La Cour administrative a confirmé un redressement fiscal de plus de 3 millions d’euros de la société de construction Kurt. Le litige avec l’administration fiscale lève le voile sur des pratiques de gestion comparables à celles qui ont valu des ennuis judiciaires à l’un de ses actionnaires Flavio Becca.

Kurt Constructions S.A. a été la boîte de Pandore de la galaxie Becca. La gestion controversée de l’entreprise de construction de Bridel a servi de déclencheur aux hostilités entre ses actionnaires Flavio Becca et Eric Lux et consommé leur rupture définitive. Paralysée par le conflit entre les deux clans, la société est placée depuis 2016 sous administration judiciaire. Elle est aussi au cœur de cinq plaintes pénales, notamment pour faux et abus de biens sociaux. S’y ajoute un différend avec l’Administration des contributions directes (ACD) qui vient de connaître son épilogue.

La Cour administrative a en effet définitivement tranché le litige, confirmant dans les grandes lignes un redressement fiscal de 3,315 millions d’euros pour les années d’imposition de 2009 à 2013. Ni le fisc ni les juges administratifs n’ont voulu s’immiscer dans le conflit entre les actionnaires. Il leur fut toutefois difficile de faire abstraction des méthodes controversées de gestion et d’évitement fiscal qui ont notamment permis de financer des dépenses privées aux frais de l’entreprise. Il existe un certain parallèlisme dans la gouvernance de Kurt Constructions et de Promobe Finance SFP, le holding de Flavio Becca.

Irrégularités et dépenses douteuses

Leur point commun est l’utilisation abusive de leur trésorerie à des fins privées. Dans l’affaire Promobe, Flavio Becca a été condamné, aux termes d’un procès en correctionnelle, à deux ans de prison avec sursis pour abus de biens sociaux et blanchiment. Selon les juges, l’entrepreneur avait fait financer par Promobe sa prodigieuse collection de montres pour près de 18 millions d’euros.

Dans la société Kurt, ce sont les frais de chasse, les dépenses liées à une fête d’anniversaire de l’épouse du promoteur, des frais de bouche de dirigeants de son groupe, les rémunérations exagérées de ses hommes de main (entre 450 et 500 euros de l’heure pour un manager de projet) ainsi que les achats massifs de vin qui ont déclenché une enquête du fisc et donné lieu à une nouvelle affaire Becca avec des prolongements sur le plan pénal.

«Les multiples irrégularités et inconvénients qui se sont présentés lors du contrôle mènent nécessairement à la conclusion que les actes commis par (Kurt) ont visé – au moins – à éluder l’impôt», explique la directrice de l’ACD, dans un document de la procédure administrative.

Le fisc a refusé de prendre en compte des déductions de frais considérés comme relevant de la sphère privée, jugeant excessives les factures de certains prestataires et s’étonnant des avances de fonds sans intérêts consentis par la société à d’autres entités liées au groupe Becca.

Pratiques managériales controversées

L’administration des contributions s’est essentiellement intéressée à la répartition des bénéfices tirés des projets immobiliers entre Kurt et le fonds immobilier Olos, dans lequel Flavio Becca s’est associé à Eric Lux. La rétrocession de 75% des marges de promotion à Olos (le solde de 25% revenant à Kurt), structure juridique défiscalisée, a été considérée comme une «structuration abusive» et un «abus de droit».

«Sa seule finalité serait de rechercher une économie d’impôt consistant en un contournement ou une réduction de la charge d’impôt», a fait valoir le représentant de l’Etat devant la Cour. Il y a vu une distribution cachée de bénéfices. Toutefois, la juridiction administrative a recalé l’Etat sur cette qualification, faute de preuve d’une remontée des revenus à l’avantage du seul Flavio Becca et sans contrepartie économique.

Nous n’avons relevé aucune preuve irréfragable de fraude ou d’abus de biens sociaux.“Rapport PWC

C’est un des rares points sur lequel Kurt Constructions a eu gain de cause. La Cour a confirmé dans les grandes lignes le redressement. L’arrêt l’a nuancé sur la forme mais en a confirmé le montant. Kurt Constructions est désormais redevable de 28.000 euros au titre de l’exercice 2009, de 585.000 euros en 2010, 931.600 euros l’année suivante, 740.650 euros pour 2012 et 1,030 million d’euros pour l’exercice 2013.

Le rapport de révision et la procédure administrative en première instance et en appel ont fourni un éclairage sur des pratiques managériales controversées, qui dépassent le cadre du différend administratif avec l’ACD. Des pratiques présentées comme frauduleuses sont d’ailleurs au cœur de plusieurs plaintes pénales initiées par Eric Lux en 2015. Flavio Becca, son ancien partenaire en affaires, est en première ligne. Certaines plaintes ont débouché sur des non-lieux, d’autres sont toujours  en instruction.

Le procès des montres en correctionnelle cet hiver a éffleuré pudiquement les autres enquêtes judiciaires en cours, notamment en lien avec la société Kurt Constructions. Peu de détails avaient alors filtré.

Flavio Becca et Eric Lux se sont associés en 2008 dans l’entreprise. L’acquisition est alors stratégique et complète leur dispositif mis en place avec le fonds immobilier Olos, destiné, entre autres, au développement de la Cloche d’or. En achetant Kurt – au prix fort –, ils mettent la main sur une importante réserve foncière, évaluée à près de 125 millions d’euros en 2010.

