A la suite des Panama Papers, la Cour administrative impose des limites au secret professionnel des avocats d’affaires, champions des montages offshore. Au nom de l’intérêt général, ils devront se montrer plus coopératifs avec le fisc pour traquer la fraude et l’évasion fiscale.
Le Barreau a crié au sacrilège lorsque le fisc enjoignit en 2016 des avocats d’affaires de révéler les noms de leurs clients cachés derrière des structures panaméennes. Les avocats virent sans exagération dans cette initiative une attaque «insidieuse et frontale» contre eux et contre l’Etat de droit qui pose leur secret professionnel en un impératif d’ordre public. La profession se mobilisa et émit une sorte d’oukaze qui rappela à ses membres les risques encourus par ceux qui seraient tentés de collaborer avec les préposés de l’Administration des contributions directes (ACD). La violation du secret professionnel inscrite dans la loi modifiée du 10 août 1991 sur la profession d’avocat et solidement ancrée dans leur règlement d’ordre intérieur du 9 janvier 2013 est en effet passible de peine de prison.
Le fisc ne lâcha pas prise. La publication en 2016 dans la presse internationale des Panama Papers, issus d’une fuite de documents de la firme Mossack Fonseca révélant des montages pour éluder les impôts, fut une occasion inespérée pour réactiver des pouvoirs d’enquête auprès des avocats qu’il n’avait pas utilisés depuis la Libération. L’ACD mit la pression sur les avocats luxembourgeois épinglés par les Panama Papers pour qu’ils révèlent les noms des bénéficiaires économiques ultimes des structures au Panama. Des astreintes de 2.500 euros furent infligées aux récalcitrants, qui les contestèrent.
Mise au pas des avocats d’affaires
Un bras de fer s’ensuivit devant la justice administrative, Tribunal d’abord en novembre 2019 puis Cour au printemps dernier. En première instance, la juridiction rendit un arbitrage favorable aux avocats, mais le vent a tourné au second tour de piste devant la Cour administrative, qui a penché en faveur des contributions directes.
Le régime de la surveillance fiscale générale s’inscrit dans la lignée du principe constitutionnel de l’égalité devant l’impôt.“Francis Delaporte, président de la Cour administrative
La juridiction a livré le 13 juillet dernier une série de décisions qui marqueront incontestablement une nouvelle étape dans la transparence financière, la normalisation de la place et la mise au pas des avocats d’affaires. La juridiction a en effet consacré les pouvoirs d’investigation de l’administration fiscale luxembourgeoise et son droit de solliciter auprès des avocats des renseignements de tierces personnes. Un droit que lui confère une loi allemande du 22 mai 1931, source d’inspiration et d’ancrage du droit fiscal luxembourgeois. Le barreau doit s’incliner et collaborer désormais avec le fisc au nom de la lutte contre l’évitement d’impôts.
Bons perdants, les avocats relativisent désormais la portée des arrêts qui encadrent leurs activités dans le conseil et la représentation en matière fiscale. «Ce n’est pas dramatique et il n’y a pas que du mauvais dans les arrêts», analyse l’un d’eux. «L’espace dans lequel les avocats devront répondre aux sollicitations de l’ACD reste très limité», poursuit-il. Un constat confirmé par la Bâtonnière Valérie Dupong qui a dit, dans plusieurs médias, son soulagement d’avoir eu une interprétation des articles 175 et 201 de la loi générale des impôts dit «Abgabenordnung» (AO), la loi fiscale héritée de l’Allemagne, il y a 90 ans.
Le réveil du mort-vivant
Les propos consensuels de la Bâtonnière tranchent avec le discours que son prédécesseur François Kremer avait tenu à l’automne 2019 devant les juges de première instance, les implorant de privilégier «la supériorité de la valeur du secret de l’avocat sur la volonté mercantile de l’Etat de faire des sous». La Cour administrative a dit tout le contraire, estimant que l’intérêt général, c’est-à-dire la juste perception des impôts dus, primait sur les privilèges des avocats d’affaires.
