Dans la pandémie du Coronavirus, on savait nos aînés les plus exposés. Les maisons de retraite et de soins sont en première ligne, comme le prouve la situation d’un établissement à Bertrange. Un premier pensionnaire y est décédé du Covid-19. 15 autres et deux soignants y ont été testés positifs. Le bilan des personnes contaminées dans les autres établissements semble largement sous-évalué.
L’alerte est lancée par une soignante des «Parcs du 3ème Âge» à Bertrange qui préfère garder l’anonymat. Cette mère de famille n’a pas les moyens de perdre son travail. Mais elle ne peut se résoudre au silence. Pour les personnes âgées menacées. Et aussi parce qu’elle craint pour sa propre santé et celle de ses proches.
Ses informations nous ont été confirmées mercredi (25 mars) par le président de la «Fondation Les Parcs du 3ème Âge» et ancien bourgmestre de Bertrange, Paul Geimer. Le dernier bilan qu’il nous a transmis (jeudi 26 mars à 11h), faisait état d’un décès et de 15 pensionnaires ainsi que deux membres du personnel testés positifs.
L’évolution rapide de la situation à Bertrange témoigne de la virulence de la pandémie et de la difficulté à la contenir. D’après la lanceuse d’alerte, la première personne positive au Coronavirus a été testée le jeudi 12 mars dans cet établissement de taille moyenne. Il a une capacité de 133 pensionnaires et emploie en temps normal entre 140 et 150 personnes. Les premiers signaux suspects remontent, d’après cette soignante, au lundi 9 mars. «Il y avait environ huit personnes qui avaient de la fièvre, jusque 39 à 40 degrés. On a alerté la direction qui nous a dit de ne pas paniquer», dit-elle.
C’est un désastre!“ Une soignante de Bertrange
Paul Geimer confirme que, dès le lundi 9 mars, l’établissement a été fermé aux visiteurs externes par le directeur de l’établissement, le docteur Normi Barnig. Cette décision a été prise trois jours avant la première intervention du Premier ministre Xavier Bettel concernant les dispositions de lutte contre la pandémie.
Outre la fermeture de l’établissement, la direction déplace le pensionnaire testé positif au premier étage. Cet étage est en principe réservé aux personnes psychiquement dépendantes et fermé. Cela doit limiter les risques d’intrusion d’autres pensionnaires et la propagation du virus.
Les préoccupations du personnel
Quelques jours plus tard, trois autres personnes sont testées positives. La direction décide alors de regrouper au premier étage, dans l’aile ouest du bâtiment, toutes les personnes positives ou présentant des symptômes. Est-ce que l’institution a la disponibilité suffisante pour isoler chaque malade testé positif dans une chambre séparée? Le directeur, mobilisé pour faire face à la crise, n’est pas joignable pour nous répondre.
Au même étage, mais dans l’aile opposée, circulent librement des personnes âgées démentes qui «touchent à tout et se touchent elles-mêmes», s’inquiète la soignante. Le personnel n’a alors à sa disposition que des masques chirurgicaux et des gants, récupérés en partie grâce à des dons de la commune de Bertrange, précise Paul Geimer. Les personnes démentes qui n’ont pas de symptômes déjeunent à ce moment-là encore ensemble dans une kitchenette commune.
La politique de l’autruche ne peut pas fonctionner.“Paul Geimer, Fondation Les Parcs du 3ème âge
Les jeudi 19 et vendredi 20 mars, trois personnes très âgées décèdent. Elles n’ont pas été testées. D’après les témoignages de personnes qui les connaissaient, leur mort ne serait pas liée au Covid-19. Pendant ce temps, la contamination poursuit sa trajectoire exponentielle.
Pour la lanceuse d’alerte, épuisée par son travail mais surtout par l’angoisse liée au manque de moyens de protection et de dépistage, «c’est un désastre!» Le président de la Fondation parle pour sa part de «situation très très grave sur laquelle il faut une transparence totale». Il ajoute: «il ne faut pas être défaitiste. Je suis sûr qu’on va s’en sortir. Mais il faut avoir conscience que c’est une crise sans précédent et que la politique de l’autruche ne peut pas fonctionner». Il dit avoir toute confiance dans le docteur Barnig pour gérer la crise.
Renforcement des mesures sanitaires
Vendredi dernier (20 mars), des représentants de la direction de la Santé étaient sur place pour prendre le pouls de la situation et renforcer les mesures de protection. Il faut noter que les «Recommandations pour la prévention des infections au Coronavirus dans les structures d’hébergement pour personnes âgées» du ministère de la Santé ont été publiées deux jours avant (18 mars) et précisées, après concertation avec le ministère de la Famille, le lendemain (21 mars).

D’après la lanceuse d’alerte, plus de 30 employés sur 150 auraient manqué à l’appel certains jours. Paul Geimer confirme que la direction a demandé du renfort en personnel à la direction de la Santé. Le gouvernement a lancé lundi (23 mars) un recensement des professionnels de santé via la plateforme www.govjobs.lu afin d’optimiser la gestion de la réserve sanitaire nationale. Quand arriveront-ils? Seront-ils affectés aux CIPA? Les questions restent ouvertes.
Il y a encore des étages où les pensionnaires circulent librement.“Une soignante de Bertrange
Le personnel de l’étage de confinement, qui n’avait que des masques chirurgicaux et des gants, reçoit depuis vendredi (20 mars) deux masques FFP2 par jour, des combinaisons et des lunettes de protection. «Mais cela ne concerne que les soignants de l’espace confiné. Pas les autres personnels des étages où les pensionnaires circulent encore librement. Beaucoup ne veulent pas rester dans leur chambre. Là, il faut se contenter de masques chirurgicaux alors que le virus a très bien pu se propager dans tous les étages», s’inquiète la soignante.