Doutes sur les écritures comptables

L’entente entre les deux promoteurs est de courte durée. En 2013, Eric Lux a mis en cause les frais de fonctionnement et des écritures comptables douteuses qui lui font penser que Becca utilise leur société commune pour financer des dépenses personnelles et servir les intérêts exclusifs de son groupe. Eric Lux n’a pas d’administrateur au sein du conseil de Kurt Constructions pour en contrôler la gestion. Seuls Flavio Becca et ses proches y siègent.

En 2014, les hostilités se traduisent par le refus d’Ikodomos d’approuver les comptes sociaux de 2011. Le conflit s’envenime, les positions deviennent irréconciliables et le contentieux rebondit devant la justice civile d’abord, puis pénale. Des expertises et contre-expertises se succèdent pour documenter la réalité des accusations lancées par Eric Lux.

La facture portant sur les bouteilles acquises pour les dégustations aurait permis (…) d’inviter 6.756 convives au cours de diverses réceptions.“Rapport Ricol

Mandatée en marge d’un rapport principal sur le fonctionnement d’Olos – lui aussi controversé –, la firme PWC produit en février 2016 un rapport spécial sur Kurt Constructions, qu’elle facture 450.000 euros. Les soupçons de fraude et d’abus de biens sociaux évoqués par Ikodomos sont levés, mais pas tous les doutes, car la conformité du rapport du Big 4 au regard des normes internationales d’audit soulève des interrogations. «Nous n’avons relevé aucune preuve irréfragable de fraude ou d’abus de biens sociaux», conclut PWC.

Un contre-rapport commandé par Ikodomos au cabinet français Ricol Lasteyrie va pourtant relativiser le quitus de l’auditeur. Son auteur, René Ricol, sommité dans l’expertise financière, ancien expert judiciaire auprès de la Cour de Cassation, juge le rapport PWC peu rigoureux, voire complaisant. Il s’étonne de l’utilisation de la forme négative de ses conclusions, preuve selon lui de la fragilité des assurances de régularité données par PWC. «Compte tenu de ce très faible niveau d’assurance, du nombre d’anomalies et de commentaires (…), nous estimons que des diligences complémentaires devraient être menées sur un ensemble de points», souligne l’expert.

Faux frais d’armurerie

L’expert pointe notamment du doigt des dépenses par Kurt pour plus de 20.000 euros liées à l’anniversaire de Madame Becca, passées en charge de société ainsi que l’achat à Eurovin, société de Flavio Becca, de plus de 2.000 bouteilles de vin dans le cadre de réceptions. «La facture portant sur les bouteilles acquises pour les dégustations aurait permis (…) d’inviter 6.756 convives au cours de diverses réceptions», note Ricol. Or, Eric Lux, pourtant associé de Kurt Constructions, n’a pas eu connaissance de ces festivités et s’interroge sur les véritables destinataires des bouteilles.

Une autre expertise judiciaire d’août 2016 identifie à son tour des anomalies dans les dépenses de Kurt Constructions. Nommé par un tribunal, l’expert épingle entre autres des factures d’armurerie de quelque 70.000 euros chez le fournisseur Freylinger que la société a fait passer pour des pièces de rechange pour camions. Toutefois, des factures font défaut ou lorsqu’elles existent se révèlent «étranges», notamment au niveau des dates. Eric Lux subodore que son partenaire ait fait financer les réparations et l’entretien de fusils sur le compte de l’entreprise de construction.

Une avance de fonds de 3,25 millions d’euros – sans intérêts ni contrat de prêt et non remboursé – par Kurt Constructions, au bénéfice de Promobe Finance, société de participations de Becca (son statut de SPF l’empêche de consentir des prêts, sous peine de perdre son statut fiscal), soulève aussi pas mal d’interrogations. Cette avance sous forme d’un compte courant associé a servi à racheter, sous la forme d’appartements en voie de construction, à un avocat – et apporteur d’affaires – ses participations minoritaires dans des sociétés du groupe Becca. Ikodomos considère que l’opération est anormale. Une plainte pénale est déposée en 2015.

Instruction judiciaire ouverte

L’affaire est prise au sérieux par le Parquet qui, selon les informations de Reporter.lu, a ouvert une instruction judiciaire, notamment pour faux en écriture, visant Flavio Becca ainsi que l’avocat luxembourgeois. Déjà lourdement condamné pour l’affaire des 800 montres, le promoteur ne semble donc pas en avoir fini avec la justice.

Ce prêt controversé a également beaucoup intrigué le fisc luxembourgeois. Le service de révision a en effet considéré que cette avance de Kurt Constructions à Promobe Finances relevait d’un comportement «anormal pour une société qui recherche à générer du bénéfice». Aussi, les agents de l’ACD ont-ils chargé 120.000 euros d’intérêts à 5% sur les bulletins d’imposition 2012 et 2013 de la société de construction pour avoir joué les banquiers de Flavio Becca.

Cet article a été modifié. Flavio Becca a été condamné à deux ans de prison avec sursis et non quatre comme indiqué par erreur. Il a fait appel du jugement.


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