Le contrat d’opérations et de maintenance au sol du satellite LUXEOSys n’est pas encore signé qu’il est déjà controversé. Une entreprise belge dénonce l’opacité du marché public et conteste son attribution à un consortium germano-belge. Saisie, la justice botte en touche.

La voie est désormais libre pour que le ministre de la Défense, François Bausch (Déi Gréng), signe le contrat de maintenance au sol du satellite d’observation au sol «LUXEOSys». Un dernier obstacle a été levé le 13 octobre par le président du Tribunal administratif qui n’a pas fait droit au recours en référé d’une entreprise belge réclamant la suspension de l’attribution d’un marché public de quelque 60 millions d’euros.

Le contrat devrait être signé avec plus d’un mois et demi de retard sur le calendrier prévu. Il s’agit d’un contrat «additionnel», après le remaniement du projet LUXEOSys et ses dérives budgétaires. L’enveloppe initiale de 170 millions d’euros a explosé à 309 millions d’euros, nécessitant une nouvelle loi de financement.

Droit d’inventaire à minima

A ce stade du projet satellitaire militaire, les dépenses avoisinent les 274 millions d’euros, laissant encore une marge de 35 millions d’euros au ministère de la Défense pour d’éventuels ajustements.

Le contrat initial couvrant l’ensemble des opérations dans l’espace et au sol avait été signé avec la filiale italienne de «OHB» (la maison mère est à Brême) en septembre 2018. A l’époque, le ministre de la Défense s’appelle Etienne Schneider (LSAP). A l’issue des élections législatives qui se tiennent en octobre, ce dernier cède le maroquin de la Défense au Vert François Bausch. Il hérite du dossier LUXEOSys, qui lui vaut l’animosité de l’opposition en raison de ses dérapages financiers.

En décembre 2020, François Bausch fait amender le programme par la majorité au parlement. Le projet est saucissonné, son architecture est revue ainsi que la localisation des installations au sol, passées de la caserne de Diekirch à la campagne ardennaise. Le droit d’inventaire de Bausch s’arrête là.

OHB conserve son contrat portant sur ce qui se passe dans l’espace. Seules les opérations au sol ont fait l’objet d’un nouveau marché et de nouveaux arbitrages. Pour éviter les improvisations qui ont émaillé le projet initial et désamorcer les critiques de l’opposition, la procédure est confiée à un big four, PWC, et à un cabinet d’avocat.

Aux termes d’un appel d’offre européen lancé le 21 décembre 2020, trois entreprises ou groupements d’entreprises sont retenus dans le processus de sélection. La décision d’attribution tombe le 26 août dernier. Le contrat aurait dû être signé dans la foulée, mais les contestations d’un des candidats éliminés du marché ont retardé sa finalisation.

Clause de confidentialité

La meilleure offre est celle d’un consortium constitué de sociétés luxembourgeoises, belges et allemandes, selon les informations relayées par François Bausch le 11 octobre devant les députés. La composante luxembourgeoise du consortium est limitée au minimum syndical. Selon les informations de Reporter.lu, les groupes allemand OHB (qui a déjà un premier contrat) et belge «Rhea Group» et leurs filiales luxembourgeoises respectives, dont «LuxSpace», ont remporté le marché. Les informations sur l’identité du consortium ne seront pas fournies avant la signature du contrat, qui est imminente, selon le ministère de la Défense. Pour l’heure, les autorités ne s’autorisent aucune communication sur le nom des vainqueurs, eux-mêmes tenus à des clauses de confidentialité.

Les deux autres offres, l’une venant de la SES et l’autre émanant de la société belge «Redu Space Services» (RSS) et d’un sous-traitant ont été rejetées.

L’opérateur de Betzdorf a fait l’offre la moins compétitive tant sur le plan budgétaire que technique. En revanche, il a manqué trois petits points à Redu Space Services pour remporter le marché sur ses concurrents OHB et Rhea.

Pour l’entreprise wallonne, LUXEOSys était une question de vie ou de mort. L’Agence spatiale européenne lui a annoncé la rupture d’un contrat phare pour juin 2022. Pour séduire le pouvoir adjudicateur, RSS a compressé ses marges au maximum et prospecté très tôt le marché des ressources humaines pour recruter les bons profils, ce qui l’aurait rendue opérationnelle dès le début de l’exécution du contrat si elle avait remporté la soumission.

