Les affaires de fraude fiscale aggravée se négocient depuis 2017 avec la justice. La procédure du plaider-coupable évite un étalage public. Elle a aussi l’avantage d’atténuer les sanctions. A l’exemple de ce dentiste condamné à 13.000 euros d’amende pour une caisse noire.
Face à l’encombrement des tribunaux pénaux et la surcharge de travail du Parquet en matière de criminalité financière, les transactions «à l’amiable» avec la justice peuvent être une bonne affaire pour les délinquants repentants.
En mars 2021, un ex-notaire a mis fin aux poursuites du Parquet pour blanchiment de l’argent de réseaux azéris proches du pouvoir en négociant un jugement sur accord en contrepartie d’une amende de 70.000 euros. Quatre mois plus tard, le fondateur et ancien dirigeant de la firme d’ingénierie «Hitec» trouvait un accord avec le Procureur d’Etat Georges Oswald pour clore une affaire de fraude fiscale portant sur 700.000 euros.
L’homme d’affaires acceptait le principe d’une amende de 80.000 euros, alors que la loi prévoit des peines théoriques allant jusqu’à six fois le montant de l’impôt éludé. En novembre dernier, une fiduciaire de la place a également fait le choix du jugement sur accord après avoir été poursuivie pour violation de ses obligations professionnelles dans la lutte contre le blanchiment.
Risque de banalisation
Ces cas vont avantageusement alimenter les statistiques que l’administration judiciaire affichera lors de l’examen de passage du Luxembourg devant les experts du GAFI qui vont évaluer l’efficacité du dispositif de lutte contre la criminalité financière.
Faut-il voir dans le dispositif du jugement sur accord une banalisation des infractions fiscales? Après les décennies d’indulgence envers les contribuables oublieux, négligents ou même malveillants, la justice a en tout cas du mal à traiter selon la procédure conventionnelle (un procès public, contradictoire) les affaires qui lui ont été soumises par les administrations à la suite de contrôles fiscaux.
L’explication donnée n’est pas crédible et laisse bien au contraire fortement croire à la présence d’une caisse noire.“Rapport de l’ACD
Depuis la loi du 23 décembre 2016 l’Administration des contributions directes (ACD) a procédé à plus de 50 dénonciations au Procureur d’Etat entre 2017 et 2020 pour des soupçons de fraude fiscale. Cette loi a revu le catalogue des amendes dont un contribuable est passible en cas de déclaration incomplète ou inexacte et facilité la coopération inter-administrative.
L’année 2018 fut celle de tous les records: le fisc a en effet transmis 20 rapports de ses services de révision au Parquet. La plupart des dossiers faisaient suite à des contrôles de professions libérales, médecins et avocats. Un dentiste de Differdange fait partie du lot. Longtemps opposé aux majorations d’impôts que lui infligeait le bureau d’imposition, il a fini par transiger avec le fisc et avec la justice.
Le contrôle fiscal du cabinet dentaire dans lequel il exerçait alors avec son épouse est lancé à l’été 2017. Les agents du fisc s’intéressent aux bulletins d’impôts sur le revenu du couple de 2014 et 2015. Ils repèrent des «irrégularités» dans la détermination du bénéfice commercial déclaré, après avoir épluché la comptabilité, les relevés informatiques des mémoires d’honoraires, les extraits bancaires des comptes, les factures d’achats ainsi que les livres de caisse et de salaires. Sollicité, le comptable reconnaît ne pas disposer des livres de caisse recensant les entrées et sorties d’argent.
Black, enveloppes et Tipp-Ex
Les pièces comptables remises par l’épouse se résument à une facture unique pour 2014 et une dizaine de documents seulement pour l’année suivante. Les livres de caisse du mari sont également défaillants. Le service de révision de l’ACD note une centaine de différences, des écritures au crayon, des ratures et l’utilisation généreuse du Tipp-Ex. Des inscriptions manuscrites équivoques interpellent les agents: «Pris de la Black en date du 6.11.2015 ; (le dentiste, ndlr) ne sait pas combien il a pris en date du 9.1.2015 (…) et a mis 80 euros dans la Black en date du 9.11.2015». Les mots «Enveloppe» et «Black» apparaissent de façon répétitive dans les livres.
Interrogé sur le sens de ces annotations, le dentiste incrimine une employée qui aurait fait preuve de maladresse, mais peine à convaincre: «L’explication donnée n’est pas crédible et laisse bien au contraire fortement croire à la présence d’une caisse noire», note le rapport de révision de l’ACD. Le rapport a été produit devant le tribunal administratif, après que le dentiste eut contesté un redressement portant sur 234.000 euros sur deux ans.
