Le ministère de la Justice vient de présenter le projet de loi de transposition de la directive lanceur d’alerte. Sans les nommer, la nouvelle réglementation devra se mesurer à un cas similaire à Antoine Deltour et les «Luxleaks» – ce qui est loin d’être assuré.

Tapez «Lanceur d’alerte» et «Luxembourg» sur Google pour comprendre l’importance de la directive pour le Grand-Duché. Depuis les «Luxleaks», la question de la protection des lanceurs d’alerte est devenue centrale pour le pays, son image et sa place financière. Qui étaient tous les trois mis à mal par les médias internationaux qui suivaient les procès d’Antoine Deltour, d’Edouard Perrin et de Raphaël Halet. Il fallait attendre janvier 2018, pour que la Cour de Cassation annule les condamnations d’Antoine Deltour et le reconnaisse comme lanceur d’alerte.

Les ministres de la Justice consécutifs – Felix Braz et Sam Tanson (Déi Gréng) – étaient toujours soucieux dans leur communication de donner une image progressiste du Luxembourg, dans la bataille rangée autour de la conception de la directive lanceur d’alerte. Un exercice d’équilibriste qui alternait périodes d’activisme et d’inertie.

Avec une seule constante: ne jamais commenter le procès «Luxleaks». Un état de fait qui n’a pas changé avec la transposition de la directive. Lors de la conférence de presse de présentation du projet de loi, Sam Tanson a refusé à plusieurs reprises de répondre à la question si avec cette loi, Antoine Deltour serait couvert ou non. Alors que c’est une des questions centrales derrière cette directive. Comme l’ont confirmé à Reporter.lu plusieurs personnes qui ont participé aux négociations avec la Commission européenne: le cas Deltour était le standard auquel il fallait arriver.

L’exception fiscale

Les «Considérants» du texte de la directive font indirectement référence aux «Luxleaks»: «La présente directive devrait prévoir une protection, contre des représailles, des personnes qui signalent des dispositifs abusifs et/ou tendant à l’évasion qui pourraient autrement passer inaperçus», peut-on y lire. Tout comme: «La protection des lanceurs d’alerte prévue dans la présente directive s’ajouterait aux récentes initiatives de la Commission visant à améliorer la transparence et l’échange d’informations dans le domaine de la fiscalité.»

Le Luxembourg aurait pu aller beaucoup plus loin et montrer l’exemple.“
Antoine Deltour, lanceur d’alerte «Luxleaks»

Il s’agit d’une référence aux différentes directives relatives à la coopération administrative (DAC), comme la DAC3 qui après «Luxleaks» a mis en place l’échange des rulings fiscaux, provoquant une chute vertigineuse de leur nombre au Luxembourg. Dans le texte même de la directive lanceur d’alerte, c’est l’article 2 qui reprend cette idée en introduisant dans le champ d’application «les actes qui violent les règles applicables en matière d’impôt sur les sociétés ou les dispositifs destinés à obtenir un avantage fiscal.»

Tout un passage que l’on ne retrouve pas dans la transposition en droit national luxembourgeois. En effet, le texte luxembourgeois ne comprend même pas l’adjectif «fiscal».

Pour le ministère de la Justice, interpellé par Reporter.lu, ce ne serait pas un problème, car le texte couvrirait aussi les faits visés par le champ d’application de la directive: «Parce que nous avons élargi l’application du texte au droit national – et pas uniquement au droit européen comme le prévoit la directive – nous estimons que le projet de loi couvre aussi les faits visés par la directive», nous explique-t-on.

Insécurités et omissions

Néanmoins, ne pas mentionner explicitement que la dénonciation de «dispositifs abusifs» en matière fiscale est couvert par la loi peut prêter à confusion. Le chercheur à l’Université de Luxembourg – et vigie locale pour l’ONG «Whistleblowing International Network» -, Dimitrios Kafteranis, regrette ces zones obscures dans la loi: «Si je travaillais dans une entreprise et que je trouvais quelque chose d’immoral, mais pas forcément illégal, je ne sais pas si j’irais jusqu’à dénoncer ce que j’ai découvert», explique-t-il à Reporter.lu.

À son avis, sous la présente loi Antoine Deltour se retrouverait encore une fois devant les juges. «Ce n’est pas la seule imprécision», ajoute Dimitrios Kafteranis, «la directive comme la loi luxembourgeoise prévoient que pour être couvert, un lanceur d’alerte n’a pas le droit de commettre une ‘infraction pénale autonome’. Or, c’est très difficile à établir où commence cette infraction. Si je travaille dans une banque et que je soustrais des informations: est-ce du vol ou une violation du secret d’affaires? Il n’y a aucune explication là-dessus, alors qu’Antoine Deltour a été blanchi par la justice pour avoir téléchargé les dossiers chez son ancien employeur, PWC Luxembourg.»

