Les Panama Papers ont déclenché des enquêtes judiciaires sur les montages offshore. Les premières condamnations sont tombées au Luxembourg. Une société de gestion de fonds d’investissement dans laquelle siège un prince de Nassau est dans le viseur de la justice.
L’ancien responsable de la conformité règlementaire de Victory Asset Management a été le dernier maillon de la chaîne à être jugé par un tribunal correctionnel pour une série de violations de la loi anti-blanchiment. Son procès en novembre dernier et ceux en 2020 de ses ex-collègues pour les mêmes préventions n’ont pas eu de retentissements médiatiques.
Pourtant, les affaires qui les ont conduits devant les juges trouvent leur origine dans les révélations en 2016 des «Panama Papers», du nom d’une fuite massive de documents détaillant des montages fiscaux offshore qui firent à l’époque les gros titres de la presse nationale et internationale.
Premier de cordée de la lutte anti-blanchiment
Mis à part une dizaine d’avocats d’affaires ayant contesté devant les juridictions administratives les injonctions de l’Administration des contributions directes de fournir les noms de leurs clients cachés dans des «Panaméennes», c’est la première fois que la justice luxembourgeoise se saisissait des «Panama Papers».
Lâché par son ancien employeur, le «compliance officer» a comparu sans avocat. Sa condamnation est tombée le 22 décembre dernier. L’homme a écopé de 5.000 euros d’amende pour avoir manqué à ses obligations de coopération avec la Cellule de renseignement financier (CRF) du parquet général.
La sanction est plutôt clémente pour un compliance officer qui est aux premières lignes de la lutte anti-blanchiment, un premier de cordée en quelque sorte. La loi de 2004 relative à la lutte contre le blanchiment prévoit en effet des peines d’amende jusqu’à 1,25 million d’euros pour les contrevenants. L’accusation lui a reproché de ne pas avoir fait remonter à sa hiérarchie des informations sur le profil à risque de plusieurs clients et de ne pas avoir déclenché les warnings lors de transactions suspectes.
Celui qui fut pendant quatre ans, entre octobre 2013 et octobre 2017, en charge de la conformité de la société de gestion de fonds d’investissement a refusé de plaider coupable. Il n’a pas voulu non plus négocier de jugement sur accord avec le procureur d’Etat. Pourtant deux de ses collègues ainsi que son ancien employeur, Victory Asset Management, inculpés comme lui en juin 2020, ont convenu un arrangement pour que l’affaire échappe à un étalage public.
Erreurs d’appréciation
Le 30 juillet 2020, aux termes d’un accord avec le procureur d’Etat Georges Oswald, la société a reconnu ses défaillances dans l’identification de ses clients et le contrôle de leurs opérations à travers notamment des montages offshore.
Le Français Eric Sauzedde, président du conseil d’administration et dirigeant de Victory Asset Management, a dû lui aussi admettre ses responsabilités dans les violations de la législation anti-blanchiment. Pour avoir enfreint leurs obligations de déclaration «spontanée» de soupçon à la CRF, la société et son dirigeant agréé ont été condamnés, la première à une amende de 25.000 euros et le second à 2.500 euros.
Le dysfonctionnement de la procédure (…) a empêché (le dirigeant) d’exercer sa mission de contrôle en dernier ressort.“Jugement sur accord du 30 juillet 2020
Les juges ont tenu compte des circonstances atténuantes dans le cas Sauzedde: «Le dysfonctionnement de la procédure (…) l’a empêché d’exercer sa mission de contrôle en dernier ressort», note son jugement sur accord de juillet 2020. Indulgents, les magistrats invoquent «l’erreur d’appréciation» de l’obligation légale qu’avait le numéro 1 de Victory Asset Management de déclarer ses soupçons à la CRF.
Le 6 octobre 2020, ce fut au tour du gestionnaire de comptes de reconnaître ses négligences et de conclure une transaction avec le procureur. Des trois personnes physiques inculpées, il a été condamné le plus lourdement, avec une peine d’amende de 10.000 euros, alors qu’il était en deuxième ligne dans la chaîne de responsabilités, après Sauzedde et le compliance officer. Transfuge d’une banque privée, le gestionnaire avait amené avec lui lors de son recrutement chez Victory Asset Management, les sulfureux clients qui vaudront des poursuites à son nouvel employeur. Le prévenu «ne s’est pas personnellement assuré que sa direction avait procédé à la déclaration de soupçon conformément à la procédure interne de Victory Asset Management», souligne le jugement que Reporter.lu a consulté.
