L’évaluation de l’offre culturelle, secteur hautement subventionné dont le rôle «essentiel» fait débat, est encore peu développée dans le pays. Dans le viseur de la Commission européenne, Esch 2022 est un laboratoire sur l’efficacité des politiques publiques qui pourrait faire bouger les lignes.

Ce jour-là, le calme règne avenue des Hauts-Fourneaux à Esch Belval, dans la tour de préfabriqués rouges qui héberge le quartier général de la future Capitale européenne de la Culture. Il faut grimper trois volées d’escaliers métalliques pour atteindre la petite salle de réunion aseptisée où nous attend Jacques Maquet, coordinateur des études d’impact et de qualité pour Esch 2022. Ce spécialiste en développement territorial et études de marché a rejoint l’équipe en septembre 2019. Et il a du pain sur la planche.

Du bout des doigts, il déroule les tableaux Excel dont le code couleur indique l’état d’avancement de ses travaux. Nous sommes là au cœur de la matrice d’impact de la Capitale européenne de la Culture, où se croisent publics, artistes, institutions, capacités d’hébergement, transports, bénévoles ou encore partenaires financiers.

Derrière cette matrice se profile la question de la légitimité de l’événement: les 56 millions d’euros d’argent public investis par Esch 2022 vont-ils permettre d’atteindre les objectifs visés et validés par la Commission européenne? Autrement dit, il s’agit d’évaluer si Esch 2022 va durablement redynamiser la région – 11 communes du Sud du Luxembourg et 8 de la Communauté de communes Haut Val d’Alzette côté français –  en impliquant le plus possible le public dans les 160 projets artistiques et culturels qui ont été retenus par l’organisation, autour du concept de «Remix».

Crise de légitimité

Jacques Maquet n’est pas le seul à se pencher sur ses tableaux Excel ou à lancer des études d’impact. Pour décrocher le titre de Capitale européenne de la Culture, la ville d’Esch a dû élaborer un Plan de développement culturel intitulé «Connexion 2017-2027».  Celui-ci a imposé la mise en place d’un outil de pilotage. «A l’heure actuelle, les études et évaluations tentent d’apporter des réponses à une certaine crise de légitimité des politiques publiques – et notamment culturelles – n’ayant pas toujours obtenu les résultats souhaités», peut-on lire dans le document. Principal point critique: l’argent public investi ne parvient pas à favoriser «l’accès égal à la culture pour tous».

De fait, la participation à des activités culturelles ou artistiques reste fortement contrastée selon la catégorie socio-culturelle à laquelle on appartient, et selon le niveau d’études. Cela ressort de l’étude du Statec sur «La participation socio-culturelle des résidents» luxembourgeois, parue en 2017. Le même constat apparaissait dans la grande étude sur «Les pratiques culturelles et médiatiques au Luxembourg», réalisée par le CEPS Instead en 2009. Les auteures de l’étude, Monique Borsenberger et Julia Bardes, notaient une progression générale des pratiques culturelles par rapport à la précédente étude de 1999. Néanmoins, elles jugeaient «difficile de parler d’une démocratisation d’accès à l’offre culturelle tant les inégalités sociales en la matière restent importantes, avec des taux de participation qui passent le plus souvent du simple au double selon que l’on se situe en bas ou en haut de l’échelle sociale».

Qu’en est-il à Esch? La chargée d’études et de formation du service culturel de la commune, Céline Schall, navigue encore dans le flou. «A l’heure actuelle, on ne dispose que de quelques données de fréquentation des institutions. On ne sait pas quelle part de la population y va et quel est son profil; quelles pratiques culturelles ont ceux qui n’y vont pas; Quels sont les freins, les attentes, les besoins des Eschois vis-à-vis de leur vie culturelle».

Pour disposer d’outils de pilotage de l’offre culturelle, une convention de collaboration de recherche a été signée avec le Laboratoire Culture et Communication de l’Université d’Avignon, pour une période allant de 2019 à 2024. Céline Schall connaît bien ce laboratoire qui a développé une expertise unique dans la connaissance des publics depuis plus de 20 ans. Elle y a fait son doctorat. Les résultats d’une première étude «exploratoire» viennent d’être rendus, sur base d’entretiens avec 64 volontaires majoritairement francophones.

