Les participants aux cérémonies d’ouverture en conviennent: le lancement symbolique de la fusée «Esch 2022» a fait pschitt. La conception générale de l’événement a mis au grand jour des failles qui ébranlent le concept de «Remix», au cœur du projet. Une analyse.
«Remixer» le territoire d’Esch, du sud du pays et de huit communes frontalières, telle est l’ambition affichée par la Capitale européenne de la Culture. Celle-ci doit créer une nouvelle dynamique dans cette région de 200.000 habitants encore marquée par la crise de la désindustrialisation. Ce que le bourgmestre de la ville d’Esch et président de l’asbl «Esch 2022», Georges Mischo (CSV), a résumé d’une formule choc, mais somme toute un peu creuse, au public et aux personnalités rassemblées samedi dernier en fin d’après-midi devant son Hôtel de ville: il s’agit de transformer «la capitale du fer en capitale du savoir-faire».
La directrice générale d’Esch 2022, Nancy Braun, a promis que cette journée d’inauguration serait inédite en son genre. On allait faire l’expérience grandeur nature du concept de «Remix». La manifestation était ouverte à 25.000 personnes, un chiffre limité en raison des contraintes liées à la pandémie qui, il est vrai, n’aura pas facilité la tâche des organisateurs. Affichée comme «sold out», elle aura finalement réuni d’après les organisateurs quelque 18.000 personnes réparties sur les deux sites de Esch-ville et Esch-Belval, ainsi que 14.000 spectateurs en streaming depuis 50 pays.
Le concept «Remix» a été rabâché par tous – officiels et animateurs – pendant toute la soirée comme un mantra. Mais rien n’indique que le projet ait été compris par les participants – et a fortiori par ceux qui en auront été écartés. Qui plus est, la manière dont a été mise en scène cette journée conforte les doutes, émis tout au long de l’histoire chaotique de cette capitale européenne de la Culture, sur la capacité d’Esch 2022 à atteindre les objectifs annoncés.
Babel in Esch
L’un des axes clés du programme est «Remix Yourself». Il s’agit de «cultiver le vivre-ensemble sociétal», peut-on lire sur le site de Esch 2022, dans une région qui accueille plus de 120 nationalités. «Vous êtes en train d’écrire la première page de notre nouveau roman», a ainsi lancé Georges Mischo place de l’Hôtel de ville. Encore faudrait-il que chacun soit à même d’entendre la même histoire.
La soirée a été animée exclusivement en français. Les discours officiels se sont tenus en luxembourgeois et/ou français, sans autre traduction simultanée que celle projetée sur écran pour personnes mal-entendantes. Quelques mots ont été prononcés en serbe et lituanien, pays qui accueillent également en 2022 des capitales européennes de la Culture: Novid Sad et Kaunas. En revanche, il n’y a eu aucun mot symbolique en portugais, population qui représente un tiers des habitants d’Esch. Le budget de deux millions d’euros consacré à l’inauguration n’aurait-il pas justifié l’investissement dans une traduction simultanée trilingue – luxembourgeois/français/anglais?

Sur les quelque 130 projets et 2.000 événements de cette capitale européenne de la Culture, 600 manifestations seront multilingues, 407 en français, 376 en luxembourgeois, 294 en allemand et 298 en anglais. Ainsi vient d’ouvrir au bâtiment Massenoire à Belval une très belle et riche exposition «multilingue» intitulée «Remix Industrial Past: Constructing the Identity of the Minett». Conçue en partenariat avec l’université de Luxembourg, elle intègre 1h30 de témoignages audios sur l’histoire de la sidérurgie, notamment en luxembourgeois, allemand, français et italien. Il n’a pas été prévu de traductions via un simple audio-casque qui aurait mis tous les témoignages à la portée de tous, décloisonnant par là-même les points de vue.
Hors-jeu
Esch s’enorgueillit de son multiculturalisme et de son multilinguisme, fantasme qui impressionne toujours les médias étrangers. Au «Beauty Barber» de la rue Brasseur, nul n’a entendu parler de Esch 2022 capitale européenne de la Culture. «On ne parle pas bien français», s’est excusée une employée à qui Reporter.lu a posé la question alors que la fête battait son plein quelques rues plus loin.
Fallait-il ajouter aux barrières linguistiques des modalités d’inscription compliquées et une communication confuse autour des festivités d’ouverture? La directrice générale Nancy Braun, interrogée à ce sujet dans les médias, a justifié que le mystère faisait partie du concept de cette manifestation «participative». Un autre mot clé de la stratégie d’Esch 2022, à l’heure où les politiques culturelles doivent répondre d’une exigence de démocratisation des publics.
