L’initiative «Reading Luxembourg» vise à accroître la visibilité de la littérature luxembourgeoise à l’étranger. Sans s’interroger sur certains freins au développement du public dans le pays. Notre analyse.
Le premier prix du Concours littéraire national a été attribué en 2019 à Samuel Hamen pour «I.L.E». Son texte est écrit en luxembourgeois, une langue qui jouit actuellement d’une belle dynamique littéraire. Il va bénéficier d’une aide du ministère de la Culture pour être publié chez un éditeur luxembourgeois. Mais de facto, environ la moitié de la population résidente ne pourra pas le lire, si l’on se réfère à la dernière étude du Statec sur la maîtrise des langues dans le pays.
Son cas n’est pas isolé. Pour ne prendre que quelques exemples, il est à ce jour impossible à un résident luxembourgeois francophone ou anglophone de connaître les œuvres de Roger Manderscheid ou de Nico Helminger, ni le fameux «Renert» de Michel Rodange, œuvre fondatrice de la littérature luxembourgeoise. Un résident anglophone ou germanophone ne peut de son côté ni découvrir le volet romanesque de l’œuvre de Jean Portante ni la poésie de Josée Ensch. Sans parler de certains ouvrages de référence sur l’histoire du pays ou dans la littérature pour jeune public.
Ce sont ainsi des pans entiers de la culture nationale qui sont fermés à des pans substantiels de la population, dans un pays où le multilinguisme, pris individuellement, est un mythe. La parfaite maîtrise de toutes les langues officielles du pays n’est le fait que d’une petite élite. Quelle est aujourd’hui la part des résidents susceptible d’acheter un livre en luxembourgeois? Quel est le pourcentage de jeunes luxembourgeois qui aiment lire en français?
Certains professionnels du pays observent d’un œil sceptique le potentiel d’intérêt du lectorat résidant d’origine étrangère, dans un contexte général de baisse de la lecture. Or cette baisse reste à prouver. On ne voit pas pourquoi les bons livres ne toucheraient pas ce public s’ils sont traduits dans une langue compréhensible pour lui, a fortiori auprès de populations qui ont une culture du livre bien ancrée dans leurs traditions. On peut se demander si ces réticences ne sont pas de l’indifférence, voire un réflexe d’entre-soi, une frilosité à tendre une main ouverte pour une confrontation des idées et des cultures.
Un marché primaire négligé
L’un des paris de la stratégie d’export «Reading Luxembourg» est de faire traduire les livres luxembourgeois par des éditeurs étrangers, ce qui leur permettra de revenir indirectement sur le marché domestique. Or, les chances que cela se produise sont extrêmement faibles, comme le soulignent nos recherches. Qui plus est, des traductions en serbe ou bosniaque, qui semblent avoir le vent en poupe actuellement, soulèvent le même problème de distribution que pour les éditeurs luxembourgeois, trop petits pour être efficaces hors de leurs frontières.
Il y a aussi un certain paradoxe à attendre des lecteurs étrangers qu’ils permettent aux résidents luxembourgeois de découvrir leurs auteurs. Ces résidents, auxquels on peut ajouter les frontaliers, devraient pourtant être le premier marché cible. Certes, on peut avoir envie de lire Jean Back à Belgrade ou à Sarajevo. Mais l’intérêt sera sans doute supérieur parmi les résidents d’origine étrangère à Luxembourg ou à Dudelange. Il ne serait pas inutile de faire un sondage sur cette question auprès des visiteurs des Walfer Bicherdeeg et de comparer les résultats avec un sondage à la Frankfurter Buchmesse ou à Livres Paris.
La fermeture des Éditions Saint Paul a soulevé une nouvelle fois la question de la fragilité du secteur de l’édition. Les éditeurs se concentrent sur les nouvelles parutions et la traduction d’auteurs étrangers, puisqu’ils ne peuvent pas bénéficier des aides à la traduction pour des auteurs luxembourgeois. Celles-ci sont réservées aux éditeurs étrangers, lesquels ne s’y intéressent guère. Est-ce pertinent?
Autre point qui interpelle: un traducteur étranger sera payé (en partie grâce aux subsides luxembourgeois) environ 20 euros par page, soit beaucoup plus que ce que peut espérer un auteur luxembourgeois qui touche 10% de droits sur les ventes de son livre. Permettre à un écrivain luxembourgeois de traduire un confrère ou une consoeur chez un éditeur dans le pays ne contribuerait-il pas davantage à soutenir l’écosystème national?
Certes, tous les ouvrages luxembourgeois n’ont pas vocation à être traduits dans les langues les plus usuelles du pays. Mais dans le cadre du futur Art Council, on peut se demander s’il ne serait pas temps de reconsidérer la question du public cible dans les différentes mesures de soutien au secteur du livre.
Sur la même thématique:

