Une fraude aux investissements alternatifs secoue la place financière. L’enquête judiciaire dans l’affaire «LFP1» piétine, mais les sanctions tombent. «Alter Domus», géant des services financiers, a écopé d’une amende pour ses négligences dans la reprise d’une société de gestion.

L’affaire «LFP1», du nom d’un fonds d’investissement alternatif à compartiments multiples, donne une image calamiteuse du secteur financier. D’abord parce que des investisseurs ont perdu leur argent. La fraude porte sur près de 100 millions d’euros. Ensuite parce qu’elle met en lumière des fautes de prestataires de services qui se sont jetés sur le segment de la finance alternative sans être regardants sur les risques que cachent ces investissements peu régulés.

Très à la mode auprès des investisseurs à la recherche de hauts rendements, les fonds alternatifs comportent des risques élevés et sont moins contrôlés que les produits financiers conventionnels.

Née en 2003 à l’initiative d’anciens associés de «PwC», «Alter Domus» a initialement offert des services classiques à l’industrie de la gestion collective, avec des fonds d’investissement très contrôlés avant de se diversifier dans les fonds alternatifs et devenir un des principaux acteurs mondiaux de ce domaine. La mutation a produit des ratés. La firme a payé très cher, au sens propre comme au sens figuré, le rachat de «Luxembourg Fund Partners» (LFP), société de gestion de fonds alternatifs.

Une enquête judiciaire est toujours en cours à la suite de plaintes de victimes de détournements présumés de 55 millions d’euros dans un des compartiments de LFP1, «Columna Commodities». Selon les informations de Reporter.lu, l’argent aurait servi à financer la campagne électorale d’un candidat aux présidentielles du Congo. Ce dernier étant co-gérant d’une société au Cameroun ayant réceptionné les fonds venant de Luxembourg.

D’autres plaintes pénales pour suspicion de fraudes de type Ponzi dans d’autres compartiments du fonds se sont ajoutées aux premières, obligeant LFP1 au sabordage face à l’ampleur des irrégularités. Au total, 100 millions d’euros ont disparu. Un tiers de ce montant aurait été recouvré, selon une source proche du dossier. Aucune information n’a filtré sur l’état de l’instruction judiciaire. Une quarantaine d’actions criminelles et civiles occupent les juridictions luxembourgeoises.

Une sanction à 174.400 euros

Les procédures pénales bloquent les avancées des innombrables affaires civiles et commerciales qui mobilisent une cinquantaine d’avocats du barreau de Luxembourg. Car l’affaire LFP1 n’est pas seulement l’histoire presque banale des fraudes financières de type Ponzi, où les entrées d’argent des uns servent à payer les sorties de fonds des autres. Elle expose aussi une série de dérapages dans la gouvernance des investissements alternatifs qui sont au cœur de l’activité très rémunératrice du centre financier luxembourgeois.

Sur le plan administratif, le dossier ne connaît pas de blocages. La Commission de surveillance du secteur financier (CSSF) a annoncé le 7 février dernier avoir infligé une sanction financière à l’encontre d’«Alter Domus Management Company» (ADMC), qui fut, suite à un rachat, la société de gestion de LFP1 et en hérita les ennuis.

ADMC est une des filiales d’Alter Domus, prestataire de services financiers avec un siège à Luxembourg, 3.500 employés dans le monde, 1,6 trilliard de dollars d’actifs sous administration et 25.000 structures d’investissements alternatifs sous son giron. Le montant de l’amende de 174.400 euros est donc marginal par rapport à la surface financière du groupe. Son impact en termes d’image n’en reste pas moins considérable.

La sanction est le résultat «d’investigations ad hoc» du régulateur luxembourgeois sur Columna, sous-compartiment le plus problématique du fonds qui en comptait plusieurs. «La CSSF a identifié l’existence de manquements matériels et continus, originaires d’avant la liquidation du compartiment, aux dispositions de la loi relatives aux exigences générales en matière de diligence, de conflit d’intérêts ainsi que de procédures et d’organisation», indique le communiqué du régulateur.

Aveuglement et précipitation

Les termes sont pesés au millimètre près, témoignant d’une grande prudence dans la formulation des griefs à l’encontre d’ADMC. A décrypter le message du régulateur, Alter Domus paie surtout le prix de son aveuglement et de sa précipitation dans le rachat de Luxembourg Fund Partners. La société de gestion de fonds avait entre autres LFP1 en portefeuille, à l’origine de la tempête qui a suivi. La sanction contre ADMC est intervenue le 1er décembre 2021. Il a fallu plus d’un an à la CSSF pour la rendre publique.

La sanction infligée par la CSSF à Alter Domus est la deuxième dans l’affaire LFP1. La première a visé en mai 2020, David Mapley, un Britannique qui avait été mandaté deux ans plus tôt par des investisseurs pour la liquidation – initialement non judiciaire – du fonds alternatif. Le compartiment Columna n’était pas le seul investissement alternatif à sentir le soufre. D’autres investissements ont été hasardeux dans l’immobilier.

Je veux bien croire que les actionnaires ne savaient pas qu’il y avait de la fraude, mais leur ignorance tient au fait qu’ils n’ont pas fait leur travail.“Une source proche du dossier

David Mapley a enquêté tous azimuts pour récupérer des actifs, identifier les responsabilités et cerner les conflits d’intérêts, les négligences et les fautes de toute une série d’opérateurs dans la chaîne des investissements, notamment de la banque dépositaire du fonds, la «Société Générale». Il s’en est pris à tout le monde et a même engagé un bras de fer avec la CSSF qu’il a accusée, à tort, d’avoir manqué de pugnacité dans le traitement du dossier. «David Mapley a réalisé du bon travail, jusqu’à un certain point du moins», témoigne un ancien proche.

La personnalité du Britannique, ses mensonges sur son curriculum vitae et son management controversé lui ont rapidement valu l’hostilité de certains investisseurs, puis une enquête du régulateur. A l’issue de cette enquête, Mapley a perdu son honorabilité, ce qui l’a privé pour quatre ans de tous les mandats d’administrateur dans des sociétés régulées et donc du dossier LFP1. Pour autant, Mapley continue ses investigations au titre d’enquêteur privé pour le compte de certaines victimes du fonds.

En mai 2022, la liquidation judiciaire de tout le fonds LFP1 et tous ses compartiments sans distinction est actée par le tribunal de commerce. Le dossier passe dans les mains de l’avocat Christian Steinmetz, chargé de récupérer les actifs et, surtout, de solder le passif.

Inquiétudes de la CSSF

L’affaire démarre en 2017, en marge du rachat par Alter Domus de Luxembourg Fund Partners. Le groupe Alter Domus cherche alors à développer rapidement de nouveaux services dans l’industrie de la gestion collective. Il est en quête de la reprise rapide d’une société de gestion indépendante ayant des licences financières pour gérer tous les types de fonds et stratégies d’investissement possibles. Il s’agit alors de répondre aux besoins urgents de certains clients, parmi lesquels le Fonds européen d’investissement (FEI), l’outil de capital-risque de l’UE pour soutenir financièrement les PME. Luxembourg Fund Partners était à vendre. Plusieurs candidats étaient intéressés au rachat, mais Alter Domus soumet l’offre la plus intéressante.

En mai 2017, Laurent Vanderveyen, alors CEO d’Alter Domus, entame les premières discussions avec les vendeurs. Le processus de revue («due diligence») commence qui, en principe, devait mettre LFP à nue. Alter Domus missionne le cabinet PwC, qui est aussi le réviseur de LFP et de son fonds controversé. Le cabinet n’avait pas détecté les fraudes.

Une première offre d’achat à 14 millions d’euros est faite, mais l’inventaire du portefeuille de la société de gestion, avec ses litiges au civil, ses plaintes au pénal pour suspicion de fraudes et ses procédures de liquidation douteuses, fait revoir le prix à la baisse à 12,5 millions d’euros, payables en plusieurs tranches.

Trois limogeages et une placardisation

Fin août, les agents de la CSSF entrent en piste pour la validation du changement d’actionnariat de la société de gestion. Dans un courriel de novembre 2017 que Reporter.lu a consulté, un des dirigeants d’Alter Domus écrit que «la CSSF est inquiète de la situation». Les craintes du régulateur du secteur financier portent sur la lenteur du processus de liquidation de compartiments de LFP1 et sur des problèmes de gouvernance. «Ils (la CSSF, ndlr) voient de sérieux conflits d’intérêts dans le fait que le management de la société de gestion agisse comme liquidateur d’un certain nombre de dossiers». Le régulateur demande la nomination d’un liquidateur indépendant, mais ses injonctions resteront lettre morte, du moins dans un premier temps.

La vente de Luxembourg Fund Partners est bouclée en décembre 2017, mais le paiement par tranches aux vendeurs est suspendu après des recours en justice. Le nouvel actionnaire reproche aux vendeurs de lui avoir dissimulé les dessous de certains dossiers. Ce que les anciens actionnaires contestent vigoureusement. «Je veux bien croire que les actionnaires ne savaient pas qu’il y avait de la fraude, mais leur ignorance tient au fait qu’ils n’ont pas fait leur travail. Ils se sont surtout intéressés aux commissions de gestion», estime une victime de LFP1, bon connaisseur du dossier.

En reprenant une société de gestion clef en main, Alter Domus a hérité d’un dossier dont les dirigeants n’ont sans doute pas assez mesuré le caractère explosif. «Ce deal était stupide et sans valeur. La gestion interne était calamiteuse et n’a pas pu être remise d’équerre par un CEO dépassé, qui a caché à ses actionnaires toutes les difficultés du dossier», raconte un proche du dossier.

De nombreuses têtes sont tombées après l’opération: le CEO a été limogé ainsi qu’une responsable de la compliance, désormais reconvertie dans l’immobilier. Un second dirigeant a été contraint de démissionner. Un troisième a été placardisé plusieurs mois avant d’être réhabilité.

Contactée par Reporter.lu, la direction d’Alter Domus n’a pas répondu dans les délais impartis aux sollicitations de la rédaction.


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