Le parcours chaotique de la Capitale européenne de la Culture Esch 2022 la mène-t-il droit dans le mur? Pour y répondre, il faut aussi observer son mode de gouvernance. Comme tout le monde est dans le même bateau, nul n’a intérêt à ce qu’il coule au fond de l’Alzette. Analyse.

En moins de trois ans, il est devenu le plus fervent apôtre de la Culture à Esch. L’avocat Pim Knaff, élu en octobre 2017 sous la bannière du DP au Conseil échevinal de sa ville, a récupéré le portefeuille de la Culture historiquement réservé au LSAP. Depuis, il est aussi devenu député, en remplacement d’Eugène Berger, et a réussi à faire bondir le budget culturel de sa ville. Du jamais vu. Celui-ci est passé de 13 millions d’euros en 2015 à 24,2 millions d’euros en 2020, soit 14% du budget communal. Voilà l’ex-champion national des dépenses culturelles, Dudelange (10%), détrôné.

À cela s’ajoutent cette année les 26 millions d’euros de budget extraordinaire pour financer des acquisitions ou investissements: l’Espace Lavandier pour en faire une galerie d’art contemporain, le Bridderhaus reconverti en résidences d’artistes, la rénovation du cinéma Ariston pour des spectacles jeune public, mais aussi celle du Bâtiment IV d’Arcelor Mittal pour offrir un espace à des associations et artistes. Et ce n’est pas fini. Toujours aussi souriant, l’échevin a annoncé lors de la conférence de presse du Théâtre d’Esch, à laquelle il est passé en coup de vent, l’acquisition de l’immeuble de Luxcontrol pour agrandir le Conservatoire de musique.

Tandis que la Capitale européenne de la Culture Esch 2022 semble piétiner, la stratégie de développement culturel de la ville pour la période 2017-2027, intitulée «Connexion», et votée à l’unanimité en 2017 par le précédent Conseil communal d’Esch, tourne à plein régime. Une asbl, dénommée FrEsch, vient d’être créée pour faciliter sa mise en œuvre en synergie avec Esch 2022. «FrEsch parce qu’à Esch, on dit ce qu’on pense», expliquait Pim Knaff lors d’une vidéo-conférence de presse, début juin. Or il l’affirme face à ceux qui suspectent un désamour entre la ville et l’asbl Esch 2022: «Nous travaillons en pleine collaboration avec Esch 2022». Et pour cause.

Des intérêts sous surveillance

Une analyse de la gouvernance de la Capitale européenne de la Culture montre que l’asbl fonctionne sous l’étroit contrôle de son Conseil d’administration, au sein duquel la ville a des fonctions stratégiques. Georges Mischo, bourgmestre (CSV) d’Esch et président du conseil d’administration de Esch 2022, le disait déjà clairement à REPORTER dans une interview au moment de la nomination de Nancy Braun en novembre 2018: «l’organe de décision, c’est le Conseil d’administration, pas la directrice générale».

Depuis le remaniement de mars 2018, le CA est passé de 12 à 20 membres. Tout a été verrouillé pour éviter que ne se reproduise une crise comme celle qui a conduit au bras de fer puis au départ de la précédente équipe de direction, en juin 2018. Les équilibres en terme de sièges ont été recalibrés selon les apports financiers pour ce projet à 56,6  millions d’euros, dont 34,5 millions pour la programmation.

La ville d’Esch est le deuxième contributeur financier de l’asbl Esch 2022. Elle apporte 10,1 millions d’euros au budget et devrait en avoir versé 5,5 millions d’ici la fin de l’année. C’est peu au regard de l’investissement annuel de la ville dans la Culture. Mais assez substantiel pour faire dire à Pim Knaff qu’«on n’a pas les moyens de faire de la concurrence à Esch 2022». Au demeurant, ce serait politiquement risqué. Comment convaincre les électeurs  qu’une équipe qui a laissé Esch 2022 se transformer en fiasco saura mener à bien «Connexion»?

La ville dispose de trois représentants au CA: le bourgmestre Georges Mischo assure la présidence, l’échevin Pim Knaff en est le trésorier tandis que le responsable du service culturel d’Esch, Ralph Waltmans, est secrétaire. Tous trois forment le Bureau du Conseil d’administration, avec André Partenay (représentant de la Communauté des communes françaises du Pays Haut Val d’Alzette, CCPHVA). Le Bureau se retrouve au moins une matinée par mois pour faire le point avec la directrice générale et préparer les réunions du CA. C’est dire sa fonction clé en termes de pilotage du projet Esch 2022.

On peut encore observer que Ralph Waltmans était dans le comité ad hoc qui a rédigé le budget pluriannuel et le plan de recrutement de l’asbl pour la période 2018-2023, pendant la crise ayant conduit au départ de la précédente équipe dirigeante. Ces documents ont été validés par le CA en juillet 2018.

Un droit de vote sur la programmation

Un autre organe clé dans la gestion de Esch 2022 est le Comité de lecture, chargé d’évaluer les quelque 600 dossiers déposés suite à l’appel à projets lancé en février 2019. Le président de Esch 2022, Georges Mischo, disait à REPORTER, dans l’interview de novembre 2018, qu’il ne se «mêle pas des choix artistiques». Il serait plus juste de dire qu’il n’est pas «le seul» à se mêler des choix artistiques.

D’une part, car c’est le Conseil d’administration qui a désigné les personnes siégeant au Comité de lecture. Le choix de ses représentants oriente nécessairement la couleur de la programmation. Au demeurant, la ville d’Esch y est représentée par son architecte-directeur, Jean Goedert.