On notera qu’un document accessible sur le site de la direction de la Santé précise, pour les professionnels, des conseils pour l’utilisation de masques pour la prise en charge des pensionnaires des maisons de retraite.
Reserve limitée de kits de tests
Depuis vendredi (20 mars), des horaires de repas différents ont été aménagés aux «Parcs du 3ème Âge» de Bertrange pour permettre aux pensionnaires qui ne présentent pas de symptômes de manger dans la salle commune. Les personnes sont espacées afin de garder la distance recommandée. La direction de la Santé a aussi demandé une rotation séquentielle des équipes de soignants afin de réduire les risques de contamination. C’est ce que nous ont confirmé deux sources.
La soignante dénonce le fait qu’il n’y ait pas de dépistage systématique des soignants et des personnes âgées. «On nous a dit qu’on avait seulement une réserve de 15 tests et qu’il faut attendre d’avoir des symptômes pour être dépisté. Ou alors il faut le faire en privé», dit-elle. Une première soignante, qui présentait des symptômes, a obtenu mardi (24 mars) une ordonnance et a été testée positive. Un second cas a été diagnostiqué mercredi (25 mars).
«Ce que font les soignants est extraordinaire», tient à souligner le président de la Fondation en les remerciant de leur engagement. La lanceuse d’alerte reconnaît que, depuis le début de la crise, le personnel est spécialement dorloté par la direction avec des extras à volonté – gâteaux ou boissons. Combien de temps tiendront-ils? D’après notre témoin, une seule personne est actuellement présente à l’étage la nuit pour s’occuper des malades, pendant 12 heures.
Un maintien dans les structures?
Les «recommandations» de la direction de la Santé stipulent que les familles doivent être informées lorsque les résidents sont testés positifs. Paul Geimer indique que tel a été le cas. Une femme serait actuellement dans un état grave. Ni elle, ni une autre personne, décédée mercredi soir (25 mars) n’ont été transportées à l’hôpital en soins intensifs «à la demande des familles» qui ont préféré leur éviter un traumatisme supplémentaire.
D’après les recommandations du ministère de la Santé, «le maintien des résidents en structure d’hébergement doit être privilégié», tant qu’une personne n’a pas été diagnostiquée. «Si l’état du patient venait à se dégrader, un nouvel avis médical sera sollicité pour transfert vers une structure plus adaptée.»

Le pays dispose encore à ce jour de capacités en soins intensifs. La ministre de la Santé, Paulette Lenert, a indiqué mercredi (25 mars) que 143 personnes sont actuellement hospitalisées, dont 21 en soins intensifs. Six de ces personnes viennent des hôpitaux de la région Grand-Est.
L’ampleur de la situation de Bertrange semble être un cas isolé.“Corinne Cahen, ministre de la Famille
«Je comprends la décision de ces familles», explique à REPORTER une Luxembourgeoise dont la mère est également pensionnaire dans cet établissement de Bertrange. Elle n’était pas au courant de la situation à Bertrange, mais reste calme, lorsque nous lui en parlons. Elle dit qu’elle prendrait la même décision si sa mère, démente depuis des années, était contaminé. «Je ne voudrais pas soumettre ma mère à un stress supplémentaire en la sortant de son lieu de vie, dans lequel elle se sent si bien», dit-elle. «Je ne voudrais pas qu’elle soit dans un hôpital stérile, toute seule, sans repères, branchée à des machines, avec peut-être le même résultat.»
Peut-on envisager un retour temporaire, dans les familles qui le peuvent, des personnes valides et non contaminées? Cette hypothèse n’a pas été envisagée jusqu’à présent, indique Paul Geimer. La question se pose aussi dans les autres centres intégrés pour personnes âgées.
120 pensionnaires en quarantaine chez Servior
«L’ampleur de la situation de Bertrange semble être un cas isolé», a indiqué jeudi matin à REPORTER la ministre de la Famille, compétente pour les personnes âgées, Corinne Cahen (DP). A titre de comparaison, la ministre avance les chiffres de Servior, qui est géré en tant qu’établissement public et accueille 1.637 pensionnaires. «Sur ces 1.637 personnes, 6 ont contracté le virus, 9 autres présentent des symptômes ou sont en attente des résultats du test. En tout, 120 pensionnaires sont en quarantaine préventive», indique la ministre. Elle se base sur des données qu’elle a obtenues mercredi soir.
D’après nos informations, les structures Servior «Op der Ruhm» à Luxembourg-Ville, «Op der Léier» à Esch/Alzette et l’établissement «Grand-Duc Jean» à Dudelange sont concernées. Toutes les personnes auraient été isolées, dit la ministre.
Il y a, à l’étranger, des personnes âgées qui ont été guéries.“Corinne Cahen, ministre de la Famille
Corinne Cahen dit être au courant de six cas avérés dans une autre structure d’accueil pour personnes âgées. Les chiffres officiels sont recensés par le ministère de la Santé qui ne nous a pas communiqué ses chiffres à notre demande mercredi.
La ministre avoue qu’il lui est impossible de prévoir l’évolution de la situation. «Nous mettons tout en oeuvre pour éviter une propagation du virus auprès des personnes âgées», a-t-elle assuré, «J’espère, bien sûr, qu’on arrivera à contenir la situation le mieux possible.» Elle tente de rassurer et précise que toutes les malades ne présenteront pas forcément des symptômes graves. «Il y a, à l’étranger, des personnes âgées qui ont été guéris.»
Mardi (24 mars), le président de la COPAS, Marc Fischbach, interrogé par nos collègues de RTL radio, déclarait qu’il y avait seulement 5 cas de coronavirus, dont un soignant, au sein des établissements membres de sa fédération. Un bilan manifestement sous-évalué.