En 2015, deux firmes constituées par une société luxembourgeoise planifiaient des investissements dans l’achat et la revente d’or en Afrique et en Amérique du Sud. Le projet a échoué. Il interroge néanmoins sur le respect des droits humains dans un secteur peu surveillé. 

Une mine d’or et un panier à crabes politique: en partie propriété de l’État congolais, la société minière de Kilo-Moto – «Sokimo» – est depuis des années au cœur des polémiques. Relique du temps du colonisateur belge, la Sokimo nationalisée a été exploitée par le dictateur Mobutu Sese-Seko pour financer son style de vie luxueux.

Depuis son départ, la Sokimo survit des taxes sur les concessions vendues à des mineurs artisanaux qui souvent vivent dans la misère. Mais des retards de paiement de plus de 80 mois et des dettes oppressantes ne rendent pas la situation plus viable – alors que les ressources aurifères sont estimées à 2,3 milliards de dollars.

Récemment un projet de reprise minoritaire des parts étatiques de la Sokimo par un groupe canadien dirigé par un ingénieur allemand, Klaus Peter Eckhof, a fait écumer la société civile locale.

We hope you would appreciate that Congo DRC is listed as a high risk country and that Sokimo is classified as PEP.“une employée d’Asiaciti Trust à une collègue au Luxembourg

Plus de 5.500 kilomètres au Nord-Ouest, en Guinée, la région de Siguiri regorge, elle aussi, de mines d’or. Des accidents à répétition ensevelissent régulièrement des orpailleurs clandestins, qui y laissent leur vie.

Deux régions maudites

Si l’orpaillage est une tradition guinéenne depuis le 9e siècle, les conditions de travail se sont détériorées ces dernières décennies. Et ce ne sont plus exclusivement les populations locales qui exploitent les mines.

Un rapport de l’Organisation Mondiale des Migrations (OIM) fait état de plus en plus de migrants d’autres pays africains qui sont attirés par le métal jaune. Ce qui provoque des tensions avec les communautés locales, sans mentionner les problèmes écologiques et sanitaires provoqués par les produits toxiques utilisés dans cet artisanat.

Pourtant en 2015, deux firmes fondées à Singapour sous les auspices d’une SCA luxembourgeoise (société en commandite par actions luxembourgeoise) nommée «Etraph Finance», voulaient investir dans ces régions. Les SCA appartiennent à la catégorie de véhicules financiers qui échappent à la supervision directe de la Commission de surveillance du secteur financier (CSSF). Elles sont organisées par compartiments, qui fonctionnent indépendamment les uns des autres.

Une société aux compartiments anonymes

La SCA en question est contrôlée par «Etraph Management», une sàrl partenaire. Le registre des bénéficiaires effectifs donne deux fois le même nom pour les sociétés en question: Etienne Mouthon. Les compartiments peuvent contenir des investissements de nature très différente, sans que l’investisseur d’un compartiment sache ce qui se passe dans l’autre. C’est à partir de trois de ces compartiments que les deux firmes en question ont été incorporées.

Les «Pandora Papers» révèlent à quel point les planifications étaient avancées. Les échanges de correspondances montrent que la question du respect du devoir de vigilance n’était pas au centre des préoccupations des protagonistes du dossier.

En janvier 2015, une employée du Family Office luxembourgeois «W & Cie» entre en contact avec une collègue  du fournisseur offshore «Asiaciti Trust» à Singapour, pour la création de deux nouvelles sociétés pour les besoins d’Etraph Finance. «W & Cie» a été co-fondé par le même Etienne Mouthon en 2012 – avant la revente en décembre 2016 à «SGG», devenu «IQ-EQ» depuis. Les deux entités en question, «Alari» et «Leonae», devraient en principe être incorporées à Hong-Kong, mais en cours de route la décision est prise de les fonder à Singapour.

Le fournisseur offshore singapourien montre des réticences et les procédures anti-blanchiment commencent à traîner: «We hope you would appreciate that Congo DRC is listed as a high risk country and that Sokimo is classified as PEP.» Comme pour l’amadouer, l’employée au Grand-Duché attache un dossier à son message qu’elle décrit comme «une présentation très intéressante sur Alari et les procédures d’achat d’or au Congo RDC et en Guinée».

Reporter.lu a pu consulter le dossier de planification. L’équipe sur place est composée de deux Français, Cédric Chanu et François Beuzelin. Les deux hommes ont fait les grandes écoles en France avant de partir à l’aventure.

De passage chez Gunvor 

Après des passages à la «Deutsche Bank Singapour» pour le premier et la «Société Générale» à Londres pour l’autre, ils se rejoignent dans la société «Gunvor» – en tant que spécialistes du commerce de métaux précieux. Gunvor a été fondée par Gennady Timchenko, oligarque russe, sanctionné par les États-Unis en 2014. La même année, il est contraint de vendre sa participation majoritaire.

Gunvor est spécialisé dans le commerce pétrolier et ses infrastructures. Basée à Genève et immatriculée en Chypre, la firme opère aussi en Afrique – un scandale de corruption au Congo-Brazzaville éclate d’ailleurs en 2012.

