C’est un pur hasard du calendrier: Au lendemain des révélations OpenLux mettant en cause la place financière, le tribunal a traité ses premières affaires de violation de la loi sur le registre des bénéficiaires effectifs. Les sanctions ont été massives. Les audiences sont expéditives.

Mardi 9 février, 15.05 heures: le juge Gilles Hermann expédie en deux minutes une remise d’audience sur de la petite délinquance financière, avant de passer au menu principal de sa journée d’audience publique. Sur le calepin de la 16e chambre du tribunal correctionnel qu’il préside, figurent quatre affaires de violation de la loi du 13 janvier 2019 instituant un registre des bénéficiaires effectifs (RBE). Ce registre public est censé mettre à nu l’actionnariat réel des sociétés luxembourgeoises, gage de la respectabilité du pays et de la bonne image de sa place financière.

C’est inédit à la Cité judiciaire: la juridiction de Luxembourg initie ce mardi ses premières affaires d’opposition à des sanctions infligées par le Parquet pour des infractions à la législation sur la transparence des sociétés. Ces affaires font suite à la vague de répression massive lancée depuis l’été dernier.

4.000 sommations, 525 ordonnances pénales

Ces interventions judiciaires suivent une grande opération d’assainissement que le Luxembourg Business Register (LBR), gestionnaire public du registre des bénéficiaires effectifs, a effectuée dans ses plus de 100.000 fichiers de sociétés, fondations et associations. Beaucoup étaient en défaut d’inscription au registre. La loi en fait pourtant une obligation depuis l’automne 2019.

En 2020, le LBR a transmis 18.966 dossiers de sociétés au Parquet pour d’éventuelles suites judiciaires. Le LBR a en fait dénoncé les infractions à la justice dès le 2 septembre 2019, soit le lendemain de l’expiration des délais de mise en conformité à la loi RBE. Les magistrats ont ensuite planché pendant des mois sur ces milliers de dossiers. Plus de 4.000 sommations ont été envoyées aux sièges des sociétés en défaut d’avoir décliné l’identité de leurs actionnaires réels. La plupart des contrevenants se sont conformés aux prescriptions légales. D’autres ont ignoré les premières sommations, obligeant les magistrats à passer à la vitesse supérieure et à punir.

Ce n’est pas l’affaire du siècle.“Le juge Gilles Hermann, 16e chambre

Les choix répressifs ont été faits en fonction de la gravité des infractions constatées: une ordonnance pénale pour sanctionner les cas les plus simples, une citation devant un tribunal correctionnel pour traiter les affaires plus problématiques. Rien que dans la juridiction de Luxembourg, 525 ordonnances pénales ont été délivrées en octobre et novembre 2020, selon les informations de Reporter.lu. Cette procédure simplifiée permet un traitement accéléré des affaires et évite surtout aux contrevenants de voir leurs noms étalés en public. On paie et on n’en parle plus.

Ces sanctions se sont traduites par des amendes de 2.500 euros, le double du montant minimum prévu par la loi du 13 janvier 2019. La plupart des sociétés en délicatesse avec la loi sur la transparence ont payé rubis sur ongle et, dans le même temps, ont régularisé leur situation en fournissant au gestionnaire du registre les informations sur leurs actionnaires et leurs parts de détention du capital.

Auto-entrepreneurs épinglés

Bien que minoritaires, certains dirigeants ont toutefois contesté les sanctions (non publiques) et fait opposition aux ordonnances pénales. De ce fait, ils se retrouvent cités en audience publique devant les juges correctionnels.

Le tribunal de Diekirch a eu une semaine d’avance sur les juges de la capitale. Sept cas d’opposition à des ordonnances pénales liées à la violation de la loi sur le RBE ont été audiencés le 4 février dernier. Sept autres dossiers similaires ont été examinés mardi 8 et mercredi 9 février dans la capitale par la 16e chambre.

Toutes ces affaires ont en commun qu’elles portent sur des petits poissons. Beaucoup d’auto-entrepreneurs, dans l’ignorance de leurs obligations déclaratives au RBE, ont été épinglés sans trop comprendre ce qui leur arrivait.

Dans la salle d’audience presque déserte, sans avocat et sans public, le magistrat semble indifférent à l’effervescence que la révélation des OpenLux a déclenchée sur la place financière.“

Hasard du calendrier, la veille de la première audience, l’enquête internationale OpenLux avait mis le curseur sur les failles de la transparence du RBE, révélant que 52% des sociétés, fonds d’investissement, fondations et asbl seulement avaient un propriétaire identifiable. Pour 68.000 de ces entités, l’opacité de leur actionnariat était de mise et parmi elles, plus 26.000 étaient en délicatesse avec leurs obligations déclaratives, explique Le Monde, quotidien à l’origine des révélations «sur la face cachée du Luxembourg».

Dans la salle d’audience presque déserte, sans avocat et sans public, le magistrat semble indifférent à l’effervescence que la révélation des OpenLux a déclenchée sur la place financière. Il appelle sa première affaire: Advisual sàrl, petite agence de publicité, en défaut avec la loi sur le RBE. Alessandra Vieni, la représentante du ministère public assure avoir fait toutes les démarches utiles pour aviser le contrevenant, qui ne se présente pas à l’audience et n’a pas non plus mandaté d’avocat. «Affaire nulle et non avenue», requiert la substitut. «L’affaire est entendue. Elle est prise en délibéré», déclare le président. Le jugement sera rendu le 4 mars.

