Le procès de Flavio Becca a levé le voile sur l’ingénierie financière qu’il a déployée pour financer sa collection de montres via ses sociétés et échapper à ses dettes. Le dossier répressif que Reporter.lu a consulté fournit de nombreux détails sur le système Becca ainsi que la valeur de sa fortune.

Tout au long de son médiatique procès, Flavio Becca n’a pas changé d’un iota sa ligne de défense pour tenter de faire la démonstration de la conformité avec la loi de la gestion de ses entreprises et de ses somptueuses dépenses. Le promoteur immobilier s’est présenté en grand amateur de montres de luxe, valeurs dans lesquelles il a investi près de 18 millions d’euros. Il l’a fait avec l’argent de ses sociétés, ce qui lui a valu une inculpation pour abus de biens sociaux et blanchiment.

Le portrait de collectionneur hors norme dont il s’est prévalu devant les juges correctionnels résiste difficilement à l’épreuve des faits documentés à l’audience et par le dossier répressif. L’absence d’inventaire ou d’un catalogue de ses plus de 800 montres ne correspond ni au profil d’un collectionneur ni à celui d’un investisseur.

«Ni un investissement, ni un placement»

D’autant que le prévenu a pendant longtemps entretenu sa passion dévorante pour les belles montres et fait financer son train de vie épicurien, in fine, aux frais du contribuable luxembourgeois avant d’être rattrapé en 2010 par le fisc puis par la justice.

Son procès a mis à nu des mécanismes opaques, mais bien rodés, d’évitement des impôts à plusieurs niveaux: exonération de TVA d’abord, non paiement des impôts sur les dividendes ensuite et allégement des impôts sur les collectivités enfin. Le montant des préjudices n’est pas aisé à déterminer et n’a pas été au centre de la procédure, ni du débat aux audiences. Le procès en janvier de Flavio Becca n’a pas été celui de la transgression fiscale, les préventions retenues à sa charge étant celles de l’abus de biens sociaux et du blanchiment qui pourraient lui valoir de la prison ferme.

Le non-paiement et le manque d’articles dans le magasin nous a causé de gros problèmes fiscaux qui pourraient avoir des implications criminelles supplémentaires.“Ernesto Coroneo, bijoutier italien

Le prévenu et ses plus de 800 montres au compteur s’est défendu d’être un acheteur compulsif. «J’ai fait mes achats selon un plan bien structuré. Ce qui m’intéresse, c’est d’avoir le meilleur prix», a-t-il fait valoir face aux enquêteurs. Un de ses fournisseurs belges a toutefois relativisé face aux enquêteurs l’image d’investisseur avisé dont il se targue volontiers. «Les montres achetées par Becca, a t-il dit, n’ont aucun potentiel économique, sauf peut-être certaines séries limitées, mais cela reste à voir». Les policiers en ont conclu dans un rapport que «l’achat des montres vendues par la bijouterie (…) n’est ni un investissement, ni un placement».

«Pour Flavio Becca, la société, c’est moi»

Mandaté par Becca, l’expert-comptable Paul Laplume du cabinet Xinex a soutenu le contraire, mais sans trop s’avancer. Les investissements dans les montres deviennent «de plus en plus importants et intéressants pour les collectionneurs (…) et pour les personnes fortunées qui cherchent à diversifier leur patrimoine», écrit-il dans un rapport. Hervé Temime, l’avocat parisien de Becca, ne s’est pas risqué non plus à fournir des précisions sur la valeur de la collection qui était entreposée au domicile du promoteur avant sa saisie judiciaire. Il a renvoyé la balle au Parquet, reprochant aux enquêteurs l’absence d’expertise de la collection pour en établir la valeur.

Flavio Becca, 58 ans, ancien maçon devenu presque milliardaire ne s’est pas reconnu dans le tableau qu’en a fait un avocat de la partie civile au procès. Me Rosario Grasso l’a comparé à un voleur repenti de poulet au Cactus, qui pris en flagrant délit a payé au magasin le prix de son larcin et demande pour ce geste de repentir l’impunité, en faisant valoir sa solvabilité. «La régularisation n’enlève rien à l’infraction», a dit l’avocat qui défend les intérêts d’Ikodomos, société d’Eric Lux, ancien partenaire de Becca dans le développement immobilier. La société réclame symboliquement 1.000 euros pour préjudice moral, mais la recevabilité de la partie civile reste incertaine.

Le promoteur ne s’est pas non plus identifié à la figure du «patriarche» qui s’est servi des caisses de ses sociétés pour faire passer ses dépenses personnelles, au mépris de la loi et de l’intérêt social de celles-ci. «Pour Flavio Becca, la société, c’est moi», a résumé le substitut du procureur Guy Breistroff. Il a une vision à l’ancienne de la gestion de l’entreprise, avait nuancé un des auditeurs externes de ses sociétés pour exonérer son client.

Le Parquet a réclamé 42 mois de prison et 250.000 euros d’amende pour abus de biens sociaux et blanchiment. Le tribunal rendra son verdict le 4 mars prochain.

