Le départ du directeur artistique, un appel à projets qui piétine, des incertitudes financières, l’impact de la pandémie: les préparatifs de la future Capitale européenne de la Culture Esch 2022 peinent à avancer. Les frustrations, de leur côté, gagnent du terrain.
Ambiance électrique dans le hall du Théâtre d’Esch, à l’issue d’une conférence de présentation de la prochaine saison théâtrale. La directrice de la programmation de la future Capitale européenne de la Culture, Françoise Poos, qui y a assisté, est entourée par un collectif d’artistes. Les visages, non masqués mais à bonne distance les uns des autres, sont soucieux. Le collectif voudrait commencer à travailler sur ses projets proposés à l’asbl Esch 2022. Or à ce stade, c’est impossible. Ils ne sont toujours pas validés. Conséquence: leur plan de financement n’est pas bouclé.
Françoise Poos, qui est entrée en fonction en janvier de cette année, tente de les rassurer mais ne peut pas donner de réponse précise. «Il me faut encore du temps», dit-elle. La directrice de la programmation jongle sur trois niveaux dont la priorité diffère, à voir leur degré d’avancement. En tête de liste: Les projets des communes du syndicat ProSud (l’un des premiers projets validés a été le Minett Trail qui reliera toutes les communes du sud du pays). Viennent ensuite les projets de l’asbl Esch 2022 (qui devraient se dérouler principalement à la Möllerei, site qui doit être rénové à Esch Belval). Enfin arrivent les manifestations proposées par des porteurs de projets externes, suite à un appel lancé le 22 février 2019. Et c’est principalement là que le bât blesse.
L’élan, qui a vu éclore quelque 606 propositions, est en train de s’essouffler. Au 30 avril, seuls 31 projets avaient obtenu un feu vert, 342 ont été rejetés et 176 étaient à revoir. De tous les côtés montent des reproches qui vont de l’incompréhension à l’exaspération. Quelques voix satisfaites font figure d’exception. Artistes, particuliers, écoles, associations, institutions culturelles municipales et même nationales: la plupart ne savent toujours pas si leur projet artistique ou culturel pourra se réaliser, ni dans quelles conditions.
Tensions et frustrations
La frustration est particulièrement grande pour ceux qui avaient tout fait pour être dans les temps, après l’appel à projets lancé en grandes pompes dans la Halle des poches à fonte de Belval en février 2019. La deadline avait été fixée au 31 juillet 2019. Or le 1er août, malgré le dépôt de 290 propositions, un communiqué annonce que l’appel est prolongé jusqu’au 31 décembre 2019. Motif: une nouvelle disposition financière doit permettre d’attirer des projets issus des huit communes françaises du Haut Val D’Alzette, associées à Esch 2022. Plus de 300 projets supplémentaires arrivent sur la table. Il faudra attendre avril 2020 pour connaître un premier bilan, non définitif, du processus de validation.
La gestion de l’appel à projets s’est déroulée sur fond de tensions au sein de l’équipe. Le directeur artistique de Esch 2022, Christian Mosar, recruté par Nancy Braun en décembre 2018, sera resté 18 mois à son poste. Depuis le 20 mai, il a quitté le navire «d’un commun accord». De bonnes sources, on sait que la communication entre ces deux personnalités, aux caractères opposés et aux méthodes de travail divergentes, ne passait pas. La mise à l’écart du directeur artistique est devenue manifeste lors des Open Market Days, organisés au mois de février au «Muart Haal» à Esch, pour présenter les premiers projets lancés sous le label Esch 2022. Il n’y était pas présent.
Le facteur humain
L’arrivée au mois de janvier de la spécialiste de culture visuelle et toujours présidente du Centre culturel Neimënster, Françoise Poos, vise à «structurer la programmation culturelle», explique-t-elle en se disant très intéressée par ce projet qui la «ramène sur un territoire où j’ai grandi et que j’aime». Le défi, compte-tenu de l’historique mouvementé de Esch 2022, ne lui fait «pas peur». Ses équipes commencent à se renforcer. Seules deux chargées de mission (Mélanie de Jamblinne et Sandra Schwender) étaient sur le pont en août 2019 pour faire le suivi des quelque 600 projets introduits suite à l’appel d’offre. Deux recrutements (Sarah Caron en octobre 2019 et Vincent Crapon en juin 2020) ont étoffé l’équipe de la programmation culturelle pour les relations internationales et les arts visuels. Un chargé de mission pour les arts de la scène et un autre pour le jeune public sont en cours de recrutement. Il n’est pas prévu d’engager un nouveau directeur artistique.
Parallèlement, sept personnes ont déjà été engagées au service de communication et de marketing. Or elles auront surtout du grain à moudre lorsque la programmation aura avancé.
