La justice peine à décrypter les secrets des sociétés offshore. L’affaire de Spoelberch illustre les difficultés à retrouver le patrimoine d’une des plus grandes fortunes de Belgique. La trace s’est perdue entre le Panama, les Seychelles, la Suisse et le Luxembourg.
Le Luxembourg est connu pour être un havre européen pour les sociétés offshore. Disséminées à travers le globe, elles ont servi à de maintes reprises comme base de départ pour faire disparaître des biens – que ce soit pour s’acheter de la discrétion, ou pour blanchir de l’argent. Pourtant, ce n’est que rarement que la justice luxembourgeoise s’avance dans les zones marécageuses de la finance offshore. Et souvent, elle n’égratigne que la surface, comme le démontre le cas de l’héritage Spoelberch.
Les offshores sont liés à l’affaire de l’héritage de la vicomtesse belge Amicie de Spoelberch – installée, fiscalement du moins, au Luxembourg. Elle-même héritière de ce qui est aujourd’hui «Anheuser-Busch Inbev» (AB-Inbev) – la multinationale brassicole dont elle possédait des actions en grandes quantités. Après le décès de la rentière qui pesait plusieurs centaines de millions d’euros, ses fils adoptifs, son ex-avocate et la fondation chargée d’exécuter son testament sont entrés dans un tourbillon judiciaire où il n’est pas toujours clair qui a instrumentalisé qui et qui est finalement la victime.
Un héritage devant les tribunaux
La noble héritière épousait en 2001 un certain Luka Baïlo avec lequel elle partageait une vie commune depuis le début des années 1990. Une assignation civile dans un des multiples procès qui vont s’ensuivre décrivait Baïlo comme un «escroc notoire, interdit de jeu dans tous les casinos d’Europe, et interdit de séjour en France». Malgré cela, Amicie de Spoelberch adopta les enfants de son époux, Patrice et Alexis Baïlo.
Le contrat de mariage prévoyait une clause qui donnait jouissance à l’époux de tous les biens de la vicomtesse, au cas où celle-ci décèderait avant lui. Pour régler les affaires, les époux comme les fils avaient recours aux services de l’avocate Fara Chorfi – établie au Luxembourg, comme en Belgique et plus tard en Grande-Bretagne. Luka Baïlo décède le 19 octobre 2004, presque quatre ans avant la vicomtesse qui meurt le 21 mai 2008. Les actions brassicoles étant investies en partie dans des sociétés offshore, une longue bataille pour l’héritage commence.
C’est surtout l’avocate Fara Chorfi qui prend cher. Embrouillée avec sa riche cliente après le décès de Baïlo senior, c’est une fondation qui porte le nom du frère de la vicomtesse «Roger de Spoelberch» qui la poursuivra devant les juridictions luxembourgeoises et suisses. Les accusations de la fondation, chargée d’exécuter le testament de la vicomtesse, sont lourdes. L’avocate est accusée d’avoir voulu s’arroger la totalité de l’héritage d’Amicie de Spoelberch, voire d’avoir fait disparaître une grande quantité de titres «Ambev». Elle passera deux ans en prison à Schrassig pour «tentative d’escroquerie».
100.000 actions encore dans la nature
La différence entre les poursuites au Grand-Duché et en Suisse est que les enquêteurs suisses ont retrouvé une partie de l’argent que Fara Chorfi aurait détourné. C’est pourquoi elle y a été condamnée pour escroquerie et blanchiment. Son procès en appel devant le tribunal de Genève, déplacé plusieurs fois à cause de la pandémie, aura lieu encore cette année.
Les poursuites en Suisse n’ont pas été déclenchées par l’intermédiaire de la justice luxembourgeoise, mais par un article de presse d’octobre 2015 paru sur Paperjam.lu. Cet article, auquel d’autres suivront, alertera certaines banques suisses qui feront des déclarations de soupçon de blanchiment au «Money Laundering Reporting Office Switzerland» (MROS).
Des noms d’offshores commencent à circuler dans la presse : «Emerland International Limited», «Oscar Finance S.A.», «Oldcab Investments Limited» «Sunflower Limited S.A.» ou encore «Unique Management Inc». Certaines de ces actions étaient détenues physiquement dans les coffres de la banque privée Natixis au Luxembourg, au nom d’une des sociétés offshore. S’y ajoute que selon des informations de Reporter.lu encore environ 100.000 actions seraient dans la nature. Leur valeur actuelle est difficile à établir: Fara Chorfi aurait changé le statut des actions et procédé à des échanges afin de les valoriser et mieux les dissimuler.