Parmi les conclusions, qu’«il faut relativiser puisque l’échantillon n’est pas représentatif», on observe une ligne de fracture selon le niveau d’études et la catégorie socio-professionnelle des Eschois interrogés. Ceux qui se situent en haut de l’échelle sociale associent la culture à l’art et à l’offre institutionnelle – à Esch, mais aussi au-delà. Les personnes plus modestes pensent en revanche la culture en relation avec les associations de la ville.

Autre enseignement intéressant d’un point de vue sociologique: certains doutent que les actions artistiques et culturelles soient génératrices de lien social, pointant un fort communautarisme culturel dans la ville.

Ajustements

D’après Céline Schall, «certaines remarques des participants ont déjà été prises en compte», notamment «afin d’améliorer la diffusion des informations sur l’offre culturelle, ou encore l’accueil dans les associations eschoises». Mais le travail ne va pas s’arrêter là. Cette étude préliminaire va avoir plusieurs prolongements dans les années à venir pour mieux cerner les «styles de vie culturelle» des Eschois ou encore les pratiques participatives du public dans les tiers-lieux. Les institutions culturelles sont également mises à contribution.

À la Kulturfabrik, qui organise plus de 300 manifestations chaque année, l’heure est aux études de terrain. L’institution culturelle vient de présenter son «Plan de développement 2021-2025». Finie la gestion au feeling chérie par l’ancienne génération. «Connaître nos publics est un moteur de l’évolution et du développement de la Kufa», peut-on lire dans le document stratégique.  En synergie avec le service culturel de la commune, une étude sur ses publics et non publics a été commandée au Laboratoire de l’Université d’Avignon. La finalité est triple: mieux communiquer, mettre en place des actions de médiation adaptée, être conscient des attentes et envies «non pas pour combler toutes les attentes mais pour tenter de provoquer de nouvelles envies et susciter la curiosité». Vaste défi, si l’on se réfère aux premiers résultats du Laboratoire d’Avignon.

Les limites de la méthode

A six mois du coup d’envoi de la Capitale européenne de la Culture, les indicateurs de la matrice de Jacques Maquet ne sont pas encore tous en place. Il faut dire que l’entrée en fonction de l’analyste a été tardive, compte-tenu du lancement chaotique du projet Esch 2022. Qui plus est, il est arrivé «dans un désert statistique», ce qui a modifié sa mission. «D’analyste, je suis devenu producteur de données», dit-il. Un travail réalisé en étroite collaboration avec la société de conseil Impact Lab, validée par la Commission européenne pour veiller à l’indépendance et la qualité des études d’impact d’Esch 2022.

«Le territoire d’Esch 2022 ne fonctionne pas comme Marseille ou Lille. Notre géographie est différente. Il a donc fallu développer des indicateurs spécifiques. D’autres ont été supprimés. Au total notre matrice en compte 45 sur les 60 proposés par la Commission européenne», observe Jacques Maquet.

Au retard à l’allumage est venu s’ajouter le Covid-19.  «La mise en place des indicateurs a commencé en même temps que la pandémie. Un scénario horrible pour ce genre d’études. Quelle base de comparaison peut-on avoir dans ces conditions? Il a fallu être créatif et trouver d’autres chemins», explique Lidia Gryszkiewicz, associée de Impact Lab.

Celle-ci témoigne de la complexité de l’exercice. Comment par exemple mesurer l’impact d’une programmation théâtrale ou d’un festival de musique sur un territoire? Comment cela entre-t-il en interférence avec d’autres déterminants de la vie des gens? «Ces mesures d’impact sont encore récentes. D’un point de vue méthodologique, c’est très compliqué. C’est un domaine en expérimentation. Mais le fait d’essayer contribue à une prise de conscience chez les professionnels et les pouvoirs publics. Cela va dans le sens d’une professionnalisation du secteur», estime Lidia Gryszkiewicz.

Elle précise qu’il n’y a pas d’évaluation de la qualité de l’offre artistique: «C’est aux professionnels de ce secteur de le faire. En revanche, nous pouvons par exemple évaluer la manière dont la programmation est reçue par le public». .

Jacques Maquet pour sa part rappelle qu’Esch 2022 va bien au-delà de l’offre artistique, avec des ambitions d’impact au niveau social, économique ou encore environnemental. Il en est persuadé : «l’outil d’évaluation que nous sommes en train de mettre en place a vocation à durer. Cela fera partie de l’héritage de la Capitale européenne pour la région».


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