«L’équipe est constamment en dialogue avec les porteurs de projets. Même pendant le confinement, les réunions se sont poursuivies», indique Françoise Poos. La plupart des témoignages que nous avons pu recueillir témoignent d’«une équipe réactive et à l’écoute». Mais certains s’étonnent des remarques «à côté de la plaque», voire «choquantes», pour recadrer les propositions. Les recalés du processus de sélection, de leur côté, n’ont généralement pas eu la possibilité de défendre leur projet. La pilule a été amère à avaler. «J’ai conscience que la situation est délicate. Ces gens ont mis beaucoup de temps à élaborer des projets. Il faut comprendre qu’un refus pour Esch 2022 ne signifie pas que le projet ne vaut rien. Seulement, il ne cadre pas avec les critères prévus par la Commission européenne ou avec le concept de ‘Remix’ du Bidbook, qui vise à apporter une nouvelle dynamique au territoire», se défend Françoise Poos.
La directrice de la programmation affirme que le traitement des dossiers avance bien. Il resterait désormais une cinquantaine de dossiers à revoir.
L’incertitude financière
Au-delà de la validation des projets externes, l’autre inconnue, et non des moindres, concerne la participation financière de Esch 2022. Un accord de principe sans engagement financier ne vaut pas grand chose.
Nancy Braun a précisé lors d’une conférence de presse que la signature des contrats, qui engagent financièrement l’asbl Esch 2022, interviendrait en septembre prochain. Le montant de la subvention allouée pourra aller «jusqu’à 50%». Mais rien n’est précisé sur la marge inférieure. Les arbitrages se feront jusqu’à l’automne, «afin qu’il y ait une certaine équité entre les porteurs de projets», a dit la directrice générale.
Françoise Poos précise que «la plupart des projets tablent sur un financement à 50% par Esch 2022. L’idée, c’est d’y arriver». Comment? En trouvant de nouveaux partenaires qui prennent en charge certains frais, ou en révisant la substance même du projet, pour réduire son coût. Au Centre National de l’Audiovisuel par exemple, le projet «Stëmmen », autour de témoignages de gens vivant sur le territoire de la Minette, résulte ainsi de la fusion de deux projets à reformater. Le directeur Paul Lesch, n’a toujours pas eu de réponse sur la faisabilité de la nouvelle mouture. «Il y a urgence à le mettre en route!», dit celui qui s’est aussi vu refuser deux autres projets.
La question financière est d’autant plus épineuse que la crise du Covid-19 aura un impact sur le budget de l’asbl, comme le reconnaît Nancy Braun. L’État (principal bailleur de fonds à hauteur de 40 millions d’euros) et la ville d’Esch (10,1 millions d’euros) ont réaffirmé leur engagement financier. Mais compte-tenu des difficultés financières probables de beaucoup d’entreprises, il va devenir extrêmement difficile de mobiliser des sponsors. Cela soulève une double question : l’asbl parviendra-t-elle à trouver les 5 millions d’euros de sponsoring à son budget? Combien de potentiels sponsors restera-t-il pour les autres petits porteurs de projet?
Des énergies qui s’épuisent
Pour leur venir en aide, l’asbl a mis sur pied avec le cabinet de conseil Ernst & Young un «Esch2022 Webinar Series» qui leur permettra de se préparer à des événements «match-making» où ils pourront défendre, face à de potentiels partenaires financiers, leurs projets présentés sur une «market place». En voilà trop pour Eric Bruch, professeur d’allemand au Lycée de Garçons d’Esch, qui a décidé de retirer son projet littéraire et théâtral autour de l’écrivain autrichien Robert Menasse. «J’ai introduit un projet en juillet 2019. Une première réponse est arrivée en février 2020. Suite aux recommandations, j’ai dû modifier mon projet. Depuis, je ne sais pas s’il a été validé. Et voilà que je reçois un courrier au discours néolibéral qui me propose de participer à un webinar pour récolter des fonds! Ça a été la goutte de trop. J’ai d’autres chats à fouetter que de courir après une bande de sponsors», dit ce père de deux enfants très engagé dans son lycée.
Le phénomène des retraits concerne aussi des institutions qui, officiellement, soutiennent le projet Esch 2022. La Kulturfabrik avait conçu huit projets d’envergure internationale, soumis à la précédente équipe de direction – le duo Andreas Wagner/Janina Strötgen – en juin 2017. Elle avait dû revoir sa copie après la reprise en main par le duo Nancy Braun/Christian Mosar en 2018. Seuls deux dossiers ont été soumis à l’appel à projets, en juillet 2019. Ceux-ci ont été classés en catégorie 2, c’est-à-dire que les copies devaient être revues.
En février dernier, un communiqué annonçait qu’«après une analyse approfondie des recommandations d’Esch 2022 et du planning de ces deux projets, la Kulturfabrik est arrivée au constat que les calendriers actuels n’étaient plus tenables et ne garantissaient donc plus une planification suffisante et adaptée à la bonne réalisation desdits projets». Finalement, à l’initiative de Christian Mosar, la Kufa a mis sur pied un projet de festival de musique avec Den Atelier, Les Rotondes et De Gudde Wëllen. La Kufa participera aussi à Esch 2022 au titre de partenaire de projets externes. Pour l’heure, ceux-ci sont en attente d’une validation définitive.
Françoise Poos indique que les retraits de projets restent limités. On en comptait 9 sur les 207 dossiers qui avaient passé le cap de la première sélection fin avril.
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