Pendant 10 ans, un médecin dentiste est passé sous les radars des impôts. Il a été rattrapé par la justice qui l’a condamné à 5 ans de prison avec sursis pour tentative d’escroquerie fiscale. Son procès a mis en lumière les défaillances du fisc et ses pratiques des rulings pour les particuliers.
Impeccablement mis dans des pulls à col roulé, le Dr. L. a affiché un aplomb inébranlable tout au long de son procès pour fraude et escroquerie fiscale qui s’est tenu entre janvier et février devant la 16e chambre du tribunal correctionnel de Luxembourg. Entouré de trois avocats, dont Me Philippe Penning, un des pénalistes les plus réputés du Barreau, et Me. Véronique Hoffelt, une des fiscalistes stars de Luxembourg, le dentiste avait sorti les grands moyens pour expliquer pourquoi, entre 2002 et 2012, il a échappé aux impôts sur ses confortables revenus luxembourgeois, rejetant la faute sur l’administration fiscale luxembourgeoise avec laquelle il semble avoir eu un petit arrangement.
Plaintes des patients
Spécialisé en implantologie, 55 ans, le médecin a été renvoyé devant les juges correctionnels au terme d’une longue enquête qui a commencé en 2011 par une dénonciation du Collège médical au Procureur d’Etat. Cette enquête faisait suite à des plaintes de patients de son cabinet établi à Mamer. Il y exerçait par intermittence. Deux fois par mois pendant trois jours par semaine, il se déplaçait de sa résidence officielle à Sierre, en Suisse, pour effectuer ses prestations, pour l’essentiel des implants et des prothèses dentaires.
Dans un courrier de février 2011 au Parquet évoquant «l’importance des plaintes se rapportant à la pratique d’actes d’implantologie», le Collège médical s’enquérait du respect par son membre de ses obligations fiscales soulignant que l’inobservation desdites obligations pouvait donner lieu à des sanctions déontologiques. C’était donc de leur point de vue surtout l’honorabilité du médecin qui était en jeu.
La sanction est allée bien au-delà d’une mesure administrative. A la première plainte s’est ajoutée la dénonciation en décembre 2011 de l’Administration des contributions directes (ACD). Car le Dr. L. avait disparu des radars du fisc. Or, il figurait toujours dans l’annuaire comme praticien à Mamer.
Au terme d’un procès correctionnel hors norme, qui a connu des rebondissements spectaculaires, il a été condamné le 2 avril, outre une amende de 300.000 euros, à 15 mois de prison avec sursis ainsi que 5 ans de sursis probatoire et l’obligation de rembourser sa dette fiscale. Le parquet avait requis 18 mois de prison et 500.000 euros d’amende.
Partie civile dans cette affaire, l’ACD a eu droit à 20.000 euros pour indemniser «les tracasseries» et la perte de temps que le dossier du Dr. L. lui ont occasionnées.
Paiements cash au noir
Entre 2002 et 2012, sur la base des seuls relevés de l’Union des Caisses de maladies, ses revenus imposables tirés de ses activités luxembourgeoises se sont élevés à 11,106 millions d’euros. Ce montant ne tient pas compte des prestations hors remboursement que le Dr L. a pu effectuer au «noir», payés en liquide par ses patients auxquels il accordait des rabais de 10%.
Selon l’accusation, le total d’impôts éludés porte sur 4,246 millions d’euros. Ce montant correspond à une partie seulement de la dette fiscale qui était de 7,025 millions d’euros en avril 2017.
Il n’y avait pas eu de bon suivi interne»Agent de l’ACD
L’affaire a démarré par un «rescrit fiscal» qui témoigne de la désinvolture avec laquelle l’administration fiscale luxembourgeoise a traité, dans les années 2000, les dossiers de certains de ses contribuables.
«Hien wolt e ruling», a plaidé Me Penning en justifiant face aux juges la tenue en juillet 2003 d’une réunion entre son client, le comptable et conseiller fiscal de ce dernier avec le préposé du Bureau X de l’ACD et son adjoint.
Il s’agissait, selon le prévenu, de clarifier sa situation fiscale. Encore résident à Monaco à cette époque et en passe de s’expatrier en Suisse avec sa famille, le Dr. L. assurait vouloir réduire son activité au Luxembourg et vendre son cabinet à un jeune médecin pour se consacrer à des recherches dans la technologie dentaire. Les arguments avancés par le conseiller fiscal, appelé à témoigner à l’audience, furent des semi-vérités auxquelles les agents des impôts accorderont pourtant une foi aveugle, sans faire aucune vérification et sans jamais avoir procédé à une réévaluation annuelle de son dossier.
