Malgré la pandémie et les problèmes de gouvernance, la capitale européenne de la culture «Esch 2022» va démarrer en février prochain. Les différences de vision entre le secteur culturel et la direction restent d’actualité. Un tour de table en quatre étapes.
En cet après-midi de fin novembre, au Findel, devant le Check-Point de l’historique «Hal Nennig», des journalistes grelottent sous la pluie et le froid. Loin d’Esch, la capitale culturelle européenne a invité la presse à un événement qualifié de «tout nouveau projet commun surprise». Pour y accéder, il faut passer par un point de contrôle, faire ausculter ses bagages par un scanner et échanger sa carte d’identité contre un badge.
Le personnel Luxair doit ensuite escorter toutes les personnes qui se rendent à la conférence de presse sur les 20 mètres qui séparent le container de sécurité du «Hal Nennig». À l’intérieur: une Boeing 737-800 de la compagnie nationale avec un design évoquant la région du «Minett» et des logos d’Esch 2022.
2,6 millions de sponsoring
L’artiste choisie par la direction d’Esch 2022 est Lynn Cosyn. Établie aussi bien dans le design de cartes de Noël chics que de muraux un peu plus osés (les toilettes de la Kulturfabrik à Esch), l’avion refait par Cosyn est beau à voir. Pourtant, après les interventions sur plusieurs avions de la même flotte par l’artiste Sumo, l’effet-surprise est amoindri.
Ce qui n’empêchait pas le CEO de Luxair, Gilles Feith, de déborder d’enthousiasme devant le public épars dans le hall: «Pensez-y! Esch 2022 va survoler l’exposition universelle de Dubaï et 60 autres destinations.»
Pour la directrice générale Nancy Braun, le rendez-vous était l’occasion de répéter son mantra de l’utilité de l’intégration des artistes locaux aux réseaux d’entreprises locales: «Luxair est dans ce cas un ‚Supporting Partner‘ évident», concluait-elle.
Le qualité de «Supporting Partner» s’achète à 200.000 euros dans le programme de sponsoring mis en place par Esch 2022. L’équipe en place en a déjà sept dans sa poche. Avec Luxair, les CFL et le TICE un peu moins de la moitié de ces entreprises sont partiellement ou totalement publiques. S’y ajoutent Luxlait, Accor, Poll Fabaire et la brasserie Bofferding.
Le ‚Business for Culture Club‘ n’est sûrement pas un statement politique. C’est en première ligne une plateforme pour la mise en relation des créatifs avec l’économie et inversément. Nous pensons que cela peut fonctionner.“Nancy Braun, directrice générale d’Esch 2022
Les «Main Partners» sont au nombre de deux. BMW et ArcelorMittal dépensent 600.000 euros chacun pour soutenir la capitale culturelle européenne. D’ailleurs, les statuts de l’association Esch 2022 prévoient depuis le début la présence d’un représentant d’ArcelorMittal dans son conseil d’administration – aussi parce qu’une partie des événements se dérouleront sur des terrains ou dans des immeubles qui lui appartiennent.
Ces 2,6 millions d’euros ne sont pourtant pas à prendre comme du cash sur les comptes d’Esch 2022. Comme le précise la «Head of Partnerships», Anne-Catherine Richard, auprès de Reporter.lu: «Les partenariats ont une valeur de 200.000 voire 600.000 euros». Cette valeur pourra s’exprimer aussi en prestation de services ou de matériaux.
Esch 2022 n’a pas indiqué si la somme correspondait aux objectifs fixés, mais plusieurs sources concordantes estiment que ceux-ci étaient plus importants.
«Business for Culture Club»
Esch 2022 et sa directrice Nancy Braun restent sur leur ligne: une des priorités du projet est de mettre en réseau entreprises et artistes. Même la fondation d’un «Business For Culture Club» a été annoncée. À la question de savoir s’il ne s’agissait pas d’un statement politique, vers une libéralisation de la scène culturelle, Braun répond: «Le ‚Business for Culture Club‘ n’est sûrement pas un statement politique. C’est en première ligne une plateforme pour la mise en relation des créatifs avec l’économie et inversément. Nous pensons que cela peut fonctionner.»
Ainsi les artistes pourraient obtenir des conseils, des matériaux ou de l’argent des entreprises qui en échange pourront se mettre leur engagement culturel sur le blason. Pourtant, aucune demande n’a émané de la part du secteur pour une telle initiative – ni avec les artistes contactés par Reporter.lu dans le cadre de cette recherche, ni même dans le «Kulturentwécklungsplang (KEP)» – dans lequel le ministère de la Culture a rassemblé toutes les revendications du secteur. Il y a bien eu des discussions à ce sujet, mais elles n’ont pas abouti sur un souhait clair de la part du secteur culturel.

