du Plan de développement culturel («Kulturentwicklungsplan», dit KEP) finalisé en septembre 2018 et qui aurait dû être rediscuté lors des prochaines Assises en juin.
Cela aurait été l’occasion de mesurer le chemin parcouru sous l’impulsion de la nouvelle ministre de la Culture pour renforcer le secteur créatif. Ces efforts expliquent la relation de confiance entre Sam Tanson et les professionnels, mais aussi le fait que la scène culturelle luxembourgeoise s’en sort relativement moins mal que d’autres. La ministre de tutelle s’est engagée à mener le débat sur la réforme du statut des artistes et intermittents lorsque la crise sera passée. Elle sera attendue au tournant.
D’autres points restent ouverts. Comme le fameux «cadre déontologique» appelé de ses vœux par la ministre au début de son mandat. En cette période d’annulation ou de report de projets, tous les artistes n’ont pas été logés à la même enseigne. La Theater Federatioun a recensé les différents modes opératoires. Reste à voir si cela accélèrera la finalisation du guide des «Best practices», en discussion depuis plusieurs mois pour mieux encadrer les contrats liant les professionnels des arts vivants et leurs employeurs.
La crise questionne aussi la présence des artistes luxembourgeois sur les médias digitaux. C’est l’une des grandes révélations liées à la pandémie. Faute de scène, les artistes et institutions culturelles se sont massivement reportés sur internet en utilisant les réseaux sociaux comme caisse de résonance. L’occasion pour beaucoup de spectateurs ou d’auditeurs de découvrir un univers insoupçonné.
Le phénomène sera-t-il durable ou éphémère? L’avenir le dira. Mais cela prête à débat. En premier lieu concernant les droits d’auteur des artistes. Depuis deux mois, le public vit en open-bar et les géants d’internet, qui ne paient pas de copyright, sont les grands gagnants de la pandémie. Mais in fine, ce sont les artistes qui vont avoir la gueule de bois. Leur valeur ajoutée artistique n’y est pas ou peu valorisée. Impossible de tenir très longtemps dans ces conditions, a fortiori au Luxembourg où le coût de la vie a déjà fait fuir bon nombre d’entre-eux.
Développer la stratégie digitale
L’autre questionnement porte sur la qualité de l’offre digitale. Cette crise est arrivée sans prévenir et les propositions, nées dans l’urgence, sont de qualité inégale. Mais elles ont le mérite d’avoir été portées par un élan du cœur, dans une période qui, plus que jamais, appelle à recréer du lien.
Ce n’est donc pas tant cette réponse conjoncturelle que l’environnement structurel de l’offre digitale qu’il faut interroger. L’ancien ministre de la Culture, Xavier Bettel, avait présenté sa «Stratégie culturelle numérique» lors d’une conférence de presse de fin de mandat en juin 2018. La question apparaît dans plusieurs chapitres du KEP, sans avoir suscité de débat à cette même époque.
La crise que nous traversons appelle trois observations. D’une part, les arts de la scène sont totalement exclus de la stratégie numérique culturelle. Or, loin de voir l’offre digitale comme une concurrence du spectacle vivant, certaines initiatives – comme celle du collectif de la Volleksbühn – soulignent le potentiel créatif qui peut naître de leur rencontre.
Et puis, il serait utile de réfléchir à la documentation audio-visuelle du patrimoine des arts de la scène. Les contraintes sanitaires et écologiques vont probablement déplacer sur des plates-formes en ligne une partie des festivals artistiques, où les professionnels font leur «marché». La qualité des captations y jouera un rôle accru.
Enfin, les musées ou archives ont surtout focalisé leur stratégie digitale sur la – colossale – partie immergée du travail, à savoir la digitalisation de leurs fonds. Mais on a pu voir que le saut quantique est loin d’avoir été franchi pour une médiatisation attractive vis-à-vis du public. Encore faut-il avoir la vision, les ressources et les compétences pour aller plus loin.
Quid de la stratégie d’export?
Finalement, la pandémie fait planer un gros point d’interrogation sur la stratégie d’export des artistes luxembourgeois, pierre angulaire du futur Art Council et question vitale dans un pays de la taille du Luxembourg. Les frontières qui se sont refermées avec la diffusion du virus vont finir par se rouvrir.
Mais jusqu’où et pour combien de temps? Peut-on envisager dans ces conditions de mettre sur pied des coproductions transfrontalières, des résidences à l’étranger ou des tournées internationales, avec le risque de voir les efforts réduits à néant du jour au lendemain? L’incertitude sera un sérieux frein au développement de projets internationaux dans les mois, voire les années à venir.
A cela s’ajoute le repli sur soi engendré par la crise qui va frapper l’économie mondiale. Les moyens budgétaires réduits seront alloués en priorité aux institutions culturelles nationales, pas aux projets transfrontaliers.
Enfin, l’urgence climatique impose de s’interroger sur le nomadisme de la création internationale qui, au nom de l’échange des cultures, a parfois perdu tout sens pour s’enfoncer dans une pure logique productiviste. Le Covid-19 sera peut-être l’antidote à la schizophrénie de certains discours artistiques.
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