La complaisance d’un notaire envers des clients d’Azerbaïdjan l’a conduit devant la justice. Il a fermé les yeux sur la provenance des fonds destinés à l’achat d’appartements dans la capitale. Les flux financiers passaient par les Iles Vierges britanniques avant de se perdre en Russie.
L’ex-notaire a échappé à un procès en correctionnelle et à l’étalage public de ses grosses défaillances professionnelles en matière de lutte anti-blanchiment. Il a fait le choix d’une transaction pénale avec le Parquet, une sorte de plaider coupable à la luxembourgeoise. Le 17 mars dernier, la 18e chambre du tribunal présidée par Georges Everling a avalisé l’accord passé un mois plus tôt avec le procureur d’Etat Georges Oswald.
Paul Bettingen, notaire à Senningen entre 1984 et 2020, a reconnu sa responsabilité et accepté le principe d’une amende de 70.000 euros pour infraction à la loi modifiée du 12 novembre 2004 relative à la lutte contre le blanchiment et contre le financement du terrorisme.
Clap de fin. Une première audience, le 11 mars, en l’absence du prévenu représenté par son avocat, a permis aux juges de faire le constat que les deux parties, Parquet d’un côté, prévenu de l’autre, étaient toujours favorables à l’option du jugement sur accord trouvé en février et surtout sur le montant de l’amende. Celle-ci a été modulée en fonction des revenus du prévenu. En à peine dix minutes, l’affaire fut expédiée et le tribunal a pu suivre son cours normal avec des affaires de mœurs, d’homicide involontaire et de faux en écritures.
4 appartements à Merl pour 6,8 millions
Les infractions reprochées au notaire, qui a démissionné de sa charge au cours de l’enquête le visant, n’ont rien d’anodin. Il a fermé les yeux, ou à tout le moins, il s’est montré particulièrement négligeant sur l’origine des fonds de ses clients originaires d’Azerbaïdjan qui investissaient dans des appartements à Merl, un des quartiers les plus en vue de la capitale.
Une perquisition en janvier 2019 à l’étude et l’enquête de la Police judiciaire ont montré l’extrême faiblesse du dispositif d’évaluation du risque des clients mis en place et l’absence de procédures formelles anti-blanchiment. Le notaire s’était appuyé sur les propres évaluations de la banque, en amont des transactions immobilières. Or la banque était l’ABLV, mise en sursis de paiement à la demande de la CSSF en février 2018 et placée en liquidation judiciaire depuis juillet 2019. La maison-mère en Lettonie fut au coeur d’accusations de blanchiment, notamment en Russie et en Azerbaïdjan, par les autorités américaines.
Le notaire n’aurait jamais dû accepter de passer, le 20 décembre 2017, les quatre actes pour l’acquisition de quatre appartements en état futur d’achèvement dans une résidence luxueuse. Les prix des biens s’échelonnaient entre 1,646 million et 1,776 million l’unité. L’investissement a porté sur un montant de 6,833 millions d’euros. Une partie de cette somme – 3,190 millions – fut avancée, la veille des transactions, par le client sur le compte tiers du notaire.
A Luxembourg, les révélations depuis 2017 autour de l’Azerbaidjani Laundromat, qui ont éclaboussé des dirigeants politiques occidentaux, ont eu un impact plus que mesuré sur la réactivité de certains notaires et leur capacité à actionner leurs warnings.»
L’absence de prêt bancaire et de mention de l’origine des fonds ayant servi à ces acquisitions ainsi que l’origine azérie de la plupart des administrateurs de l’acheteur, la société de participation financière (Soparfi) Globalbuild International S.A., auraient dû inviter le notaire à redoubler de prudence.
Incursion vers la lessiveuse azérie
Quelques mois avant ces opérations, l’Azerbaïdjan avait été au cœur d’un retentissant scandale financier autour de l’International Bank of Azerbaidjan (IBA) révélé, sous le nom de Azerbaijani Laundromat, par une enquête des ONGs Organized Crime and Corruption Reporting Project (OCCRP) et Transparency International. Cette république du Caucase, qui tire sa richesse des hydrocarbures, était sur les radars de tous les opérateurs du secteur financier pour des suspicions de corruption au niveau de son élite politique et de blanchiment massif.
En 2019, de nouvelles révélations – dont celles du magazine Forbes – ont permis de faire un lien entre IBA, son ancien président Jahangir Hajiev (condamné en 2016 pour corruption) et un certain Khagani Bashirov. Il est un des hommes-clefs de l’enquête luxembourgeoise qui a débouché sur la condamnation du notaire.

On retrouve le nom de Bashirov entre 2015 et 2017 dans Globalbuild. Puis, il cède la place à de nouveaux administrateurs venus de Bakou, dont Azar Mammadov, déclaré comme le bénéficiaire effectif du compte bancaire de la Soparfi auprès d’ABLV.
