L’Etat avait des vues sur un grand immeuble à Hamm détenu par un fonds d’investissement spécialisé. Le ministère de la Santé devait y prendre ses quartiers. La transaction a échoué en raison d’un conflit entre actionnaires du fonds qui s’accusent de fraude.
Les fonds d’investissements spécialisés (FIS) dans l’immobilier ont été triplement problématiques pour l’Etat qui les a pourtant mis en place. D’abord parce que leur imposition a été presque inexistante jusqu’à la fin de l’année dernière. Ensuite parce que les administrations publiques ont été des occupants de prédilection des bâtiments en portefeuille de ces FIS. Enfin parce que les mêmes administrations ne se sont pas toujours montrées regardantes sur les prix à la location et à la vente de leurs bureaux et qu’elles ont elles-mêmes profité du système.
Les déconvenues de «Greenfinch Global Invest Fund» (GGIF) en justice, sur fond de conflit entre actionnaires issus de bonnes familles luxembourgeoises, éclairent sur ces errements du marché immobilier luxembourgeois.
Le FIS Greenfinch est actuellement, comme presque tous les fonds immobiliers similaires investis au Luxembourg, en phase de décomposition. Les modifications apportées depuis le 1er janvier 2021 à leur régime fiscal – introduction d’une taxe de 20% sur les revenus et plus-values de cession – le forcent à restructurer son portefeuille. Ses actifs immobiliers ont été valorisés à 431 millions d’euros fin 2019. Le bilan 2020 n’a pas encore été publié.
Fils de bonnes familles
Bien que discret si on le compare au très médiatique fonds «Olos», GGIF est devenu une référence du marché de bureaux dans la capitale. Des fils de bonnes familles et des personnalités influentes de la vie économique se côtoient dans son actionnariat: Kindy Fritsch, petit-fils de Paul Leesch, fondateur du groupe «Cactus», dirige la société de gestion du FIS en même temps qu’il siège à son conseil d’administration. Olivier Assa, un des dirigeants et actionnaires jusqu’à récemment du gérant de fortune «Almagest» et fils de l’industriel Marc Assa, et Romain Bontemps, expert-comptable qui a dirigé jusqu’en 2019 la fiduciaire «Grant Thornton» en ont été les administrateurs. Ils ont jeté l’éponge suite à des brouilles. Les associés d’hier sont devenus aujourd’hui les pires ennemis.
Les similitudes avec Olos, terrain de bataille entre les promoteurs Flavio Becca et Eric Lux, se poursuivent jusque dans les rivalités qui opposent leurs actionnaires respectifs pour le contrôle du patrimoine foncier. Le terrain de bataille pour Greenfinch se situe en périphérie de la capitale, à Hamm, devenu en moins d’une décennie le nouveau centre névralgique des administrations luxembourgeoises. La Police judiciaire, l’ADEM, le ministère de la Famille et plus récemment la direction de la Santé y ont entre autres pris leurs quartiers.
Le ministère de la Santé était à deux doigts de s’y installer avant que sa titulaire socialiste Paulette Lenert ne se ravise en raison d’un conflit entre associés qui a rebondi devant la justice. Les services de la ministre ont dû se résigner à occuper d’ici 2022 un immeuble de la Cloche d’Or, racheté par l’Etat au promoteur Flavio Becca. Cette acquisition a été sujet à controverse en raison du rôle de l’ancien Vice-Premier ministre Etienne Schneider (LSAP) dans les négociations avec Becca.
Connivences
La discorde autour des actifs du portefeuille de Greenfinch montre les coulisses d’un monde où tous les coups semblent permis pour valoriser les immeubles, au plus bas lors de leur acquisition et au plus haut lors de leur cession, surtout lorsque l’acheteur s’appelle l’Etat. Le tout avec la connivence des firmes en charge des évaluations immobilières et avec en toile de fond une taxation des transactions qui fut jusqu’au 31 décembre 2020 plus que symbolique (une taxe d’abonnement à 0,01% sur les actifs).
