Huit communes françaises du Pays Haut Val d’Alzette sont associées à la Capitale européenne de la Culture «Esch 2022». Ce territoire en pleine mutation doit se mettre au tempo de son voisin luxembourgeois, avec des moyens sans commune mesure.

«A Esch, ça a bougé. À Thionville aussi. On a bien fait d’être obstiné. Et voilà c’est fait: ça travaille. C’est bien!» Devant le bâtiment baptisé «L’Arche», Daniel Petrauskas, 70 ans, ancien sidérurgiste et conseiller (PS) à la Culture de Villerupt, ne cache pas sa fierté. Sa ville, associée aux sept autres membres de la Communauté de communes du Pays Haut Val d’Alzette (CCPHVA), dispose d’une infrastructure culturelle flambant neuve. Sa couleur blanche et sa forme trapézoïdale ne passent pas inaperçues dans le coin. Le contraste est tranchant avec les cités ouvrières, aux maisons usées par le temps, qui résistent encore à la pression immobilière à la lisière du site. Deux salles de spectacle, un cinéma, un Medialab, un bar-restaurant doivent offrir à la population un lieu de rencontres dédié aux arts, à la musique et aux nouvelles technologies.

La construction de «L’Arche» avait été décidée par la ministre socialiste de la Culture et enfant du pays, Aurélie Filippetti (PS), dans la foulée de l’«Opération d’Intérêt National» lancée en 2009 par le président Nicolas Sarkozy pour rivaliser avec Belval. «Du côté luxembourgeois, une ville sort de terre. Du côté français, rien ne se passe depuis 20 ans. Qu’est-ce qu’on attend?», avait-il lancé lors d’un déplacement en Moselle.

«Maintenant, il nous reste à reconquérir les habitants de la région pour qu’ils adhèrent à cet outil formidable qu’il faudra faire tourner», ajoute prudemment Daniel Petrauskas. Il sait que le lieu, avec son coût de construction de 13 millions d’euros et son budget annuel de fonctionnement de 1,5 million d’euros (dont 600.000 euros porté par la CCPHVA – le reste étant financé par le département ou la région), ne fait pas l’unanimité dans ce bassin de population de quelque 30.000 habitants, moins que la seule ville d’Esch (36.000).

Un sujet qui fâche

Les huit communes du Pays Haut Val d’Alzette ont en commun avec leur voisine luxembourgeoise une rivière, un sous-sol creusé de galeries d’où a été extrait pendant des décennies la minette, une même histoire liée à l’épopée de la sidérurgie et à son déclin. De part et d’autre, on s’accorde à dire que le projet de la Capitale européenne de la Culture a permis de resserrer des liens à l’échelon local, au-delà des sujets qui fâchent toujours certains.

«C’est une première base qui peut être posée pour une vraie coopération» dit Pierrick Spizak (PCF), 34 ans, agent éducatif de nuit dans la protection de l’enfance, qui a pris le relais d’Alain Casoni à la tête de la mairie de Villerupt en 2020. «En général, c’est les grosses villes ou métropoles qui ont ces années culturelles. Là, on aura des animations toute l’année, avec des spectacles de qualité. Cela anime nos territoires, leur donne une visibilité, des retombées économiques». 36 projets sur les 130 de l’année européenne de la Culture se déroulent côté français.

Ça dit bien que les budgets sont excédentaires au Luxembourg. Alors on dit: redistribuez-les!“Pierrick Spizak, maire de Villerupt

Ce satisfecit ne l’empêche pas de militer, comme son prédécesseur, pour la rétrocession fiscale entre le Luxembourg et les communes frontalières françaises. «Dernier exemple en date après les transports: les écoles de musique vont devenir gratuites au Luxembourg! Encore une fois, ça va être la fuite des enfants. Nos écoles de musique vont baisser en fréquentation».

Une conjecture que, de fait, on anticipe au Conservatoire d’Esch où 15% des étudiants sont domiciliés en France. D’après le directeur, Marc Treinen, la gratuité des cours «devrait avoir des répercussions positives sur le nombre d’inscriptions». L’acquisition du bâtiment dit «Luxcontrol» devrait permettre d’absorber cette hausse.

Aides directes vs indirectes

Pierrick Spizak plaide pour une expérimentation avec une rétrocession directe des impôts aux communes. «Si c’est concluant, tant mieux. Si ça ne l’est pas, on n’aura qu’à s’en prendre qu’à nous-mêmes». Et d’ajouter: «En tous cas, ça dit bien que les budgets sont excédentaires au Luxembourg. Alors on dit: redistribuez-les! Parce que nous on ne demande pas grand-chose». Il a déjà fait ses calculs.  A raison de 1.000 à 2.000 euros par frontalier, cela injecterait entre 3 et 6 millions d’euros dans son budget annuel qui tourne autour de 15 millions d’euros. «Pour Villerupt, ce serait énorme!»

36 projets sur les 130 de l’année européenne de la Culture se déroulent côté français, dans une région où entre 60 et 80% de la population active est frontalière. (Photo: Reporter.lu)

Ses voisins au sein de la CCPHVA ont des approches plus nuancées. Frédéric Pokrandt, adjoint à la maire d’Audun-le-Tiche, estime que «c’est un sujet qu’il faut évidemment discuter avec le Luxembourg, parce que la rétrocession existe entre différents pays de l’Union européenne. Mais nous, on a une approche davantage sur la base de projets». Il souligne l’excellente coopération entre le bourgmestre d’Esch, Georges Mischo (CSV), et la maire de sa commune, Viviane Fattorrelli (divers gauche), qui est née à Esch et parle le Luxembourgeois.