Octroyant des pouvoirs d’enquête étendus au fisc, le dispositif n’avait pas été utilisé depuis l’occupation allemande. Au cours de la procédure administrative, Philippe Hoss, avocat du Barreau, en avait parlé comme d’une «espèce de disposition mort-vivante se trouvant en état catatonique depuis 1944». En effet, jamais depuis lors l’ACD ne s’était aventurée à réanimer le «zombie» (dixit Me Hoss) et à imposer aux avocats la levée de leur secret professionnel pour faire la chasse à des pratiques douteuses qu’ils ont eux-mêmes contribué à mettre en oeuvre.
Toutefois, les temps ont changé. Alors qu’en septembre 2020, le Tribunal administratif avait débouté le fisc pour «excès de pouvoir», la Cour administrative, à dix mois d’intervalle et suite à un appel interjeté par l’Etat, a tenu compte de ces évolutions qui hissent la lutte contre l’évasion fiscale et le blanchiment d’argent en priorités du gouvernement. En 2016, Pascale Toussing, directrice de l’ACD, avait déjà invoqué «l’esprit du temps (qui) tend actuellement clairement et plus que jamais à lutter vigoureusement contre la fraude et l’évasion fiscales comme le démontrent sans équivoque les multiples initiatives politiques récentes qui sont destinées à rendre davantage transparent l’ensemble des transactions financières effectuées entre les différents acteurs concernés par la matière».
Peu de munitions
Francis Delaporte, le président de la Cour administrative a pris en main en personne le dossier des Panama Papers. Dans chacun des arrêts qu’il a rendus en quelques mois, il a analysé dans le moindre détail et sur plus de 50 pages le régime de surveillance fiscale générale inscrit dans l’AO ainsi que la littérature juridique que cet embarrassant héritage des Allemands a générée depuis les années 1930.
Il estime que le principe même de cette surveillance générale par l’administration n’est pas à remettre en cause, parce qu’il s’inscrit «dans la lignée du principe constitutionnel de l’égalité devant l’impôt impliquant que l’administration est tenue d’appliquer la loi fiscale dans toute sa portée et à l’égard de toutes les personnes soumises à l’impôt».
Le motif d’intérêt général de la correcte perception des impôts (…) doit l’emporter sur la protection des confidences entre l’avocat et son client.“Cour administrative, 13 juillet 2021
La Cour s’est donc focalisée sur les conditions permettant à l’ACD de se prévaloir du régime de surveillance générale et lancer ainsi des investigations sans pour autant disposer d’informations précises.
Le Barreau a vu dans cette démarche une pêche aux informations (fishing expeditions) proscrite par la loi dans le cadre de l’échange d’information au niveau international. Car pour actionner un tel mécanisme d’entraide, les Etats sont tenus de définir des cas d’impositions précis et une finalité fiscale. Or, dans le cas des Panama Papers, les révélations ont porté sur des structures offshore mises en place avec l’aide d’avocats luxembourgeois ayant servi de prête-nom à des clients pour assurer leur anonymat. Le fisc avait donc peu de munitions. Ses données nominatives renseignant de l’identité des bénéficiaires ultimes des montages faisaient défaut.
Le contexte légal dans lequel l’administration a opéré en 2016 en s’octroyant des pouvoirs d’investigation étendus n’est pas comparable aux contraintes prévues par l’échange d’informations au niveau international, a précisé la Cour. Car les soupçons des autorités portent sur des contribuables luxembourgeois, en leur qualité de résidents fiscaux ou en raison des revenus ou d’éléments de fortune rattachables au Luxembourg.
Opposabilité à la carte
«Afin de se prévaloir de la procédure de surveillance fiscale générale (…), l’autorité compétente doit être en mesure de présenter un motif justificatif consistant en des indices suffisamment concrets qui rendent probable une élusion ou une réduction indue d’impôts déjà achevée ou en cours», précise Francis Delaporte.