L’entente entre les associés du FIS a été de courte durée. Constitué en juin 2014, les premières fissures apparaissent fin 2015, après le transfert controversé du compartiment 2 du fonds au compartiment 1 du même fonds – mais pas des mêmes actionnaires – de l’immeuble «Eoipso Property» situé 20, rue de Bitbourg à Hamm. Le même bâtiment que l’Etat envisageait d’acheter de seconde main pour y relocaliser le ministère de la Santé en 2022.
Les démarches en vue de la cession de l’immeuble d’un compartiment vers l’autre ont été entreprises dans une certaine précipitation (…) pendant la période de fin d’année alors qu’il n’y avait aucune urgence à délibérer sur cette question.“Tribunal de commerce, 20 novembre 2020
Acquis en octobre 2014 pour un coût total de 12,6 millions d’euros et logé dans un des compartiments de Greenfinch, l’immeuble de quatre étages et 37 parkings a été financé à hauteur de 10 millions d’euros par un crédit bancaire garanti par une hypothèque par la succursale luxembourgeoise de «Bank of China Limited». La fiduciaire «Grant Thornton Weber & Bontemps» en a occupé deux étages comme locataire pour un bail de 9 ans prenant effet au 1er novembre 2015. Son contrat de bail prévoyait en outre un droit de priorité pour les autres surfaces, soit deux étages. Les promesses et engagements ont toutefois volé en éclats devant les besoins pantagruéliques des administrations publiques en surfaces de bureaux.
Valorisé à 29,4 millions, vendu à 15,8 millions
La Police grand-ducale s’intéresse d’abord à cette moitié d’immeuble. En octobre 2014, des négociations sont ouvertes en vue d’un contrat de location assorti d’une convention d’achat de tout le bâtiment au bout de six ans. Le ministre de tutelle d’alors s’appelle Etienne Schneider. Les négociations échouent en raison du prix. A l’époque, l’immeuble est évalué par le conseil d’administration à 29,413 millions d’euros, sur base d’une location de 100% des surfaces.
Le 30 décembre 2015, une assemblée générale du compartiment 2, tenue dans l’urgence, acte la vente de l’immeuble, qui est son unique actif, pour 15,885 millions d’euros. La valorisation est signée par «Jones Lang Lassalle». Elle est bien loin de la valorisation réalisée un an plus tôt, mais elle s’appuie sur un bâtiment loué seulement à la moitié de ses capacités. «Deloitte» a également produit un rapport sur l’apport d’Eoipso Property passé aux mains du compartiment 1. L’opération a permis de mettre sur la touche, Franck Sertic, un des actionnaires à 25% du compartiment 2, qui n’a pas de participation dans le compartiment 1. L’homme s’était montré réticent à participer à un appel de fonds de 40 millions d’euros en vue de la diversification des actifs. Une clause imposait une obligation de diversification avant le mois de juin 2017. Il n’y avait donc aucune urgence à le faire à la veille du nouvel an 2016.
Absent de l’AG, Sertic accuse de «collusion frauduleuse» et d’abus de majorité les actionnaires majoritaires du compartiment 2, «à savoir Kindy Fritsch et Octogone Invest SCSp, c’est-à-dire le groupe Grant Thorton». Ces derniers détiennent 75% des parts.
Machination
La vente de l’immeuble s’est faite en catimini en «usant de manœuvres abusives et déloyales». De surcroît, le changement de propriété n’avait pas été inscrit à l’ordre du jour de l’AG.
En juin 2016, Franck Sertic assigne les associés du FIS devant le tribunal de commerce et demande l’annulation du transfert «pour fraude manifeste». Il n’y aurait pas eu de contre-expertise pour évaluer le bâtiment, ni de mise en concurrence d’acheteurs potentiels pour en tirer un meilleur prix et encore moins d’information préalable sur l’intention du compartiment 1 de l’acquérir, reproche-t-il en substance.

De plus, ce n’est pas seulement l’immeuble du 20 rue de Bitbourg qui a changé de main. Les 5 millions de liquidités qui restaient dans le compartiment 2 ont également été transférés. En décembre 2018, 550.000 euros de frais ont de surcroît été mis à sa charge, couvrant notamment des factures liées au bâtiment. «Ainsi, il a été pris soin de transférer l’actif du compartiment 2 au compartiment 1 en laissant le passif au compartiment 2», déplore celui qui se pose en victime d’une «machination (…) qui n’est rien d’autre qu’une gigantesque fraude».