L’ignorance de la loi

Le dossier suivant est celui de Celestino, gérant d’une petite entreprise du bâtiment. Il se présente sans avocat. Originaire du Portugal, l’homme parle difficilement le français. Citée pour faciliter les échanges avec le tribunal, l’interprète reste introuvable. Le juge ne souhaite pas remettre l’affaire, malgré l’absence de traduction: «Ce n’est pas l’affaire du siècle», signale-t-il non sans ironie.

Peu après une sommation du LBR, le gérant fait les démarches nécessaires pour régulariser sa situation. Toutefois, il se trompe de case dans sa déclaration de bénéficiaire effectif: il indique par erreur le montant du capital social de sa sàrl au lieu de mentionner le nombre de parts détenues. Du coup, son dépôt entré le 16 juillet 2020, déjà hors limites légales, essuie un refus d’inscription. Son dossier, comme des milliers d’autres, est envoyé au Parquet. L’erreur est rectifiée et le dossier régularisé en novembre, mais trop tard. Les poursuites pénales ont été engagées un mois plus tôt. Une amende pénale de 2.500 euros, via ordonnance, tombe comme un couperet pour le petit entrepreneur.

Les peines prévues par la loi du 13 janvier sur la transparence prévoient jusqu’à 1,25 million d’euros d’amende pour un défaut d’inscription au LBR.“

Accompagné d’un jeune homme qui s’exprime parfaitement en luxembourgeois, Celestino est venu au tribunal pour soutenir lui-même l’opposition à l’ordonance pénale. Ses propos témoignent surtout de son incompréhension de la loi sur le RBE. Il en ignorait à la fois l’existence et les enjeux, avant d’être rattrapé par la justice. Le juge semble presque gêné d’avoir à traiter son affaire: «Vous n’êtes pas le seul, il y a des milliers de dossiers comme le vôtre. Vous auriez dû respecter les obligations de déclaration au plus tard le 1er septembre 2019. De plus, les délais avaient été allongés pour vous mettre en conformité».

La loi du 13 janvier 2019 a initialement donné aux sociétés six mois pour se mettre en règle. En raison des retards déclaratifs constatés par le LBR, les autorités ont octroyé un délai supplémentaire de trois mois, jusqu’au 1er septembre 2019.

«Nous avons la possibilité de réduire l’amende de moitié et éventuellement de prononcer un sursis», explique le juge Hermann avant de laisser la substitut du procureur d’Etat requérir. Elle réclame contre la société de Celestino 1.250 euros d’amende, la peine minimale prévue par la loi. «L’infraction est donnée et est à retenir», déclare-t-elle. Le jugement est également attendu le 4 mars.

Prévenus aux abonnés absents

«Inutile de vous déplacer, vous pouvez appeler le lendemain et vous aurez 40 jours pour faire appel de la décision», prévient le juge. «Vous avez des questions?», demande-t-il à Celestino. Son accompagnateur en a une, révélatrice du fossé qui sépare le monde de la grande délinquance en col blanc, contre laquelle la loi RBE a été taillée, de celui des petits entrepreneurs comme Celestino, qui comprennent mal les enjeux de la transparence financière. Tout le monde n’a pas les moyens de financer les services de grandes fiduciaires pour se faire guider dans ce qui s’apparente pour les dirigeants de petites entités à un dédale législatif. «Pour ce registre, est-ce qu’il y a un site qui peut fournir des informations?», interroge le jeune homme. «A la Chambre de Commerce, vous trouvez toutes les indications», improvise le magistrat qui passe à l’affaire suivante.

L’Ange Bugatti, un bar à chicha dans le quartier de la Gare, a lui aussi été pris dans les filets de la justice pour violation de la loi sur le RBE. La société faisant défaut à l’audience, le ministère public estime son opposition nulle et non avenue, selon la formule consacrée.

Après une suspension d’audience d’une heure, les débats reprennent à 17.00 avec le dernier dossier d’opposition. La société unipersonnelle Bati-Lux-Décor, avec siège à Wasserbillig, est également aux abonnés absents. Le juge ne cache pas son agacement à l’égard des dirigeants qui forment opposition, sans prendre la peine de venir se présenter au tribunal où la présence d’un avocat n’est pas indispensable.

Des peines réservées au gros gibier

En décembre dernier, la 16e chambre a traité son premier vrai cas d’infraction à la législation sur le RBE. Un dossier que le Parquet n’a pas voulu voir traité selon la procédure simplifiée de l’ordonnance pénale, en raison de sa relative gravité. L’affaire visait la société civile Otto Renting, et faisait apparaitre le nom d’un administrateur mexicain cité dans les «Paradise Papers», nom d’une enquête du „International Consortium of Investigative Journalists“ (ICIJ) sur des montages d’optimisation fiscale pratiqués par des multinationales et des célébrités planétaires dans une dizaine de juridictions offshore.

Là encore, les dirigeants n’ont pas pris la peine de se présenter devant les juges. Ces derniers ont eu la main légère, infligeant à la société une amende de 2.500 euros, le double de la peine plancher.

Les peines prévues par la loi du 13 janvier sur la transparence prévoient jusqu’à 1,25 million d’euros d’amende pour un défaut d’inscription au LBR.


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