Une autre sorte d’enthousiasme règne dans les locaux de l’ancien magasin de mobilier de luxe Lavandier à Esch. Implanté dans un quartier populaire, face aux rails aériens qui longent le boulevard Prince Henri, entre la mission catholique italienne, un garage et une rangée de bistrots et restaurants brésiliens et cap-verdiens, la «Konschthal» est promise à s’implanter durablement dans le tissu de l’infrastructure culturelle de la ville.
Son directeur, Christian Mosar, est l’ancien directeur artistique d’Esch 2022 qui a quitté le navire au printemps 2020. Depuis, il a rebondi à la tête de la «Konschthal» et en a fait une galerie d’art contemporaine qui sait attirer de grands noms et les combiner avec des artistes luxembourgeois.
Actuellement on peut y savourer les œuvres loufoques et inquiétantes de Gregor Schneider. «Ego-Tunnel» est la première exposition luxembourgeoise du lauréat du Lion d’Or de la Biennale de Venise en 2001. Tandis que les «Räume» de Schneider occupent les étages, le rez-de-chaussée est réservé aux artistes luxembourgeois Daniel Reuter et Lisa Kohl, qui y montrent des pièces rapportées des «Lëtz’Arles» – la participation luxembourgeoise aux rencontres photographiques arlésiennes.
65 projets communs entre Esch 2022 et «FrEsch»
Si l’idée d’acheter l’immeuble date de l’ère socialiste à Esch, qui a pris fin avec la victoire du CSV et la coalition avec le DP et Déi Gréng en 2018, l’infrastructure de la «Konschthal» dépend entièrement de l’association «FrEsch» créée ad hoc en mars 2020.
Celle-ci chaperonne aussi le «Bridderhaus» où seront organisés des résidences d’artistes (la rénovation est encore en cours), le «Bâtiment 4», un tiers-lieu culturel utilisé par quatre associations culturelles (Hariko, CELL, Independent Little Lies et Richtung22), tout comme des événements récurrents, comme «La Nuit de la Culture» et les «Francofolies».
Structurellement indépendante d’Esch 2022, «FrEsch» est pourtant associée à la capitale culturelle. Le rapport du 3e Monitoring de la Commission européenne qui a eu lieu en octobre est formel: «L’équipe d’Esch 2022 a expliqué qu’ensemble avec la ville d’Esch et l’association FrEsch ils mettaient en place les bonnes conditions pour implémenter la stratégie culturelle prévue pour durer dix ans de la ville.» C’est aussi une question de gouvernance: l’échevin à la culture de la ville d’Esch, le député Pim Knaff (DP), préside «FrEsch» et siège au conseil d’administration d’Esch 2022. Pour Nancy Braun, Esch 2022 ferait même partie intégrante de la stratégie culturelle de la ville d’Esch.
Christian Mosar nous accueille dans son nouveau bureau au premier étage. Le mobilier est un mélange entre design industriel et bureau de chef d’entreprise d’antan. Il décrit les relations entre son ancien et nouvel employeur de façon succincte: «Nos relations sont diplomatiques, sans rien de plus. La capitale culturelle organisera deux grandes expositions dans nos lieux courant 2022. Après nous reprendrons un cours normal», explique-t-il à Reporter.lu. Mosar espère que la «Konschthal» tout comme le «Bridderhaus» qu’il dirigera aussi seront les éléments pérennes qui resteront après la fin des événements de 2022.
Manque de transparence
Contacté par Reporter.lu, Ralph Waltmans, chef du service culturel de la ville d’Esch et trésorier de «FrEsch», précise: «Nous co-produisons en tout 65 projets avec Esch 2022, dont 12 au Bâtiment 4, et deux à la Konschthal. D’ailleurs, Esch2022 est associé financièrement au Bâtiment 4, ensemble avec l’Oeuvre Grande-Duchesse Charlotte.»
À quelques jours de l’inauguration du «Bâtiment 4», des ouvriers s’affairent à tous les étages. L’immeuble, caché derrière le portail «Schlassgoart», appartient à ArcelorMittal, qui l’a loué à titre gracieux à la ville d’Esch.