L’étonnement prévaut aussi chez le premier concerné: «Je trouve ça extrêmement décevant de la part du Luxembourg», explique le lanceur d’alerte Antoine Deltour à Reporter.lu. «Le Luxembourg aurait pu aller beaucoup plus loin et montrer l’exemple», trouve-t-il avant d’ajouter que le champ d’application de la transposition luxembourgeoise était déjà plus restreint que celui du projet de loi français.

Journalistes «facilitateurs»

Si le Luxembourg désenchante sur ce point de la transposition, cela ne veut pas dire que le ministère de la Justice n’a pas tenté d’aller plus loin que le texte de la directive. En effet, selon Camille Petit, en charge pour le dossier de la directive à la «European Federation of Journalists» (EFJ), le Luxembourg est bien le seul pays à mentionner les journalistes dans les commentaires des articles de son projet de loi. En effet, ils y figurent en tant que «facilitateurs» des lanceurs d’alerte, qui méritent protection au même titre que les syndicalistes qui aideraient à rendre publiques des violations.

La Commission européenne veut limiter l’accès au public pour les lanceurs d’alerte.“Dimitrios Kafteranis, chercheur à l’Université de Luxembourg

«Nous aurions préféré le terme ‘intermédiaires’ à celui de ‘facilitateurs’, car c’est plus proche de la réalité du métier», explique Camille Petit à Reporter.lu, «Mais que les journalistes sont mentionnés est déjà une bonne chose en soi.» Pour l’EFJ, la directive a un goût doux-amer: «C’est toujours le résultat de négociations serrées, dans lesquelles toutes sortes de lobbies interviennent. À la fin nous sommes devant un compromis, qui a ses failles, mais qui est toujours mieux que rien», estime de sa part le secrétaire général de l’EFJ, Ricardo Gutierrez, à Reporter.lu.

Cependant, un point sensible reste: pour pouvoir profiter de la protection selon la directive, le lanceur d’alerte doit d’abord passer par un canal de signalement soit interne ou externe avant de pouvoir contacter les médias, voire le public. Deux exceptions sont prévues: en cas de «danger imminent ou manifeste pour l’intérêt public» ou s’il «existe un risque de représailles ou il y a peu de chances qu’il soit véritablement remédié à la violation, en raison des circonstances particulières de l’affaire».

Ce qui laisse un certain flou, que regrette pour sa part Dimitrios Kafteranis: «La Commission européenne veut limiter l’accès au public pour les lanceurs d’alerte. Car comment définir une situation d’urgence pour l’intérêt public? Quand des vies sont en jeu? Et comment l’appliquer sur le secteur financier?»

Bataille perdue

Des questions qu’il n’était pas le seul à se poser. Dès les débuts des négociations, le Luxembourg était opposé à ce règlement qui pourrait plus dissuader qu’encourager des lanceurs d’alerte à se manifester. L’enjeu était au centre de la bataille sur le texte de la directive.

Une bataille que le Luxembourg a perdue. Et pas faute de ne pas avoir essayé. Des notes d’un meeting de juin 2021 du groupe d’experts de la Commission européenne sur la transposition de la directive montrent qu’un État membre – le Luxembourg en l’occurrence, comme l’a confirmé le ministère de la Justice auprès de Reporter.lu – a demandé s’il était possible d’«autoriser des divulgations publiques directes sans que l’article 15 (1) soit observé». La réponse de la Commission européenne était négative. Dans ce cas, le Luxembourg risquerait en effet de ne pas procéder à une transposition correcte de la directive.

Le seul pays à profiter d’une exception dans ce cas est la Suède. La Constitution suédoise prévoit expressément une protection des lanceurs d’alerte sans la conditionner à des canaux de signalement.

Ce faisant, le Luxembourg a mis le doigt dans une plaie qui risque de s’agrandir: «C’est contre l’esprit des lois européennes en soi», constate la coordinatrice du «Whistleblowing International Network», Ida Nowers, auprès de Reporter.lu, «On ne peut pas interdire à un pays d’interpréter une directive plus favorablement dans sa législation nationale. C’est sidérant du point de vue de la liberté d’expression.»

Ce qui apparaît comme un détail de la directive pourrait bien en déclencher plus. Ida Nowers prévoit en tout cas de rassembler les ONG qui ont pesé dans la bataille pour la directive pour attaquer ce point précis. Comme quoi, le Luxembourg n’a pas eu tout faux dans ses efforts de transposition.


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