Depuis trois ans, les autorités cherchent à savoir qui se cache derrière les Panama Papers liés au Luxembourg. Des avocats luxembourgeois sont dans le collimateur de l’administration fiscale. Ils refusent de lui communiquer la moindre information relative à leurs clients et l’attaquent pour abus de pouvoir.
Les avocats luxembourgeois ont sorti l’artillerie lourde mardi dernier devant le Tribunal administratif. Pendant plus de deux heures, les juges ont entendu, à grand renfort d’envolées oratoires, les recours de six d’entre eux cités par l’enquête journalistique des Panama Papers en 2016. Ces recours en annulation pour «abus de pouvoir» visent une série de décisions prises fin janvier 2018 par la directrice de l’Administration des Contributions directes (ACD), Pascale Toussing.
Elle y enjoignait tous les avocats épinglés par les Panama Papers de révéler les noms de leurs clients cachés derrière les structures exotiques mises en place avec l’aide de la firme panaméenne Mossack Fonseca. Le fisc luxembourgeois estime que le secret de l’avocat ne couvre pas les activités «rentrant dans le domaine des avocats d’affaires».
La directrice de l’ACD considère que ces contrôles s’inscrivent «dans l’esprit du temps», celui de la transparence où ceux qui n’ont rien à cacher n’auraient rien à craindre des contrôles fiscaux.
Ironie de l’histoire: pour se mettre dans «l’air du temps» et justifier l’étendue des pouvoirs d’enquête de son administration, Pascale Toussing invoque une disposition de la Loi générale des impôts remontant à 1931.
Des astreintes de 2.500 euros
Soutenus par le Barreau, les avocats ont refusé d’obtempérer, voyant dans la démarche de l’administration une attaque inacceptable contre leur secret professionnel. D’autant moins acceptable que la violation de son secret professionnel, ancré dans la loi de 1991, peut entraîner des poursuites pénales pour un avocat.
Pascale Toussing a infligé des astreintes aux récalcitrants. Leurs montants sont restés modestes, tournant autour des 2.500 euros. La légitimité de ces astreintes est au cœur des recours de six avocats et de leurs études. Il s’agit de Simone Retter, Didier McGaw, l’étude Brucher& Thielgen, Clive Godfrey, Lex Thielen et Ysuf Meynioglu. Considérant que le fisc luxembourgeois avait franchi la ligne rouge et qu’en s’attaquant au secret des avocats, il s’en prenait aussi à l’Etat de droit, le Barreau de Luxembourg, l’organe d’autorégulation de la profession, a pris part à la procédure.
L’administration fiscale s’intéresse davantage aux offshores qu’aux contribuables luxembourgeois.Me Clive Godfrey
Après dix-huit mois de procédure et d’échanges intensifs de mémoires, leurs affaires ont été plaidées devant la 4e chambre du Tribunal administratif lors d’une audience survoltée de plus de deux heures. Les grands ténors du Barreau, le bâtonnier François Kremer et l’ancien bâtonnier François Prum étaient au rendez-vous face à leur contradicteur Sandro Laruccia, représentant de l’ACD. Ce dernier était bien seul face à ce puissant aréopage de robes noires.
Les Panama Papers tirent leur nom d’une fuite de millions de documents confidentiels sur des montages fiscaux (dont près de 300.000 sociétés offshores) venant du cabinet d’avocats panaméen Mossack Fonseca. Le Luxembourg, certaines de ses banques et de ses avocats – parmi lesquels des politiques comme Laurent Mosar (CSV), Guy Arendt (DP) ou Roy Reding (ADR) – ont été éclaboussés. Plus de 15.000 sociétés offshores créées par Mossack Fonseca ont un lien avec le Grand-Duché, selon le Consortium International de Journalistes (ICIJ), à l’origine de l’enquête.
Ces révélations ont fait l’effet d’une douche froide au Luxembourg. Elles sont intervenues au printemps 2016, alors que le gouvernement de Xavier Bettel (DP) assurait urbi et orbi avoir fait la purge des opérateurs qui avaient érigé la fraude fiscale et l’opacité en modèle économique.
Usines à gaz dans l’offshore
Trois jours après la publication de la base de données volées, la Commission de surveillance du secteur financier (CSSF) a initié une enquête d’envergure auprès des entités placées sous son autorité. Ses investigations ont abouti au printemps 2019 à la condamnation de 9 banques et entités financières à plus de 2 millions d’euros d’amende pour des violations de la règlementation financière.
L’administration fiscale a également déployé une intense activité de contrôle au lendemain des Panama Papers. Les préposés de l’ACD firent un épluchage méticuleux de la base de données de l’ICIJ. Les avocats apparaissant dans les montages exotiques furent sollicités pour livrer l’identité des bénéficiaires économiques des offshores.
Les demandes de l’ACD ont porté sur les montages effectués à partir du 1er janvier 2006, après l’entrée en vigueur de la retenue à la source sur les revenus de l’épargne au niveau européen. La Place financière luxembourgeoise avait monté des usines à gaz pour permettre à une partie de la clientèle fortunée de structurer ses avoirs dans des sociétés offshores afin d’échapper au nouvel impôt. L’évolution de la réglementation sur la transparence et la lutte contre la fraude fiscale a toutefois rendu ces schémas obsolètes après 2015.