Des recherches dans les «Panama Papers» et les «Pandora Papers» permettent d’établir des pistes sur comment les actions ont été réparties de par le monde, dans des comptes et coffres appartenant à des sociétés offshore. Car toutes les sources consultées sont sûres de deux choses: Fara Chorfi se connaissait dans le monde offshore et elle a multiplié les manoeuvres pour dissimuler les traces des quelque 815.000 actions qu’elle se serait arrogées.
Il faut ajouter que l’avocate déclare toujours qu’il s’agit d’une rémunération prétendument en nature. La question est de savoir pourquoi elle les a éparpillées entre le Panama, la Suisse, Dubaï, le Canada et le Luxembourg. Le hasard veut que la majorité des protagonistes de cette histoire aient été clients soit de «Mossack Fonseca» soit plus tard d‘ «Alcogal» – deux officines panaméennes à l’étendue globale, présentes au Grand-Duché et dans les leaks obtenus par l’ICIJ.
Clients de «Mossack Fonseca» et d’«Alcogal»
Pour comprendre la complexité des embranchements offshore bâtis non seulement par Fara Chorfi, mais par les avocats d’affaires en général, il faut savoir que les sociétés offshore panaméennes sont normalement intégrées dans des fondations de droit panaméen. Ces fondations ont quelques particularités qui les rendent intéressantes pour une clientèle en recherche d’anonymat: elles n’ont pas de propriétaires à proprement dire, mais peuvent détenir des biens de toute nature dans le monde entier par le biais de sociétés offshore panaméennes ou autres.
La «Flanders Foundation» fondée au début des années 2000 par Fara Chorfi et deux de ses associés en est une. Des documents datant de 2016 démontrent qu’à ce moment elle contrôle la fondation seule depuis au moins 2014. Parmi la douzaine d’offshores qui appartiennent à cette fondation plusieurs apparaissent devant les tribunaux.
C’est le cas d’«Emerland International Limited», que la justice et les enquêteurs suisses ont identifié comme détenteur d’actions «Anheuser-Busch Inbev» ayant appartenues à Amicie de Spoelberch. Les «Pandora Papers» révèlent qu’en novembre 2009, Fara Chorfi s’est fait autoriser par le conseil d’administration d’«Emerland International Limited» – des employés Alcogal – d’ouvrir un compte de courtage avec la branche canadienne de la banque suisse Mirabaud.
D’après les informations de Reporter.lu, Mirabaud était bien parmi les banques qui ont tiré la sonnette d’alarme auprès des autorités suisses après la parution de l’article dans la presse luxembourgeoise. Le registre de commerce panaméen renseigne d’ailleurs que la société «Emerland International Limited» est toujours active. Ce qui indique qu’une partie des actions parties dans la nature pourraient toujours y dormir.
Assurance-vie ou actions au porteur?
Le cas de «Sunflower Trading Limited» est plus intéressant. Cette société offshore refait surface dans une autre série de procès que la justice luxembourgeoise a entamée contre des responsables de «Victory Asset Management» dans la suite des «Panama Papers». Trois employés du gestionnaire de fortune, au conseil d’administration duquel on retrouve le prince Guillaume de Nassau, se sont fait condamner pour ne pas avoir réagi aux affaires judiciaires de leur cliente, Fara Chorfi. Alors que «Sunflower Trading Limited» se trouvait dans leurs mains.
Établie aux Seychelles, «Sunflower Trading Limited» aurait détenu – selon les jugements contre «Victory Asset Management» que Reporter.lu a consultés – de l’argent provenant de l’assurance-vie de Bertrand Assoignons, avocat et ex-partenaire de Fara Chorfi dans son étude au cours des années 1990. Assoignons était marié à la sœur de Fara, Kenza Chorfi.
Concernant la diligence requise dont vous parlez, nous répétons que nous refusons de vous fournir ne serait-ce qu’une information supplémentaire. La raison en est que votre firme a été compromise et que nous avons perdu confiance dans vos services.“Mail de l’étude de Fara Chorfi à Mossack Fonseca fin 2016
Si ce n’est pas la seule société offshore montée par Fara Chorfi où cette résidente monégasque apparaît, elle est intéressante à deux niveaux.
D’abord, la société – fondée en 2008 avec «Mossack Fonseca» – change de fondation, de «Flanders Foundation» à «Bianca Foundation» en 2010. Cette fondation est contrôlée par Fara Chorfi seule. Ensuite parce qu’après la publication des «Panama Papers» il fallait changer de fournisseur offshore. En juillet 2016, quelques mois après la publication, Kenza Chorfi remplace sa sœur au poste de directrice de «Sunflower Trading Limited». Quelques mois plus tard, le transfert vers un fournisseur de la concurrence est mis en marche.