Natif de Kirovabad en 1961, détenteur d’un passeport français, officiellement résident luxembourgeois, Bashirov est un des fondateurs de la Chambre de commerce Luxembourg-Azerbaidjan, avec l’ex-député ADR Jacques-Yves Henckes et l’ancien directeur commercial de Cargolux Pierre Wesner. Bashirov y siège toujours notamment aux côtés de Philippe Dauvergne, le patron du Freeport Luxembourg, rebaptisé depuis janvier dernier Luxembourg High Security Hub.
Liens avec le dirigeant du Freeport
Les chemins de Dauvergne et Bashirov se sont croisés à Luxembourg, notamment dans Vallis and Pontem Advisory (VPA), société de conseil économique et fiscal ayant eu son siège boulevard Royal. Lors de la constitution en 2010, Bashirov représente l’actionnaire majoritaire, une offshore de droit néerlandais. VPA a assuré depuis 2016 la fonction de commissaire aux comptes de Globalbuild. VPA a aussi géré une offshore des Iles Vierges britanniques (BVI) Zirko Assets Corporation, de laquelle des flux financiers sont partis pour alimenter les comptes de Globalbuild auprès d’ABLV entre février et août 2017.
L’enquête luxembourgeoise a permis de faire un lien entre Zirko, une autre BVI, Bakinshaat Group Limited et une banque russe, International Financial Club (IFC), propriété de l’épouse d’un marchand d’armes russe, Sergei Chemezov.
La cellule de renseignement financier du Parquet général (CRF) a remonté les flux d’argent jusqu’au compte de Bakinshaat auprès d’IFC. Entre février et août 2017, des premiers virements pour un total de 29,8 millions d’euros sont partis vers Zirko, puis de cette BVI vers les comptes à l’ABLV Luxembourg de l’acheteur des appartements à Merl.
Doutes sur la résidence luxembourgeoise
Les enquêteurs luxembourgeois se sont montrés perplexes devant des structurations offshore «inintelligibles» à l’utilité économique et juridique peu justifiée, qui a surtout rendu un retraçage impossible au-delà du compte en banque en Russie.
Il fut impossible de déterminer l’origine de l’argent des fonds qui sont venus alimenter le marché immobilier luxembourgeois, sauf à pointer les liens évidents vers l’Azerbaïdjan.
Selon les informations de Reporter.lu, les bénéficiaires effectifs de Bakinshaat sont des Azéris qui sont officiellement répertoriés comme résidents luxembourgeois dans le registre national des personnes physiques. Les enquêteurs ont toutefois mis en doute la réalité de cette domiciliation.
Bakinshaat a des odeurs de soufre: le Times of Israel évoquait en octobre dernier le nom de cette société dans une affaire de vente d’armes controversée, assorties d’une caisse noire, par un fabricant israélien aux Azéris via la Russie. Le fabricant Israel Aerospace Industrie aurait ainsi versé 2,8 millions de dollars à Bakinshaat qui se présente comme une entreprise de construction impliquée dans des projets gouvernementaux en Azerbaïdjan.
Si ces informations n’étaient pas connues à l’époque des faits, d’autres signes d’alerte, consultables par une simple recherche sur Google, auraient dû inciter le notaire à refuser d’acter les quatre ventes immobilières. La presse internationale regorgeait alors d’informations peu favorables à la réputation de l’Azerbaidjan. La réglementation anti-blanchiment aurait aussi dû le pousser à dénoncer ses clients aux autorités luxembourgeoises.
Aux petits soins avec les élites
A Luxembourg, les révélations depuis 2017 autour de l’Azerbaidjani Laundromat, qui ont éclaboussé des dirigeants politiques occidentaux, ont eu un impact plus que mesuré sur la réactivité de certains notaires et leur capacité à actionner leurs warnings. Il faut dire que la profession n’est pas la championne des déclarations de suspicions douteuses auprès de la CRF. La cellule anti-blanchiment rapporte 51 dénonciations en 2019, année record, contre 6 seulement un an plus tôt.
La communauté azérie du Luxembourg soigne ses liens avec les élites autochtones, y compris sur le plan culturel et caritatif. La Chambre de commerce Luxembourg-Azerbaïdjan, dont certains membres ont joué des rôles de premier plan dans l’affaire Bettingen, tient depuis des années un stand au Bazar International. L’association culturelle d’Azerbaïdjan «Karabagh» à Luxembourg a réuni du beau monde autour d’un des fondateurs Seymur Ahmadov, par ailleurs administrateur de VPA. La cheffe étoilée Léa Linster occupa la présidence de l’asbl jusqu’à sa démission le 16 octobre dernier. Martine Schaeffer, actuelle présidente de la Chambre des notaires, rendit quant à elle son mandat de vice-présidente deux semaines plus tard, le 29 octobre.