Laisser-aller dans la gouvernance interne
Les ennuis judiciaires de Victory Asset Management et de trois de ses cadres ont démarré le 22 mars 2018, un mois après (23 février) des dénonciations de la Commission de surveillance du secteur financier (CSSF) au parquet. L’intervention du régulateur a fait suite à un contrôle sur place entrepris en juin 2017. Ce contrôle s’est inscrit dans l’enquête sur l’utilisation à grande échelle par les opérateurs financiers luxembourgeois de structures offshore, notamment panaméennes. Le régulateur a cherché à s’assurer du respect par ses administrés de leurs obligations d’identification de clientèle et de détection d’opérations à risque. Manifestement, ce n’était pas le cas de tous les opérateurs.

Comme l’a rappelé le Parquet dans les quatre procédures judiciaires, la CSSF a opéré un contrôle systématique des banques de gestion privée proposant des services de structurations offshore. Autant dire que tous les opérateurs de gestion de fortune étaient visés. Après une trentaine de contrôles sur place et une remontée des flux financiers dix ans en arrière, la CSSF a identifié du laisser-aller dans la gouvernance des entités tombant sous sa surveillance.
Ses investigations ont montré des failles importantes dans le respect par Victory Asset Management des règles d’identification de ses clients. La société de gestion a été l’un des cinq opérateurs de sa catégorie à être sanctionnés par la CSSF aux termes de l’enquête. En décembre 2017, le régulateur a prononcé des amendes auprès de neuf opérateurs pour un montant global de 2,012 millions d’euros.
Les défaillances de Victory Asset Management auraient dû lui valoir 90.000 euros d’amende. Son montant a toutefois été réduit à 36.000 euros en raison des correctifs apportés: «Toutes les entités sanctionnées ont engagé une procédure de mise en conformité de leur gouvernance interne», note le communiqué de la CSSF.
Repris de justice dans la clientèle
Pour autant, le régulateur ne s’est pas contenté de sanctions administratives. Jugeant problématiques la gouvernance de la société de gestion et sa désinvolture vis-à-vis de clients qui sentaient le soufre, la CSSF a saisi le parquet.
Un premier cas identifié de violation de la loi anti-blanchiment a porté sur un notaire français à la retraite, spécialisé dans les liquidations judiciaires, ayant eu des ennuis judiciaires dans les années 2000. Le client Jean-Jacques Blin a été classé à «risque faible». Son nom n’apparaissait pas dans la base de données «World Check», servant notamment à identifier le parcours délictuel des clients. Toutefois, ses transactions et ses multiples retraits d’argent liquide en 2017 ont démontré que Blin était bénéficiaire ultime des fonds et d’une société offshore alors qu’officiellement, il avait disparu des radars au profit de membres de sa famille. Malgré leur incohérence sur le plan économique, ses opérations financières n’ont pas fait l’objet de déclarations de soupçon.
Le second client «sensible» s’appelait André Boudou. Outre avoir été le beau-père du chanteur français Johnny Halliday, décédé en 2017, Boudou avait des antécédents judiciaires pour avoir dissimulé au fisc les revenus d’une de ses boîtes de nuit à Cap d’Agde en France. L’enquête judiciaire a révélé des violations des obligations d’identification de l’origine des avoirs, «notamment avec une éventuelle fraude fiscale aggravée ou escroquerie fiscale», précise un des jugements. L’inscription de Boudou dans World Check n’a pas donné lieu à une déclaration de soupçon auprès de la CRF, comme la loi anti-blanchiment le prévoit pourtant.