Nous avons l’impression qu’Esch 2022 est moins une affaire de politique culturelle que de politique d’implantation.“Lars Schmitz du collectif Richtung22
Reporter.lu est allé à la rencontre d’une des quatre associations qui ont érigé leur QG temporairement à cette adresse. Les activistes-artistes de «Richtung22», connus pour leur désir d’être les enfants terribles de la scène artistique luxembourgeoise, ont choisi le «Bâtiment 4» pour y mener leurs projets prévus pour Esch 2022.
Ils mettent en avant le manque de transparence dans la gestion de «FrEsch». Mais ils critiquent aussi le manque de volonté des décideurs politiques de laisser une vraie autonomie à ce tiers-lieu, supposé s’autogérer. Alors qu’en réalité, ils ont l’impression que les responsables ne savent pas vraiment comment un tiers-lieu doit être agencé. «Nous avons l’impression qu’Esch 2022 est moins une affaire de politique culturelle que de politique d’implantation», précise Lars Schmitz, un des fondateurs de «Richtung22». En effet, les idées formulées par «Richtung22» quant à la gestion du tiers-lieu culturel ne sont pas tout à fait identiques avec la description de projet que «FrEsch» nous a fait parvenir.
Une autogestion mal définie
S’y ajoute la gestion assez chaotique: à seulement quelques jours avant l’inauguration, les associations viennent enfin de recevoir une convention qui officialise leur séjour dans le «Bâtiment 4». Un bâtiment qui ne dispose toujours pas de connexion à internet, mais d’un système d’alarme.
Les finances gérées par «FrEsch» ne sont pas au point nous dit-on de plusieurs sources. Reporter.lu a pu consulter un premier budget prévisionnel. Il ne serait plus d’actualité, mais une nouvelle version se fait toujours attendre. Dans ce document, plusieurs éléments étonnent. D’abord la précision avec laquelle les travaux de mise en conformité nécessaires sont décrits.

Côté recettes, il y a aussi quelques surprises. Ainsi pour 2021, 24.000 euros étaient prévus ressortir de la location aux résidents, la même somme devrait provenir de la «privatisation des espaces» et 36.000 rapportés par un bar et de la restauration. Or, aucune de ces recettes n’a été réalisée. La pandémie est passée par là – pourtant, le budget date de 2020.
Côté dépenses, ce même budget prévoyait 1,257 millions d’euros. Pourtant, dans un document envoyé par Ralph Waltmans à Reporter.lu, les réelles dépenses prévues étaient de 369.000 euros. Auprès de Reporter.lu, Waltmans explique la différence avec les travaux de mise en conformité qui ne seraient pas compris dans les frais de fonctionnement.
D’après nos informations, «FrEsch» viendrait d’embaucher une personne responsable des finances pour calmer les vagues et apporter de la clarté aux membres du conseil d’administration – composé de membres de tous les partis représentés au conseil communal.
«Alles leeft normal»
Dans une arrière-cour d’un dépositaire, il faut suivre le bruit de la scie circulaire. Telles sont les instructions pour trouver l’atelier de Théid Johanns. Nous le retrouvons au premier étage, entre des vestiges d’expos passées, des icônes chrétiennes détournées et un vieux fauteuil sorti d’un salon de coiffure. Artiste eschois reconnu – il a même reçu le «Mérite Culturel» de la part des édiles locaux – l’attitude de Théid Johanns par rapport à Esch 2022 est pour beaucoup une sorte de jauge.
Nous, les artistes ne sommes plus que du papier-cadeau pour une opération de séduction.“Théid Johanns, artiste eschois
Son légendaire «Alles leeft normal» en commentaire des coups de théâtre à répétition qui ont secoué la capitale culturelle a cependant fait place à un constat plus amer: «Tout ce cirque nous montre la face réelle et pas très belle du Luxembourg. Nous, les artistes ne sommes plus que du papier-cadeau pour une opération de séduction», constate-t-il.
Désabusé, il ne participe à aucun projet co-financé par Esch 2022. Celui qu’il avait proposé avec son collectif «Cueva» a été refusé à cause d’une formalité. Pourtant, «Cueva» va animer un «tunnel artistique» débutant sur le site de Schifflange. Mais sans demander un sou: «Nous faisons cela par idéalisme et non pas pour la gloire», raconte Théid Johanns. «Si je n’ai plus d’idéalisme, je ne peux pas continuer en tant qu’artiste. C’est ce que beaucoup oublient. La machine bureaucratique et hiérarchique ne laisse pas de place aux idéalistes.»
Et de retourner à sa table de travail. Il lui reste encore au moins deux grands fils de fer à scier en petits morceaux pour son prochain exploit.
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