«Tripatouillages» suspects
Les échanges épistolaires entre les agents du fisc et les avocats témoignent des crispations, voire de l’incompréhension entre les deux camps. Les agissements des sociétés ou intermédiaires luxembourgeois sont décrits par l’administration comme des «tripatouillages qui lèsent l’Etat luxembourgeois» et mettent en cause la réputation du pays. Les prestations des avocats d’affaires sont dépeintes comme «discutables, douteuses, voire inexistantes».
Les avocats se défendent avec véhémence d’avoir participé à des schémas de fraude fiscale en domiciliant des sociétés panaméennes sur le territoire grand-ducal. «Il n’y a pas de tolérance de la part du bâtonnier, aucune tendresse à l’égard des brebis galeuses», a fait valoir Me André Lutgen à l’audience. «Si les avocats avaient eu le moindre soupçon au sujet des sociétés offshores, ils n’auraient pas accepté le mandat et auraient fait une déclaration de soupçon auprès du bâtonnier», a-t-il ajouté. La domiciliation d’une société offshore à Luxembourg n’aurait d’ailleurs pas de sens du point de vue du fraudeur: «c’est la bêtise à ne pas faire», a ironisé l’avocat.
Si les avocats avaient eu le moindre soupçon au sujet des sociétés offshores, ils n’auraient pas accepté le mandatMe André Lutgen
Cette vue de l’esprit est loin d’être partagée par l’administration fiscale: «On affirme que les offshores ne sont pas résidentes. Je n’affirme pas que l’on mente, mais je constate qu’il y a des adresses au Luxembourg, les graphiques de l’ICIJ le montrent», a répondu Sandro Laruccia.
Voilà pourquoi l’ACD cherche à percer le mystère des Panama Papers auprès des avocats. L’étendue des pouvoirs d’investigation de l’administration fiscale luxembourgeoise auprès de la profession et la question de ses compétences territoriales à traiter des sociétés de droit panaméen a été au centre des débats devant les juges.
Téléscopage
Me Clive Godfrey a parlé «d’un piège tendu par l’administration pour obtenir des cabinets d’avocats luxembourgeois des informations qui ne portent pas sur des contribuables luxembourgeois». Il a accusé le fisc de «s’intéresser davantage aux offshores qu’aux contribuables luxembourgeois».
Sandro Laruccia a défendu la pertinence des enquêtes. «Il est inconcevable, a-t-il déploré, qu’une administration fiscale ne puisse pas faire de contrôles, hormis les faits dont elle est saisie». «L’activité de l’ACD ne peut pas se limiter à la vérification des déclarations de revenus», a-t-il estimé.
La loi de 1991 sur la profession d’avocat a renforcé leur secret professionnel, presque absolu, sauf dans les cas de soupçons de blanchiment ou de financement du terrorisme qu’ils doivent communiquer à la Cellule de renseignements financiers du Parquet. L’aménagement de la règlementation sur le blanchiment leur permet d’effectuer leurs déclarations par l’intermédiaire du bâtonnier, en évitant des liaisons directes – et dangeureuses – avec le Parquet.
L’activité de l’ACD ne peut pas se limiter à la vérification des déclarations de revenus.Sandro Laruccia, ACD
La législation de 1991 se révèle toutefois incompatible avec les antiques dispositions de l’Abgabenordnung (AO), héritées de l’Allemagne et exhumées depuis peu par l’administration fiscale pour légitimer ses investigations auprès des avocats. Ce dispositif – paragraphe 175 de l’AO – autorise les contrôles fiscaux auprès des intermédiaires. Seuls les «avocats de la défense et les avocats dans la mesure où ils sont impliqués dans les affaires pénales» échappent à l’obligation de fournir des informations au fisc.
L’Abgabenordnung, ce zombie
Me Philippe Hoss, l’avocat du Barreau de Luxembourg, a dit son «effarement devant les positions de l’administration qui, en faisant revivre comme un zombie le dispositif, mettent à mal le consensus unanime depuis la fin de la 2e Guerre mondiale». Car le «consensus» avait empêché jusqu’à présent les Contributions directes de faire valoir des pouvoirs d’enquête étendus que lui procure l’AO de 1931. Aucun gouvernement n’a jamais pris la peine d’adapter ni de réécrire ce texte.
Le Barreau se refuse néanmoins à voir les avocats devenir des «supplétifs de l’administration fiscale». «Il en va de l’Etat de droit», s’est insurgé Me Philippe Hoss pour lequel le «secret de l’avocat n’est pas pour l’avocat, mais procède de l’Etat de droit».
Le secret de l’avocat n’est pas pour l’avocat, mais procède de l’Etat de droit.Me Philippe Hoss
Plein de solennité, le bâtonnier Me François Kremer a eu le mot de la fin, demandant au tribunal de favoriser «la supériorité de la valeur du secret de l’avocat sur la volonté mercantile de l’Etat de faire des sous».
Pour autant, le Barreau n’est pas au bout de ses peines, car un autre front s’est ouvert, à côté du terrain miné des Panama Papers. La transposition de la directive DAC 6, qui impose aux intermédiaires de dénoncer les montages juridiques agressifs, ouvre une seconde brèche dans le secret professionnel des avocats d’affaires. «Il s’agit d’une attaque insidieuse et frontale», s’est plaint le représentant du Barreau.