Déclaration en Suisse, silence radio au Luxembourg
Le cas le plus problématique de Victory Asset Management portait sur les mandats de gestion discrétionnaire confiés en 2010 par l’ex-avocate du Barreau de Luxembourg, Fara Chorfi et d’une société offshore qu’elle détenait avec sa sœur, résidente monégasque. L’acceptation de Me Chorfi et l’absence de signalement à la CRF étaient problématiques, parce que la cliente faisait l’objet de poursuites judiciaires. Or, «aucune démarche sérieuse (ne sera faite) pour connaître l’origine des avoirs», notent les juges.
En 2009, Fara Chorfi avait été inculpée de faux, usage de faux, escroquerie et abus de confiance après une plainte d’Amicie de Spoelberch, riche héritière des brasseries Ambev, décédée en 2008. Me Chorfi était à la fois la confidente de la vieille dame et son avocate. Accusée d’avoir dérobé des actions Ambev dans le coffre en banque par les héritiers d’Amicie, Chorfi fut condamnée par défaut en 2014 par un tribunal correctionnel de Luxembourg. Après opposition de sa part, son procès a redémarré à l’automne 2015. Elle fut alors condamnée à 30 mois de prison, peine qui fut confirmée par la Cour d’appel en octobre 2016. L’affaire fit alors pour la première fois l’objet d’articles de presse dans Paperjam.
La société a redressé la barre, ses dirigeants ont été parfaitement transparents et la CSSF leur fait confiance.“Marie-Paule Gillen, avocate de Victory Asset Management
Toutefois, Victory Asset Management s’est bien gardé de faire un signalement de la cliente à la justice luxembourgeoise lors de la parution en 2015. Ce sont ses actionnaires suisses, également propriétaires de la banque JCE Hottinguer, qui avait aussi l’avocate comme cliente, qui se chargeront d’alerter les autorités helvétiques. Cette dénonciation a d’ailleurs déclenché de nouvelles poursuites pour blanchiment aggravé en Suisse et une autre condamnation de l’avocate en première instance. Visée par un mandat d’arrêt international, elle fut extradée au Luxembourg pour y purger sa peine de prison. En Suisse, l’affaire, frappée d’appel, n’est pas encore tranchée.
Aristocratie financière
Les sanctions de la CSSF en 2017 et les condamnations judiciaires successives entre l’été 2020 et décembre dernier sont un camouflet pour la société de gestion qui fut longtemps associée au nom des Hottinguer, qui appartiennent à l’aristocratie financière helvétique. Les membres de la famille Hottinguer se sont récemment retirés du capital de Victory Asset Management et du conseil d’administration.
La petite société de gestion avait puisé dans le vivier de la noblesse luxembourgeoise pour constituer son conseil d’administration. Le prince Guillaume, frère cadet de l’actuel grand-duc Henri y siège comme administrateur depuis juin 2010.

Interrogé par Reporter.lu sur son maintien au conseil après les condamnations pénales et sur sa connaissance des incriminations concernant la gouvernance de Victory Asset Management, le secrétariat du prince a renvoyé la rédaction à une prise de position collective de tous les administrateurs. «Tous les administrateurs étaient et sont toujours aujourd’hui parfaitement conscients de leur mission de s’assurer du respect des normes et d’un haut niveau de culture de compliance au sein de l’entreprise», a fait savoir un porte-parole. «Un redressement majeur a été opéré au sein de la société sur le plan de la compliance et de la lutte (contre le blanchiment et le financement du terrorisme) à partir des années 2015-2016», poursuit la communication.
Dans un entretien à Reporter.lu, Me Marie-Paule Gillen, l’avocate de Victory Asset Management, explique que «la société a redressé la barre, (que) ses dirigeants ont été parfaitement transparents et (que) la CSSF leur fait confiance» en raison de la solidité et de l’intégrité de l’entreprise.
Une confiance que la condamnation de Sauzedde du 6 octobre 2020 et sa notification au régulateur n’ont pas ébranlée. La CSSF aurait en effet considéré, selon les assertions de Me Gillen, que les manquements du passé, aussi graves furent-ils, et les déboires judiciaires ne remettaient pas en cause l’honorabilité du dirigeant, toujours autorisé à diriger une entité financière sous licence luxembourgeoise. Reste à savoir ce qu’en dira le GAFI qui enverra en novembre prochain ses experts anti-blanchiment au Luxembourg pour une tournée d’inspection de la place financière.
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