«On est ultra content que notre population arrive à trouver du travail à côté. Elle avait bien baissé quand les usines ont fermé et qu’il y avait plus rien», dit pour sa part le maire de Russange, Jean-Jacques Bourson, un retraité qui est «l’un des rares» de son village de 1.200 habitants à avoir fait toute sa carrière en France.

Gentrification

«L’Arche» se veut le symbole du nouveau visage d’une région en pleine  expansion démographique et mutation sociologique qu’il s’agit de «remixer», pour reprendre le mot d’ordre de la Capitale européenne de la Culture «Esch 2022». Quelque 2.000 logements doivent sortir de terre autour de l’ancien site sidérurgique de Micheville qui s’étend entre Audun-le-Tiche, Russange et Villerupt.

Déjà, sur les hauteurs du petit village de Russange, les nouveaux quartiers pavillonnaires ressemblent étrangement, par leur absence de style architectural et leurs petits jardins proprets, à ceux qui ont défiguré ces dernières décennies les villages aux abords des grandes villes luxembourgeoises.

À Audun-le-Tiche, les premiers habitants et commerces sont arrivés dans le nouvel éco-quartier. L’ancien site sidérurgique s’affiche désormais comme une vitrine de l’habitat du XXIème siècle.

Le bâtiment de L’Arche peut paraître un peu démesuré actuellement. Mais je persiste et je signe.“Frédéric Pokrandt, adjoint à la maire d’Audun-le-Tiche

Côté Villerupt, les pelleteuses ont aplani le terrain pour les futures constructions qui jouxtent «L’Arche». Les logements affichent des prix entre 3.500 et 4.000 euros hors taxes le mètre carré, soit un prix moyen situé entre 400.000 et 500.000 euros par appartement. Un bus à haut niveau de service reliera prochainement Micheville au centre d’Esch-sur-Alzette.

Dans cette région, entre 60 et 80% de la population active est frontalière, selon les communes. Une tendance qui va se poursuivre. «La cible du projet Micheville, c’est les frontaliers», dit Pierrick Spizak. Ce membre du parti communiste se dit «un fervent défenseur de la mixité sociale». Il n’a rien contre la gentrification de sa commune et affirme qu’il veillera à ce que Micheville, où deux écoles seront construites, ne devienne pas «un ghetto de riches, un peu excentrés de la ville».

Une vitrine tournée vers l’avenir

Les responsables espèrent que la dynamique culturelle se poursuivra au-delà de 2022 pour accompagner les projets urbanistiques. «Le bâtiment de L’Arche peut paraître un peu démesuré actuellement. Mais je persiste et je signe», dit Frédéric Pokrandt, «c’est une richesse pour le territoire et cela offre des projets par rapport à une population qui habite ici mais qui a l’habitude de fréquenter des infrastructures dans des villes plus importantes».

«L’Arche» à Villerupt est un symbole pour le développement culturel dans la région. À Esch, la nouvelle installation n’est pas considérée comme une concurrence. (Photo: Mike Zenari)

Les frontaliers français (jusque Thionville ou Metz) fréquentent de longue date les infrastructures culturelles du Luxembourg. S’il n’existe pas de statistique précise sur ce point, ils représenteraient environ 20% du public du Théâtre d’Esch, de la Rockhal et de la Kulturfabrik. L’arrivée de «L’Arche» n’y est pas perçue comme une concurrence, mais plutôt un moyen de développer de nouvelles collaborations.

Le directeur de la Kulturfabrik, René Penning, témoigne ainsi de «bonnes discussions» avec Sylvain Mengel, coordinateur culturel de la CCPHVA. Le Théâtre d’Esch a délocalisé à «L’Arche» la présentation du spectacle «The Assembly» de Catherine Elsen, Charlotte Bruneau et Laura Mannelli. L’Orchestre Philharmonique du Luxembourg participera à l’ouverture du prochain festival du cinéma italien de Villerupt.

Projets et défis

Toujours est-il que depuis son inauguration le 4 mars dernier, les activités ont démarré doucement à «L’Arche», dans un contexte post-covid compliqué. Là-bas comme au Luxembourg, le public est encore frileux à s’enfermer dans les salles. Plusieurs spectacles ont dû être annulés. Il manque un responsable du Medialab pour le faire fonctionner.  «Cela ne court pas les rues», reconnaît Sylvain Mengel, d’autant que la concurrence des salaires luxembourgeois pourrait aussi rendre le recrutement plus compliqué. Il donne deux ans à «L’Arche» pour «trouver son rythme de croisière».

L’un des défis sera de convaincre le dynamique tissu associatif local d’utiliser le lieu. Mais en a-t-il besoin? Les projets les plus participatifs et populaires d’«Esch 2022» se passent hors les murs. Le Bal pop, un mix de spectacle et de fête foraine coordonné par la Maison des Jeunes et de la Culture de Villerupt, avec quelque 50 professionnels et 200 bénévoles, a fait un carton plein le 7 mai en entraînant toute la ville sur le dancefloor.

A quelques encablures de là, sur l’espace ouvert du Carreau de la mine d’Audun-le-Tiche, 1.600 personnes ont participé le 13 mai à l’opéra rock «Totem». Le même jour, le spectacle multimedia «The Assembly», coproduit au Luxembourg, n’a attiré qu’une poignée de spectateurs à l’Arche.


A lire aussi