Le cabinet médical est incapable de produire les factures de brosses à dents électriques, bains de bouche et autres produits qui y sont vendus à titre accessoire. «L’omission de remise de ces documents est un indice supplémentaire prouvant la dissimulation de recettes», précise le rapport.
Manipulation de mémoires d’honoraires
Certains mémoires d’honoraires intriguent le fisc: 745 mémoires sont établis avec un montant de 0,00 euros. Le dentiste explique qu’il s’agit de RDV annulés et qu’une facture est émise afin de pouvoir retracer la fréquence des annulations chez un même patient. Le système permettait de privilégier les patients n’annulant pas de RDV. Mais là encore, l’explication ne permet pas de lever les doutes de l’ACD qui subodore la «manipulation pure et simple afin de dissimuler des recettes». D’autant que le relevé informatique des mémoires d’honoraires montre d’autres lacunes. Des factures émises disparaissent des fichiers.
Or, la législation oblige les médecins à conserver les pièces justificatives pendant dix ans et à retracer les factures.
Les agents du fisc ne sont pas au bout de leurs surprises: le couple de dentistes a fait passer l’achat de cigarettes, d’alimentation, de restaurants ou de séjours à la montagne en frais d’exploitation – donc en dépenses déductibles d’impôts, sans rapport avec l’activité du cabinet médical.
Lors de l’entretien avec les réviseurs de l’ACD, le dentiste reconnaît détenir trois comptes en banques non déclarés en France. Il en produit les extraits. Toutefois, le contrôle ne permet pas de retracer les transferts d’argent vers les comptes français, alors que les époux déclarent ne pas disposer d’autres revenus que ceux tirés de l’exercice de leur profession libérale.
Le fisc dénonce au Parquet
Le recours administratif formé par le couple débouche partiellement en leur faveur: le redressement fiscal sur les exercices 2014 et 2015 est ramené de 234.239 euros à 198.155 euros à la suite d’un jugement du 28 mars 2019, introduit le 9 février 2018. Le dossier est renvoyé devant la directrice de l’ACD pour corriger le tir.
Toutefois, le 23 mars 2018, soit six semaines après l’introduction du recours devant la juridiction administrative – mais près d’un an après le contrôle fiscal, le bureau d’imposition de Differdange fait une dénonciation au Procureur d’Etat en lui envoyant une copie du rapport de révision, les bulletins rectifiés, le tableau des impôts éludés ainsi qu’une copie du recours administratif.
L’omission de remise de ces documents est un indice supplémentaire prouvant la dissimulation de recettes.“Rapport de l’ACD
L’enquête du Parquet est ouverte le 23 septembre 2020 pour fraude fiscale aggravée, après des échanges de correspondance entre le ministère public et l’ACD. Après avoir auditionné le dentiste et son épouse – qui dans l’intervalle a ouvert un cabinet en Belgique –, la section économique et financière de la police judiciaire boucle son rapport le 27 mai 2021.
Deux semaines plus tard, le ministère public adresse au prévenu une proposition «de procéder par voie de jugement sur accord». La procédure du plaider-coupable à la luxembourgeoise est possible du fait de l’absence de casier judiciaire du prévenu. Son avocat met deux semaines avant d’accepter la transaction pénale. Le 6 septembre 2021, un accord est conclu avec le Procureur d’Etat. Reporter.lu a pris connaissance de la décision qui ne porte que sur l’exercice 2014.
Contacté par la rédaction, les avocats n’ont pas souhaité commenter l’affaire.
Le dentiste reconnaît les faits, «en l’espèce d’avoir sciemment et systématiquement omis de déclarer à l’administration des contributions directes et soustrait à l’impôt pour l’année fiscale 2014 des revenus imposables en provenance de son activité de médecin-dentiste, soit un total de revenus imposables de 571.067,09 euros».
Le repentir du dentiste
Le médecin avoue «avoir ainsi fraudé les montants suivants, à savoir un montant total d’impôt éludé de 126.389,00 euros, partant s’être procuré indûment des avantages fiscaux injustifiés et d’avoir provoqué intentionnellement à son profit la réduction de recettes fiscales pour un montant de 126.289 euros».
Le dentiste, s’il avait suivi la procédure conventionnelle, aurait pu encourir pour l’infraction de fraude fiscale aggravée un emprisonnement d’un mois à trois ans et une amende de 25.000 (minimum) au sextuple des impôts éludés. En négociant avec le Parquet, le prévenu s’en est sorti avec 13.000 euros d’amende, une peine de plus de moitié inférieure au minimum syndical. Le prix de la rédemption.
A lire aussi