Le plan des deux spécialistes est de s’alimenter directement auprès des producteurs locaux. En Guinée, ils veulent passer par une firme déjà en place, «Peak», fondée par un Britannique ancien garde du corps de l’éphémère président guinéen Moussa Dadis Camara. La communauté internationale, tout comme la société civile guinéenne, suspecte Camara d’être à l’origine du massacre du stade de Conakry en 2009.

Peak is collecting gold from local miners at a discount price. We are planning to finance gold mining exploitation with Peak in Guinea.“prospectus de présentation d’Alari

La part du travail de Peak était constituée de la collecte d’or chez les miniers locaux «à un prix discount». Les deux hommes derrière Alari s’expliquent: «Nous fournissons un petit financement. Avoir de l’argent dans le pays est l’élément clé pour sécuriser un ravitaillement régulier des mineurs. Nous avons déjà testé et validé cette structure commerciale. Être capable de payer directement sur place est la raison des marges très lucratives.»

Les marges calculées pour Alari sont potentiellement énormes: pour les trois exploitations en RDC Congo, en Guinée et en Bolivie, le document prévoit des rentrées de 31,4 millions de dollars, rien que pour l’année 2016. Au Congo, un contrat était prévu avec la Sokimo, tandis qu’en Bolivie, Chanu et Beuzelin comptaient passer par «Vado Commodities Group» au Royaume-Uni. L’entité, dissoute en 2016 appartenait au «Vado Group», derrière lequel se trouve l’homme d’affaires russe Vadim Opeskine.

Un bénéficiaire en prison aux States

Les bénéficiaires effectifs sont – outre François Beuzelin et Cédric Chanu – une femme au foyer suisse, probablement une «femme de paille» et un pédiatre belge propriétaire d’une polyclinique dans la banlieue de Bruxelles.

Ce dernier a possédé 25 % des parts dans l’entreprise associée Leonae, qui devait s’occuper à faire la jonction entre les bourses de métaux dans le monde et les entreprises sur place. Contacté par Reporter.lu, le médecin n’a pas donné suite à nos questions.

François Beuzelin n’a pas non plus répondu à nos sollicitations. Cédric Chanu, quant à lui, a été rattrapé par son passé à la Deutsche Bank. Le 28 juin de cette année il a été condamné à 12 mois de prison ferme aux États-Unis pour des fraudes commises lorsqu’il était trader en métaux pour la banque allemande.

Etienne Mouthon a répondu aux questions de Reporter.lu. Il insiste que les sociétés n’ont jamais eu d’activités et ne généraient aucun flux financier. Il assure de ne pas avoir été au courant des activités prévues par les fondateurs d’Alari et de Leonae. En effet, aucun document des  «Pandora Papers» ne permet de documenter que Mouthon était informé des plans, des contrats et des visées des deux entités – tout était managé par des subalternes.

De l’or pour Kerala

S’il est vrai que les sociétés ont été liquidées quelques mois plus tard, les documents qui s’y reportent dans les «Pandora Papers» témoignent pourtant que le projet était bien avancé.

Ainsi un contrat entre Leonae et Sokimo tamponné «strictly private and confidential». Le document explicite le commerce entre l’entité cachée dans des compartiments de la SCA luxembourgeoise et l’entreprise étatique congolaise, sous tous les détails: la Sokimo s’engageait à livrer 400 kilos d’or en barres de 5 kilos tous les mois, le déroulement des opérations financières est précisé, la firme responsable du transport de l’or est nommée tout comme le client final.

L’or devait partir en Inde, chez «Malabar Group» dans l’État de Kerala. Cette multinationale établie en 1993, possède plus de 260 boutiques dans dix pays différents et est en train de monter dans le monde du luxe. L’or récolté à prix «discount» chez des travailleurs précaires, aurait donc pu se retrouver derrière des vitrines à Oman, en Malaisie, au Qatar ou encore en Arabie Saoudite.

Could you please advise us on the below matter, as we need to close down the structures as soon as possible.“une employée d’un Family Office luxembourgeois à sa collègue d’Asiaciti Trust

Un autre document fait planer le doute sur la légalité du commerce envisagé par Alari et Leonae: la rapidité avec laquelle le Family Office luxembourgeois veut liquider les deux entités. Un échange de mails en témoigne: «Pourriez-vous nous renseigner sur les questions mentionnées ci-dessous, car nous avons besoin de fermer les structures le plus vite possible», demande l’employée qui un an plus tôt avait aidé à la création des sociétés. Et en effet, à partir de ce moment, le fournisseur les classait comme liquidées.

 


Note de la rédaction: 

Dans une première version de l’article nous avions écrit que la société partenaire d’«Etraph Finance SCA», la sàrl «Etraph Management» était sous la surveillance de la Commission de Surveillance du Secteur Financier (CSSF). Suite à notre publication, la CSSF nous a contactée pour insister sur le fait que «Etraph Management» ne tombait pas non plus sous leur contrôle. Nous avons donc adapté le paragraphe en question.


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