Par ailleurs, c’est le Conseil d’administration qui valide ou refuse les projets, sur recommandation du Comité de lecture. Celui-ci n’a pas de pouvoir formel. On peut observer néanmoins qu’il est largement suivi. À ce jour, d’après la représentante du ministère de la Culture, Danièle Kohn-Stoffels, tous les projets recommandés ont été validés à l’unanimité par le CA. Trois projets refusés par le Comité de lecture (un pour la commune d’Esch et deux pour le CCPHVA) ont été rediscutés au sein du CA. Un seul a été repêché, après avoir retravaillé les observations du Comité.

L’État veille au grain

Si Esch a un rôle central dans le pilotage de Esch 2022, cela se fait sous l’étroite surveillance de l’État. Il faut dire que celui-ci met 40 millions d’euros sur la table, et en a déjà versé 12 millions. Ces avances versées en 2018 et 2019 permettent d’éponger le déficit de 6 millions d’euros au budget 2020, précise Danièle Kohn-Stoffels.

Initialement représenté par un fonctionnaire subalterne du ministère de la Culture, le gouvernement dispose depuis mars 2018 de six mandats au Conseil d’administration:  Danièle Kohn-Stoffel (vice-présidente) et Barbara Zeches pour le ministère de la Culture, Jean-Marie Haensel pour l’Inspection des Finances, Luis Soares pour le Tourisme, Myriam Bentz pour les Infrastructures et Christian Biever pour les Affaires étrangères.

Le gouvernement est également très présent au Comité de lecture des projets. Danièle Kohn-Stoffel en assume la présidence. Jean-Marie Haensel et Barbara Zeches en sont membres.

Finalement, on peut noter que la ministre de la Culture, Sam Tanson, a elle-même mis tout son poids dans la balance pour débloquer le projet Esch 2022, après son entrée en fonction  en décembre 2018. Sous son impulsion a été lancé le projet d’aménagement de la Möllerei et des infrastructures sur la terrasse des haut-fourneaux à Belval, comme alternative à la Halle des Soufflantes pour accueillir le quartier général de Esch 2022.

Face aux critiques qui montent sur la scène culturelle, elle a encore défendu l’équipe en place lors d’une vidéo-conférence organisée en marge de la Journée de l’Europe, estimant que «le Covid-19 est un défi en plus pour l’équipe en place, au niveau du programme comme des infrastructures. C’est un match compliqué».

Avec ce projet de Capitale européenne de la Culture, c’est aussi la réputation du pays qui se joue. La Commission européenne en est l’initiatrice. Elle a désigné le jury indépendant qui a sélectionné Esch et qui fait régulièrement des tournées d’inspection (la dernière a eu lieu par vidéo interposée, pendant le confinement).

Un grand absent

Les cinq autres mandats politiques du Conseil d’administration se présentent en ordre plutôt dispersé, avec une volonté politique affichée mais sans engagement financier à ce jour. Ils regroupent les bourgmestres de Dudelange (Dan Biancalana, LSAP), Differdange (Christiane Rauchs, Déi Gréng) et Bettembourg (Laurent Zeimet, CSV), un représentant de la communauté de communes du Haut Pays Val d’Alzette (André Partenay) et un représentant de la Région Grand Est (Pascal Mangin). Leur positionnement post-Covid sera un bon test de leur engagement sur le projet, à l’heure où les finances locales vont être impactées par la crise économique.

Trois mandats sont entre les mains d’institutions ou acteurs de la région. Ils mettent leur réputation dans la balance et sont susceptibles de soutenir Esch 2022 par leurs financements ou leurs contributions en nature: l’Université (Stéphane Pallage), Arcelor Mittal (Bruno Théret) et l’Oeuvre Nationale de Secours Grande Duchesse Charlotte (Danièle Wagener). Ils figurent parmi les partenaires de certains des premiers projets lancés.

La société civile est représentée depuis mars 2018 par une personnalité incontournable à tous les niveaux, l’ancien directeur général de la précédente capitale européenne de la Culture, Robert Garcia. Il a fait partie du comité ad hoc chargé de dénouer la crise de 2018. Ce Dudelangeois, ancien député et conseiller communal (Déi Gréng),  est officiellement retraité mais est clairement aux manettes sur ce territoire du Sud qu’il connaît comme sa poche et pour lequel il a une vision culturelle très claire, au carrefour du patrimoine industriel, du tourisme et du développement durable.

On trouve aussi parmi les représentants de la société civile deux rescapés du premier conseil d’administration, formé en 2016: l’ancienne directrice générale du Tageblatt, Danièle Fonck, qui a conservé son mandat bien qu’elle soit en froid avec son ancien média, mais aussi un retraité, John Schadeck.

On note qu’aucune personnalité de la scène artistique ne siège au Conseil d’administration de la Capitale européenne de la Culture ou au Comité de lecture. N’en déplaise à bon nombre d’acteurs de la scène artistique, les ambitions de Esch 2022 ne se situent clairement pas à ce niveau de culture-là.

Comme le résume la directrice de la programmation, Françoise Poos, «une capitale européenne de la Culture, ce n’est pas une biennale d’art. Pour la Commission européenne, c’est un projet sociétal où l’art et la Culture doivent avoir un impact systémique sur l’économie». Un objectif certes discutable, mais en cohérence avec la gouvernance mise en place.


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