Les Éditions Saint-Paul viennent de baisser le rideau. Entre opportunités et risques, éditeurs et auteurs tentent désormais de se repositionner. La disparition de cet acteur historique du monde luxembourgeois du livre révèle les faiblesses d’un écosystème sous pression.
Il a une nouvelle fois gâché la fête. En novembre 2017 déjà, le groupe Saint-Paul avait jeté un froid aux Walfer Bicherdeeg, pendant la cérémonie du Buchpräis, en annonçant le matin même la fermeture de la librairie Libo à la gare, l’un des rares pôles culturels de ce quartier de la capitale. Et voilà qu’il remet ça. Le 13 novembre 2019, le groupe diffuse un communiqué notifiant l’arrêt de ses activités d’édition de livres, point final d’une aventure démarrée en 1887. Il veut se recentrer sur ses activités d’éditeur de presse. Logiquement, Saint-Paul fermera le 18 janvier 2020 la Libo à Diekirch, sa dernière librairie encore en activité.
«Tout le monde a fait la fête autour des lauréats du Buchpräis, alors que la soirée était triste», commente le directeur du Centre national de littérature, Claude Conter. La nouvelle va faire l’objet de brefs échos dans les médias avant de disparaître du radar. Pourtant, l’onde de choc est loin d’être absorbée sur une scène du livre dynamique mais extrêmement fragile. Ce que résume Claude Conter: «on est très près d’une situation assez dramatique».
Dans son communiqué, le groupe Saint-Paul annonce avoir conclu un accord avec les éditions Schortgen afin que celles-ci reprennent ses activités à partir du 1er janvier 2020. Or ce transfert n’est pas aussi simple qu’il n’y paraît.
«Le Petit Martin» fait faux bond
Avant leur fermeture, les Éditions Saint-Paul étaient le numéro un du secteur de l’édition avec 222 publications recensées sur Lord.lu, un portail de gestion des droits d’auteur qui regroupe la quasi intégralité des ouvrages luxembourgeois sur le marché. Saint-Paul disposait d’un catalogue généraliste allant des Beaux-livres aux ouvrages scientifiques en passant par la littérature de jeunesse ou les livres scolaires.
Mi-février 2020, Lord.lu recensait 51 publications de Saint-Paul transférées à Schortgen, parmi lesquelles les bestsellers comme les ouvrages sur le Grand-Duc Jean ou sur Fränk Schleck, de nombreux livres de jeunesse ou encore des biographies en coproduction avec le CNA (Thierry van Werveke, Edward Steichen). Le directeur des éditions Schortgen, Manuel Schortgen, indique avoir à ce jour des contacts avec une trentaine d’anciens auteurs de Saint-Paul. À l’entendre, sa porte reste grande ouverte à ceux qui ne se sont pas encore manifestés: «En cas de réédition d’un livre, cela se fera chez nous aux mêmes conditions que dans le précédent contrat avec Saint-Paul», dit-il. Y compris pour la littérature? «Cela nous intéresse aussi, bien sûr, même si on ne peut pas vivre avec. C’est des livres qui apportent de la visibilité», estime-t-il. Une promesse qui n’engage que lui.
Le deal avec Saint-Paul fait passer Schortgen à la deuxième place sur le marché de l’édition (127 titres recensés sur Lord.lu), derrière op der Lay (160 titres) et devant Binsfeld (98 titres). Mais son offre, généraliste, est difficilement rentable. Le compte de résultat, publié au registre du commerce, affichait un chiffre d’affaires de 190.000 euros et un bénéfice de 58.000 euros en 2018, après trois années successives de pertes à hauteur de 25.000 euros par an.
L’éditeur a-t-il fait une bonne affaire avec Saint-Paul? Rien n’est moins sûr. L’offre de reprise n’a pas convaincu tout le monde. À commencer par les auteurs du trésor de guerre des Éditions Saint-Paul, «Le Petit Martin». De sources concordantes, ce manuel d’exercices scolaires à destination des écoliers, régulièrement réédité pour s’adapter à l’évolution des programmes, était la vache à lait des éditions Saint-Paul, son livre le plus rentable qui permettait de financer d’autres livres moins grand public. Or les papas du «Petit Martin», Laurent Kandel et Marc Schneider, ont préféré se tourner vers les éditions Ernster, où ils avaient des contacts avec un ancien employé des éditions Saint-Paul. Manuel Schortgen ne cache pas qu’il en est «très déçu».
Du côté de la littérature, les réactions sont mitigées. On ne change pas d’éditeur d’un claquement de doigt. L’écrivain Gaston Carré a publié en 2017 aux éditions Saint-Paul «Page Blanche», un roman inspiré par la crise de restructuration du Luxemburger Wort dans les années 2012-2013. Lui aussi préfère reprendre sa liberté. «Ce dernier livre est un texte susceptible d’être développé, et le fait d’en être propriétaire désormais me permet d’en faire la matière d’un projet nouveau. Un projet que, le cas échéant, je soumettrai à un éditeur également nouveau, mais un éditeur au sens fort du terme: un interlocuteur, qui me conseillera, me ‘corrigera’, m’accompagnera», dit-il.