Evaluation vague et stéréotypée

Las, le marché lui passe sous le nez. Surprise de son éviction, RSS a aussitôt interpellé le ministère et réclamé un moratoire de dix jours avant qu’il officialise le contrat avec le consortium germano-belge. L’entreprise évincée a demandé dans le même temps à l’exécutif de s’expliquer sur les motifs de sa décision d’attribution. Le ministère a tergiversé quelques jours avant de céder à la requête. Il a justifié sommairement son choix en produisant des tableaux d’évaluation. RSS les a jugés «vagues et stéréotypés».

Parallèlement à cette démarche, qui restera infructueuse, la société belge a introduit devant le tribunal administratif un recours en annulation de l’attribution du marché à ses concurrents. Elle l’assortit d’une procédure en référé dans l’espoir d’une suspension provisoire du contrat, en attendant que son recours principal soit tranché. La procédure va prendre au minimum un an compte tenu de l’encombrement des juridictions administratives.

Le litige est pris très au sérieux tant par le gouvernement que par le consortium OHB-Rhea, qui ont aligné leur ligne de défense. Pour défendre ses intérêts, l’Etat a mandaté deux avocats de la firme «Nautadutilh», dont un expert du barreau de Bruxelles en droit public qui a l’habitude de plaider devant la Cour de justice de l’UE. Le consortium gagnant a recruté pour sa part une pointure de l’étude «Elvinger Hoss Prussen».

Traitement inégalitaire

L’audience de référé a lieu le vendredi 8 octobre. L’avocat de RSS parle d’injustice, soutient que son client est le seul à disposer de références sur des projets similaires à LUXEOSys et à se prévaloir d’une «expérience pertinente» dans l’exploitation d’un satellite optique d’observation de la terre. Il dénonce «un traitement inégalitaire des soumissionnaires» ainsi qu’une violation du cahier des charges par le pouvoir adjudicateur. «L’appréciation se serait faite selon un niveau de granularité très important, au centième de points pour certains critères, sans pour autant que la valorisation du pouvoir adjudicateur ne soit matériellement retraçable», soutient l’avocat, selon l’ordonnance de référé du 13 octobre.

La société belge assure ne pas comprendre pourquoi elle n’a reçu que la moitié des points sur un des critères du cahier des charges qu’elle remplissait de façon optimale.

Il est vrai que sur le plan technique, les trois concurrents ont présenté des scores loin d’être brillants. Le dossier présenté aux députés par François Bausch montre que sur les 60 points possibles (sur les 100 points, les 40 autres points portaient sur le volet financier), OHB-Rhea en a obtenu 33,90, l’alliance nouée par RSS 31,54 et la SES 26,81. Ces faiblesses techniques pourraient rendre utile la marge financière de 35 millions d’euros dont dispose le gouvernement pour boucler son programme de satellite militaire, sans avoir à redemander des fonds supplémentaires aux députés.

Le président du Tribunal administratif n’a toutefois pas voulu entrer dans le dossier, pas même du bout des doigts. Il s’est contenté d’épouser les arguments purement procéduraux défendus d’une même voix par l’Etat et le gagnant du marché. La qualité à agir de RSS dans la procédure a été mise en question, ce qui a rendu l’action en référé irrecevable. La société belge ayant présenté son offre avec un partenaire sous-traitant, elle aurait dû associer ce dernier à la procédure en justice. Or, il est allé seul devant le tribunal, faisant valoir le droit fondamental de tout justifiable d’attaquer individuellement une décision.

La prudence du juge

Le président de la juridiction administrative Marc Sunnen n’a pas eu la même approche. Il a convoqué la jurisprudence de la Cour de Justice de l’UE pour dénier au plaignant sa qualité à agir. Le magistrat a mis en cause le sérieux de son recours et de ses chances d’aboutir un jour à un arbitrage favorable. «La recevabilité même du recours au fond est sujette à caution», souligne son ordonnance.

Contacté par Reporter.lu, Thibault Chevrier, l’avocat de Redu Space Services, n’a pas souhaité commenter l’affaire ni se prononcer sur la suite que son client entend lui réserver, notamment le maintien du recours en annulation du contrat public à 60 millions d’euros. «Aucune suite n’a encore été donnée au recours au fond, mais ce dernier n’empêche pas la signature du contrat», indique pour sa part à Reporter.lu le communiquant du ministère de la Défense.

Lundi 11 octobre, deux jours avant l’arbitrage du juge, le ministre François Bausch s’est félicité des avancées du projet de satellite militaire: «Le programme LUXEOSys est sur la bonne voie et suscite beaucoup d’intérêt au niveau international», a-t-il souligné, ajoutant que le programme s’inscrit dans «le renforcement du tissu spatial au Luxembourg et de la crédibilité ainsi que de la renommée du Luxembourg dans le domaine spatial».


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