S’ensuit un échange de courriels parfois acerbe entre «Mossack Fonseca» et l’étude de Fara Chorfi. Ces derniers refusent de faire la «due diligence» de sortie et forcent la main des Panaméens tombés en disgrâce de transférer cette société – avec une autre – à la concurrence: «Concernant la diligence requise dont vous parlez, nous répétons que nous refusons de vous fournir ne serait-ce qu’une information supplémentaire. La raison en est que votre firme a été compromise et que nous avons perdu confiance dans vos services. »
Le mail envoyé par une employée de l’étude de Fara Chorfi à des collègues des antennes de «Mossack Fonseca» au Panama et au Luxembourg n’est pas le seul où le ton monte en cette fin d’année 2016. Le fournisseur concurrent «Quijano & Associates» émet même un certificat statuant qu’elle a reçu les sociétés sans vérification. Une fois la machine mise en marche, un détail saute à l’œil : pour «Mossack Fonseca», «Sunflower Trading Limited» abriterait bien des actions au porteur. Donc des actions physiques détenues dans un coffre quelque part dans le monde, en l’occurrence le Luxembourg.
Société fantôme et confusion offshore
Or, la réponse de la part de l’étude de Chorfi est de dire qu’il s’agit bien d’actions nominatives. Et pour cause : en 2013, la loi panaméenne a changé et les actions au porteur ne sont plus acceptées par les banques. Pourtant les dirigeants panaméens ont inventé une parade en la forme d’actions nominatives panaméennes. Celles-ci peuvent être échangées contre des actions au porteur, si le client les confie à une étude panaméenne. Ce qui renforce les doutes envers le vrai contenu de «Sunflower Trading Limited».
La justice luxembourgeoise n’avait connaissance que de deux offshores de l’univers monté par Fara Chorfi: «Oldcab Investments Limited», où les époux Spoelberch avaient mis une grande partie de leurs actions avant leur décès et qui apparaît dans les procès concernant la tentative d’escroquerie. Et «Sunflower Trading Limited», mise en avant dans le cas contre «Victory Asset Management».
Mais même les premiers concernés risquent de se perdre dans la confusion offshore. Le cas d’une société apparaissant en marge l’illustre: Fara Chorfi n’a probablement pas uniquement utilisé son nom ou celui de sa soeur pour cacher son jeu. Il y a des indices qu’elle aurait aussi pu profiter des frères Baïlo pour ses charades. L’ancienne avocate avec laquelle ils sont en litige désormais leur a fondé des offshores entre autres «Retro Marketing Corp» et «Unique Management Inc» – dont les directeurs sont bien les deux frères, ce qui indique que la société n’a pas caché les actions de l’avocate.

Par contre, après les «Panama Papers» le Family Office suisse des frères Baïlo s’étonne que la presse mentionne une troisième société qui leur appartiendrait, «Artistimmo Corp». D’après les Suisses, leurs clients en ignoraient l’existence: «Nous avons entrepris la liquidation de Retro depuis un certain temps, donc ce n’était pas une surprise pour nos clients. Par contre, ils n’ont jamais entendu parler d’Artistimmo Corp. J’ai fait une recherche et je n’ai pas trouvé de mention de nos clients. Pouvez-vous confirmer que nos clients sont en relation avec cette société?»
La réponse est oui: «Artistimmo Corp» a été fondée en avril 2011 au Panama par le biais du fournisseur «Mossack Fonseca». Le document d’incorporation mentionne que la société peut transformer des actions au porteur en actions nominatives. Deux mois après la fondation, la cabinet de Fara Chorfi demande de bien vouloir attribuer une procuration générale en faveur des frères Baïlo. Selon le registre panaméen, «Artistimmo Corp», au contraire des autres sociétés panaméennes des Baïlo, est toujours active. Voilà encore une cache possible sur laquelle ni la justice suisse, ni celle du Luxembourg n’ont pu mettre le grappin.
Sans leur avocate, il semble que Patrice et Alexis Baïlo n’aient pas eu une bonne main avec le monde offshore. Voire qu’ils s’y sont pris au mauvais moment, avec le mauvais fournisseur. En mars 2016, juste avant la publication des «Panama Papers» Alexis et Patrice Baïlo de Spoelchberg ont essayé de monter une fondation nommée «Luka Continuation Foundation» avec «Mossack Fonseca». Les fonds que les frères voulaient mettre dans ce véhicule offshore : 250 millions d’euros. Origine: inconnue.
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