Egalement témoin à l’audience, l’adjoint du préposé indiqua que le médecin et son comptable auraient omis de les renseigner sur la poursuite d’une partie de l’activité du cabinet dentaire à Luxembourg. «Des recherches supplémentaires n’ont pas été faites car les déclarations du Dr. L. nous semblaient crédibles», souligna l’agent. Ce dernier a toutefois reconnu qu’«il n’y avait pas eu de bon suivi interne».
Le tampon «Emigré»
Dans la réalité, le cabinet ne fut vendu qu’en 2015, les immeubles ne furent pas vendus et les revenus annuels du dentiste, reconverti exclusivement dans les implants bien plus rémunérateurs que le traitement des caries, iront crescendo au Luxembourg à partir de 2002 (entre 500.000 euros et 1,5 million d’euros), en dépit de son temps de présence réduit à quelques jours par mois.
L’attitude de l’ACD a été pour le moins naïve et son comportement complètement incohérent»Guy Breistroff, Parquet
Au terme de la réunion de juillet 2003, le préposé fit savoir qu’en l’absence de base fixe au Luxembourg, le Dr. L. ne paierait plus d’impôts au Luxembourg. Le tampon «Emigré» fut apposé sur son dossier fiscal. En Suisse, le médecin s’était soumis à un impôt forfaitaire annuel de 185.000 francs suisses, sans rapport avec les revenus de ses activités luxembourgeoises.
Les avances sur impôt pour 2002 lui furent remboursées. Le préposé rédigea une note manuscrite documentant sa décision. Toutefois, cette note a disparu du dossier. Les dirigeants de l’ACD n’ont pas été en mesure de fournir d’explication à cette disparition. L’auteur de la note étant décédé, le contenu de la note restera un mystère. «Le dossier du Dr. L. est passé par beaucoup de mains et il est possible que quelque chose se soit égaré», fit savoir à l’audience Monique Adam, directrice adjointe de l’ACD, entendue comme témoin.
«L’attitude de l’ACD a été pour le moins naïve et son comportement complètement incohérent», fit valoir dans son réquisitoire Guy Breistroff, le substitut du procureur. D’autant plus que le contribuable trainait déjà derrière lui des redressements fiscaux importants après un premier contrôle effectué par les services de révision de l’ACD en 1999.
Professionnels de la gestion à l’œuvre
«Le Dr. L. a orienté l’exercice de sa profession de la façon la plus lucrative, avec l’exploitation de plusieurs cabinets dentaires dans différentes juridictions et la mise en place de structures sociétaires», souligna le représentant du Parquet. «Cette organisation importante n’a pas pu être réalisée sans l’aide externe de professionnels de la gestion de sociétés», a t-il ajouté.
Le substitut s’est également étonné de l’attitude du fisc luxembourgeois qui recevait chaque année de la caisse de maladie le décompte des honoraires facturés par le médecin. Les décomptes recevaient un classement vertical.
En 2011, après l’alerte lancée par le Collège médical, le fisc s’est réveillé. Ce fut même le branle-bas de combat à la direction de cette administration. La cheffe du service de l’inspection s’adressa au bureau compétent pour connaître les raisons de la non-imposition du Dr. L.
En cinq jours chrono (alors que les délais sont en principe de deux à trois semaines) et sur base des seuls relevés de l’Union des caisses de maladies (UCM), il fut invité à s’acquitter rétroactivement de ses impôts pour les années 2002 à 2007. A partir de 2008, l’ACD lui envoya chaque année au mois de septembre des rappels à ses trois adresses différentes à Montana et à Sierre en Suisse et à Mamer. La précipitation s’explique par le fait que l’administration voulait éviter la prescription.
Le Dr. L. ne répondit ni aux courriers de l’administration, ni aux relances. Il en avait pourtant eu connaissance puisqu’un de ses avocats demanda des délais de paiement suite à la taxation d’office pour les années 2008 à 2012. Ce n’est d’ailleurs qu’en 2015 qu’il remit sa déclaration pour l’année d’imposition 2013.
Soins gratuits entre amis
Acculé et dans l’impossibilité de payer sa dette au fisc, le médecin sollicita aussi une entrevue avec la direction de l’ACD. Monique Adam indiqua lors d’une audition devant les policiers que le Dr.L. avait promis de régulariser sa situation, mais qu’il avait mis en cause sa taxation d’office jugée «excessive», car elle ne prenait pas en compte des prestations qu’il disait avoir effectué à titre gratuit pour des connaissances. «Les mémoires d’honoraires auraient été établis afin de permettre aux clients de se faire rembourser par la CNS», a raconté Monique Adam, ajoutant qu’elle voyait «dans cette pratique une infraction pénale supplémentaire».