L’écrivaine à succès de romans policiers, Monique Feltgen, n’a pas les états d’âme de Gaston Carré. La proposition de collaboration avec Schortgen va lui permettre non seulement d’avoir un intermédiaire pour la diffusion en librairie de son deuxième volume de fantasy, «Dolbod» (publié à compte d’auteur), mais aussi un éditeur pour son prochain roman policier. «Cela fait dix ans que je côtoie l’équipe de Schortgen, dont le stand était vis-à-vis des Éditions Saint-Paul aux Walfer Bicherdeeg. Cela crée des liens», dit-elle. Monique Feltgen est une écrivaine populaire qui va renforcer Schortgen dans le registre en vogue, et relativement rentable, des polars. Mais l’époque où elle était la seule sur ce créneau est révolue. Son «Tatort Rollingergronn», Buchpräis 2008, avait été un bestseller avec 7.000 exemplaires vendus. Désormais, le tirage moyen tourne plutôt autour de 2.000 exemplaires.
Autre problème: dans le deal avec les Éditions Saint-Paul, Manuel Schortgen dit avoir hérité de 26.000 livres à écouler. Ce stock pourrait s’avérer encombrant quand on sait que la durée de vie de la plupart des livres en librairie est de quelques semaines.
Risque systémique
L’arrêt des Éditions Saint-Paul pose aussi la question des perspectives pour les nouveaux projets d’édition. Qui pourra les soutenir?
Op der Lay se limite à la littérature et a réduit ses activités depuis le départ fin 2018 de l’un des piliers de cette maison d’édition, Robert Gollo Steffen. Au même moment, le groupe Editpress a vendu les éditions Phi à Roland Kayser.
Le seul acteur de poids à côté de Schortgen reste Binsfeld. Or, ses activités d’édition de livres (600.000 euros, soit 10% du chiffre d’affaires de la sàrl Com’Unity en 2018) sont déficitaires. Elles se financent grâce à l’activité de communication (90% des 5,9 millions de chiffre d’affaires). «C’est un business model mis sur pied par mon père il y a quarante ans et je m’y tiens», dit Marc Binsfeld.
En 2014, lorsque les éditions Ultimomondo ont fermé boutique, Binsfeld a accueilli dans son catalogue plusieurs auteurs, à commencer par l’éditeur Guy Rewenig, mais aussi l’un des auteurs phares de la scène littéraire luxembourgeoise, Nico Helminger. Mais «on ne peut pas tout faire», estime Marc Binsfeld. Il édite 10 à 12 livres par an et ne peut financer qu’un seul emploi exclusivement dédié à l’édition. Pas évident dans ces conditions d’accepter de nouveaux projets. Il hésite même à faire rééditer certains de ses livres à succès, comme celui de Josiane Weber sur les «Familien der Oberschichten in Luxemburg», qui est épuisé. «C’est un risque que je ne suis pas sûr de vouloir prendre», dit-il.
Les petits éditeurs sous pression
À côté des deux poids lourds restants pour l’offre généraliste, de nombreux petits éditeurs gravitent sur la scène de l’édition littéraire. Depuis une dizaine d’années, une pléïade de nouveaux acteurs ont fait leur entrée sur la scène littéraire. C’est le cas de Hydre, Kremart, Capybarabooks, Black Fountain ou encore Friederich-Schmits. Ces éditions sont gérées par des passionnés qui sont souvent également eux-mêmes auteurs. Leur travail d’écriture et d’édition est généralement bénévole. Ils n’ont pas les moyens de faire appel à des lecteurs professionnels. L’accompagnement des auteurs et la qualité de l’édition peuvent s’en ressentir.
Comme l’observe le directeur de Hydre et président de la fédération luxembourgeoise des éditeurs, Ian de Toffoli, «ce sont des micro-boîtes confinées dans leur petit segment. Elles ne vont pas mourir aussi longtemps que les subsides du Fonds culturel national restent. Mais elles ne vont jamais créer de gros bestsellers et n’ont pas le poids sociétal et social de Binsfeld ou Schortgen». Celui qui est aussi auteur de pièces de théâtre plaide pour l’instauration d’un système de type Film Fund, avec un financement de tous les intervenants dans la chaîne de production. Cela permettrait la professionnalisation du secteur et tirerait la qualité vers le haut.
Le Fonds culturel national a accru la pression sur ces petits éditeurs en réduisant le montant maximum de subsides par livre (de 4.000 à 3.500 euros) et par éditeur (un maximum de 50% de publications soutenues, avec un plafond de quatre subventions). Cela «en raison du nombre croissant de demandes en général, de l’introduction de bourses pour éditions de livres d’enfants et de jeunesse, mais aussi parce que les réserves du Focuna sont épuisées et que les recettes apportées par l’Oeuvre sont constantes à hauteur de 600.000 euros », indique son président Jo Kox. Une situation qui pourrait évoluer dans le cadre d’un futur Luxembourg Art Council.
D’ici là, cette pression sur l’écosystème se manifeste au niveau des chiffres globaux de publication. Lord.lu recense 98 ouvrages publiés en 2019, un chiffre qui passe pour la première fois depuis 2013 sous la barre des 100 publications. Le maximum historique avait été atteint en 2017 avec 147 publications. Le directeur de la Luxembourg Organization for Reproduction Rights (Luxorr), Romain Jeblick, estime que «le Luxembourg est l’un des pays au monde qui produit proportionnellement le plus de livres par habitant». La fermeture des Éditions Saint-Paul pourrait être le signe que la fête est finie.