Il ne fait pas de doute à ses yeux qu’avec l’affaire des Panama Papers largement relayée par la presse, l’administration luxembourgeoise a pu se prévaloir «des indices suffisants qui rendent probables des manœuvres de réduction indues d’impôts ou d’évasion fiscale». Peu importe d’ailleurs si les documents à la base des révélations des montages panaméens ont une origine illégale, souligne encore le magistrat.
Le Barreau n’a pas su le convaincre du caractère absolu du secret professionnel de l’avocat, même lorsque celui-ci agit en conseil et en représentation en matière fiscale. «Il est inconcevable, fit valoir leur défense, que l’on exige de l’avocat ayant conseillé son client sur sa situation fiscale qu’il communique les informations y relatives à l’administration fiscale, toute autre appréciation anéantissant le lien de confiance entre le client et son avocat». L’argumentation a sonné creux.
La législation fiscale prévoit des exceptions au caractère absolu du secret de l’avocat. Son opposabilité fonctionne «à la carte» et dépend de la nature des missions qui leur sont confiées. Les avocats sont ainsi tenus de dénoncer à la justice les soupçons de blanchiment, même si les dénonciations ne passent pas directement à la Cellule anti-blanchiment du Parquet général et transitent par le filtre du Bâtonnier. Inscrit dans l’article 177 AO, ce droit à l’opposabilité du secret contre le fisc ne vaut pas non plus lorsque l’avocat agit en sa qualité d’administrateur de société.
L’exception qui confirme la règle?
La loi modifiée de 1991 sur la profession d’avocat ne délimite pas les contours de leurs activités. Leurs domaines d’intervention sont étendus, notamment dans le monde des affaires. «La largeur des domaines dans lesquels l’avocat peut intervenir (…) entraine que ses activités peuvent en partie présenter des liens plus ou moins ténus, voire insignifiants avec sa mission d’assistance et de représentation des justiciables dans le cadre de litiges précontentieux et judiciaire ou en vue de leur prévention, laquelle mission justifie (…) la protection particulière accordée à son secret professionnel», analyse la Cour.
Le droit de l’avocat d’opposer son secret à l’administration fiscale et de refuser de collaborer avec elle ne concerne pas ses activités de conseil ou de représentation en matière d’impôts, estiment les juges. Pour autant, les magistrats posent dans leurs arrêts des exceptions à l’exception qui pourraient limiter considérablement les pouvoirs d’enquête de l’administration fiscale auprès des études d’avocats. Ce qui explique d’ailleurs que la Bâtonnière ait cherché à dédramatiser la portée des arrêts du 13 juillet.
Ainsi, le secret professionnel de l’avocat reprend-il ses droits lorsque celui-ci risque d’exposer son client à des poursuites pénales. «Le motif d’intérêt général de la correcte perception des impôts (…) doit l’emporter sur la protection des confidences entre l’avocat et son client, de sorte que le premier doit révéler sur demande de l’administration les éléments factuels dont il a eu connaissance en raison de son activité de conseil et de représentation par rapport à la situation fiscale de son client, sauf l’hypothèse où la réponse donnée par l’avocat exposerait son client à un risque de poursuites pénales», énonce la Cour administrative.
Des lignes de conduite à définir
Le raisonnement de la juridiction relève donc un peu de l’exception qui confirme la règle. Un avocat d’affaires qui fait une déclaration de soupçon à la Cellule de renseignement financier (CRF) – quand bien même il aurait participé aux montages byzantins de son client pour abus du droit – ne pourra plus collaborer avec le fisc.
Au lendemain des arrêts de la Cour, la Bâtonnière a déclaré vouloir discuter avec les contributions directes pour établir «des lignes de conduite» pour fluidifier les relations entre des interlocuteurs qui jusqu’alors ne parlaient pas ensemble. Si l’ACD peut crier victoire dans ce bras de fer avec le Barreau, c’est assurément une victoire en trompe l’œil. Les Panama Papers vont sans doute conserver une part de mystère sur l’identité des contribuables luxembourgeois qui se dissimulent dans les contrées exotiques.
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