Monsieur L. a expliqué que sa secrétaire était alcoolique depuis des années, ce qui expliquerait la mauvaise tenue du système informatique»Agent de l’ACD
Alors qu’il était sous le coup d’une enquête judiciaire, le médecin a d’ailleurs contesté devant le Tribunal ses bulletins d’impôts sur ses revenus de 2013 et 2014. La procédure a le mérite de lever le secret fiscal sur les dossiers des contribuables.
Dans le cas du «dossier L.», le réviseur mettait en exergue dans son rapport une série d’irrégularités et de fraudes, dont des paiements en espèces par les patients et les tentatives d’annulation dans le système informatique du cabinet dentaire de prestations injustifiées. L’agent du fisc raconta les échanges qu’il eut avec le médecin: «Monsieur L. a expliqué que sa secrétaire était alcoolique depuis des années, ce qui expliquerait la mauvaise tenue du système informatique».
Au sujet des prestations qu’il prétendait fournir gracieusement à ses amis et membres de sa famille, mais remboursés par la CNS, le prévenu «s’est montré stupéfait de ne pas avoir le droit de procéder ainsi», a indiqué le réviseur qui dit avoir averti le Dr.L. qu’il s’agissait d’actes frauduleux vis-à-vis de la caisse de maladie.
La Suisse refuse l’entraide
L’enquête de police a montré l’étendue du patrimoine du médecin ainsi que la complexité de la structuration de l’exploitation de ses activités libérales via des sociétés civiles et commerciales ainsi qu’une association sans but lucratif. Les enquêteurs n’ont toutefois pas été en mesure d’identifier les biens du médecin en Suisse, ce pays ayant refusé d’exécuter une commission rogatoire internationale sur la prévention de fraude fiscale.
Les perquisitions dans les banques au Luxembourg ont montré que le médecin, aux prises avec le fisc et la justice, avait transféré les actions de ses nombreuses sociétés ainsi que ses comptes en banque sur son épouse, afin d’échapper au recouvrement forcé de ses impôts.
Le tribunal a suivi son «intime conviction» pour condamner lourdement le prévenu. Les juges n’ont pas retenu l’escroquerie fiscale, mais seulement sa tentative, parce qu’il n’y pas eu d’anéantissement de la dette fiscale, l’ACD ayant procédé à une taxation d’office.
Ils ont fait savoir que «la simple intention d’obtenir une optimisation fiscale ne saurait, à elle seule, être considérée comme une intention frauduleuse».
Les magistrats ont mis en cause les «mensonges flagrants» du médecin et de son comptable lors de la réunion de 2003 avec les agents des impôts. Ils ont d’ailleurs retenu ces mensonges comme l’élément moral de l’infraction de fraude fiscale intentionnelle, car ils «démontrent une intention évidente du (docteur) de disparaître du radar de l’ACD».
Le prévenu a tenté de surprendre la religion des juges (ce qui) établit à suffisance la façon systématique dans l’utilisation des manœuvres frauduleuses»Jugement de la 16e Chambre correctionnelle
L’absence totale de comptabilité et de pièces pendant un délai d’usage de dix ans relève aussi de manœuvres frauduleuses: «Le tribunal, lit-on dans le jugement, a acquis l’intime conviction que cette omission constitue une véritable manœuvre frauduleuse destinée à cacher à qui de droit, mais notamment à l’ACD, ses importants revenus générés au Luxembourg».
La religion des juges
Les juges estiment encore que le changement de bénéficiaire économique des comptes de ses sociétés commerciales, deux mois après son inculpation en 2017, constitue «une manœuvre frauduleuse supplémentaire destinée à cacher ses propriétés mobilières et immobilières à l’ACD et à empêcher ainsi tout recouvrement forcé».
Le tribunal considère enfin avoir été trompé jusqu’à l’audience. Car le prévenu avait soumis aux juges des documents laissant croire que le changement de bénéficiaire économique de ses sociétés en faveur de son épouse remontait à 2010 et non à 2017 comme les perquisitions dans les établissements financiers le montraient : «Le prévenu a tenté de surprendre la religion des juges (ce qui) établit à suffisance la façon systématique dans l’utilisation des manœuvres frauduleuses».
Le Dr. L. a bénéficié de la peine inscrite dans l’ancienne loi sur la fraude fiscale aggravée, en vigueur avant la réforme de 2016. S’il avait été soumis au nouveau dispositif, l’amende aurait pu atteindre dix fois le montant éludé, soit 42,4 millions d’euros.
Le jugement du 2 avril est susceptible d’appel.