Les faits parlent d’eux-mêmes. Quelques semaines après le transfert, les deux étages jusqu’alors inoccupés font l’objet d’un contrat de location avec option d’achat par l’Etat luxembourgeois qui va y installer (mars 2016) un service du ministère de la Santé. Lors du procès en première instance, nul n’a pu nier que des négociations étaient déjà en cours avec le gouvernement avant l’opération contestée.
Opération suspecte, sans justification
Des documents cités dans la procédure relèvent d’ailleurs que le 11 novembre 2015, donc avant l’évaluation de Jones Lang Lassalle, un bureau d’étude aurait envoyé à des entreprises les métrés en vue d’une demande de prix pour l’aménagement des 2e et 3e étages destinés à des services de la Santé. «Ce qui implique qu’un contrat de bail était conclu ou en passe de l’être», signale l’avocat de Sertic. Le 17 décembre, ajoute-t-il, les travaux ont été commandés, «ce qui implique qu’un contrat de bail avait été conclu alors qu’il est inenvisageable pour un bailleur d’entreprendre des travaux d’aménagement pour un locataire qui ne serait que potentiel».
«Le timing de l’opération litigieuse montrerait clairement l’intention frauduleuse, alors que peu de temps après l’évaluation de l’immeuble par Jones Lang Lasalle, un contrat de bail aurait été conclu pour les surfaces vacantes avec l’Etat pour les besoins du ministère de la Santé, alors que le rapport d’évaluation aurait été fait sur base d’un immeuble loué à 50% de sa surface», a fait encore valoir le défenseur de Franck Sertic.
Dans son jugement du 20 novembre 2020 que Reporter.lu a consulté, le tribunal a lui aussi pointé des anomalies: «Les démarches en vue de la cession de l’immeuble d’un compartiment vers l’autre ont été entreprises dans une certaine précipitation (…) pendant la période de fin d’année alors qu’il n’y avait aucune urgence à délibérer sur cette question», notent les juges. Ils reconnaissent aussi qu’il ne fut jamais question «de vendre à un autre acquéreur potentiel et à un prix supérieur au prix minimum approuvé par l’assemblée générale».
Les juges bottent en touche
La juridiction a clairement identifié la manigance d’une «opération dont la finalité était, sinon suspecte, pour le moins sans justification». Curieusement, les magistrats se sont bien gardés de tirer la moindre conséquence de leur appréciation. Ils ont ainsi rejeté la demande d’annulation de la vente.
Le jugement de novembre 2020 est frappé d’appel. La procédure est toujours pendante.
Franck Sertic estime son préjudice à 24,3 millions d’euros, qui porte sur la différence entre le prix de vente et le prix qu’il pouvait espérer récupérer si la vente s’était faite aux conditions de marché. S’ajoute la perte de loyers de 10,8 millions d’euros dont il aurait pu bénéficier si l’opération controversée ne s’était pas faite. L’immeuble rapporte 1,2 million d’euros par an.
Dans l’acte d’appel dont Reporter.lu a pris connaissance, le plaignant veut impliquer indirectement l’Etat dans la procédure, car la revente de l’immeuble du 20 rue de Bitbourg à l’Etat luxembourgeois, avec à la clef une belle plus-value – a probablement dicté le transfert de propriété d’un compartiment à l’autre. L’avocat de Sertic a ainsi demandé à la Cour d’appel d’ordonner, par arrêt interlocutoire, la production du contrat de bail conclu entre Greenfinch et l’Etat luxembourgeois ainsi que la promesse d’achat à terme de l’immeuble par les services du ministère des Finances.
Le litige en cours a en tout cas douché les espoirs de Paulette Lenert d’aller installer son ministère à Hamm, alors que tous les signaux étaient encore au vert fin 2020 pour une vente de la totalité du bâtiment de la rue de Bitbourg à l’Etat. Kindy Fritsch se vantait déjà à l’époque devant des proches contactés par Reporter.lu d’avoir réussi «un gros coup» avec l’Etat.
L’article a été actualisé le 8 novembre au sujet de la gouvernance de la société de gestion Almagest Wealth Management.
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