De facto, la complexité du questionnaire d’inscription aux festivités du 26 février a exclu les personnes peu ou pas connectées aux outils digitaux – en particulier les personnes âgées ou marginalisées qui font – encore – partie de la sociologie et de la culture de la Minette. Comment seront-elles «remixées» dans la nouvelle Esch qui se profile, lorsque les «terres rouges» se seront transformées en «matière grise», pour filer la métaphore institutionnelle? Le revers de la médaille d’Esch 2022, c’est une gentrification de la région et une hausse des loyers qui risque de les mettre un peu plus hors-jeu.
«Part of it!»
Même les «digital natives» ont eu du mal à se retrouver dans le mode d’emploi de cette soirée «participative» où chacun arborait sur son bracelet remis à l’entrée: «I am a part of it!».
L’inscription imposait non seulement de donner des informations personnelles, mais aussi ses préférences (données hautement utiles pour le futur marketing de Esch 2022) pour définir un «profil» de «mission» à accomplir pendant la soirée. On était encouragé à s’habiller suivant sa couleur de référence et à apprendre une chorégraphie de format TikTok pour le jour J.
Ces consignes n’ont pas été comprises ou acceptées, à voir le peu de «profils» colorés à Belval. Heureusement pour les organisateurs, les 250 bénévoles mobilisés pour la fête ont mis de la couleur et n’ont pas ménagé leurs efforts pour booster l’énergie du public, indispensable au «lancement» virtuel de la fusée Esch 2022, d’après le scénario de la soirée. Celle-ci a aussi permis de découvrir 19 concerts sur les quatre scènes réparties entre Esch-ville et Esch-Belval, florilège de 350 jeunes talents dont on peut regretter qu’ils n’aient pas été mieux présentés au public. Qui a su qu’ils venaient de la région?
«Hacking Identities»
Le tempo et l’esthétique de cette inauguration 2.0 laissent penser que celle-ci a été davantage conçue pour le partage sur les réseaux sociaux et une diffusion en streaming (qui remixait avec un certain dynamisme des images captées sur deux sites différents) que pour l’expérience vécue en live sur chaque site, qui a traîné en longueur dans un froid de plus en plus polaire au fil des heures.
Ce choix peut se comprendre, compte-tenu des incertitudes liées au contexte sanitaire. Mais le public était-il «part of it!», ou plutôt le figurant d’une superproduction au scénario inspiré d’Euro Disney – selon un connaisseur croisé ce soir-là?

L’ironie est que cette question fait écho à la première exposition d’Esch 2022, inaugurée sur le site rénové de la Möllerei dédié aux arts numériques. Intitulée «Hacking Identities – Dancing Diversities », elle questionne la manière dont nos identités sont impactées par les nouvelles technologies. Des identités qui nous échappent, un peu comme ces rôles d’activateurs d’Esch 2022 endossés par les participants le temps d’une soirée et qui sillonnent désormais le cyber-espace, pour diffuser son image sympa et lumineuse.
«In real life»
Cette mise en scène questionne plus généralement l’approche participative top-down d’Esch 2022. Il ne suffit pas de décréter qu’un projet doit être participatif. Encore faut-il que cela réponde à un besoin ou une attente du public.
En ce sens, l’offre de la Capitale européenne de la Culture vient à contre-courant de la manière dont sont nées des institutions culturelles eschoises clés que sont le Théâtre, la Kulturfabrik ou la Rockhal. Portées par des revendications de la scène culturelle locale, elles sont toujours bien vivantes aujourd’hui, même si elles se sont teintées d’un vernis institutionnel. La dynamique restera-t-elle la même après 2022 au sein des nouvelles institutions qui voient le jour sous l’impulsion de la Capitale européenne de la Culture? La stratégie culturelle «Connexions» de la ville d’Esch sera-t-elle un moteur suffisant pour prendre le relais?
Il était un peu plus de 22 heures lorsqu’a été actionnée la simulation par vidéo-mapping du décollage de la fusée Esch 2022, flanquée de ses logos BMW, Ferrero et ArcelorMittal. Une foule compacte était regroupée à Belval devant la structure des Hauts-fourneaux pour assister à ce lancement au final peu spectaculaire.
Au même moment, sur un écran géant, on voyait Valérie Bodson tenter désespérément de mobiliser un public clairsemé devant l’Hôtel de ville. L’image saisissante d’une brèche entre deux mondes réunis virtuellement mais plus que jamais éloignés «in real life».
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