Le mystère de la chambre forte

Démarrée en 2010 à la suite d’une dénonciation de l’Administration des contributions directes (ACD), l’enquête policière s’est révélée, selon les mots du commissaire Jean-Paul Bohler qui en a eu la charge, «une petite mer à boire».

Lorsqu’ils perquisitionnent son domicile le 20 septembre 2011, neuf mois après l’ouverture d’une instruction confiée au juge d’instruction directeur Ernest Nilles au départ pour des soupçons de corruption, les policiers saisissent 643 montres dans la chambre forte du sous-sol. Ils en trouveront encore quelques dizaines d’autres aux domiciles respectifs de son père et de son beau-frère.

Il est incompréhensible qu’en tant que collectionneur/investisseur, Flavio Becca n’était pas en mesure de remettre son propre inventaire à la police grand-ducale.“Guy Breistroff, substitut du procureur

Faute de la production d’un inventaire par le prévenu – il a déclaré à l’audience qu’on ne le lui avait pas demandé – et parce que la plupart des montres entreposées dans la chambre forte étaient sorties de leur emballage, leur identification s’est apparentée à un travail de Bénédictin. Ce qui expliquerait les six longues années de procédure.

Sur les 643 montres saisies, seules 223 ont pu être affectées à des fournisseurs précis. «Il est incompréhensible qu’en tant que collectionneur/investisseur, Flavio Becca n’était pas en mesure de remettre son propre inventaire à la police grand-ducale», a fait remarquer Guy Breistroff. Le commissaire Bohler a indiqué à l’audience que lors de la perquisition des boîtes d’emballage traînaient par terre, dépourvues de leurs certificats. Or, une montre de collection ne prend de valeur que si elle reste dans sa boîte d’origine.

Les saisies et l’exploitation de documents bancaires et comptables ont permis aux enquêteurs de recenser l’acquisition de 842 montres bracelets grâce aux virements bancaires pour une valeur de 18 millions d’euros. Il en manquait plus de 200 par rapport à la saisie du 20 septembre 2011. Elles ne livreront leur mystère et le nom de leur destinataire que quatre ans plus tard.

Les limites du «patrimoine familial»

Dans une audition par la police en octobre 2011, Becca a expliqué avoir offert 200 montres à sa famille plus ou moins éloignée. Il se défendit d’ailleurs formellement d’en avoir distribué à des hommes et femmes politiques ou à des membres du gouvernement. Ce n’est qu’en juin 2015 qu’il les présentera aux policiers, venus à son domicile pour attester de leur existence non virtuelle.

De Paris à Knokke, en passant par Dusseldorf ou Porto Cervo en Sardaigne, les enquêteurs luxembourgeois ont accumulé des preuves que les achats des montres ont été financés par les sociétés du groupe Becca. (Photo: Shutterstock.com)

Après la perquisition, le promoteur a fait aussi savoir que sur les 643 montres saisies, 319 pièces appartenaient à Promobe Finance, société de patrimoine familial (SPF) contrôlée à 100% par sa famille. Les «valeurs mobilières» qui figurent à l’actif de ce holding pour une valeur de 6,36 millions d’euros correspondent à ces montres. Ce sont des pièces maitresses de la collection (on y trouve des Hublot et des Rolex). Becca en a demandé en vain la restitution. La encore, il a tardé à en livrer l’inventaire. Il en a fourni la liste en mai 2018, soit bien après la clôture de l’instruction. Ce qui a empêché les enquêteurs de se pencher sur les conditions de leur acquisition auprès de trois bijoutiers italiens.

Les relations de Becca avec ses fournisseurs semblent s’être assombries lorsque ses ennuis avec le fisc et la justice ont commencé. Le 10 décembre 2010, dix jours avant l’ouverture de l’information judiciaire le visant, Ernesto Coroneo, un bijoutier de Porto Cervo en Sardaigne où la famille Becca prend ses quartiers d’été, supplie la secrétaire personnelle du promoteur de restituer 18 montres retirées quelques mois plus tôt, mais non encore payées. «Le non-paiement et le manque d’articles dans le magasin nous a causé de gros problèmes fiscaux qui pourraient avoir des implications criminelles supplémentaires pour nous si nous ne résolvons pas l’épuisement du stock avant le 16 décembre prochain», écrit le marchand, lui-même au coeur d’un contrôle fiscal de la Garde des finances italienne.

Derrière les dalles de béton

L’enquête judiciaire a montré que Flavio Becca était un acheteur atypique et pas toujours le meilleur payeur, surtout après les contrôles fiscaux de ses entreprises. Le bijoutier allemand Hestermann s’est ainsi plaint aux enquêteurs d’une commande de près de 900.000 euros en 2010 jamais payée. A contrario, la marchandise est intégralement payée (plus de 650.000 euros de montres), mais Becca n’a enlevé la marchandise que pour une valeur de 142.000 euros. Interrogé à ce sujet, le prévenu n’a pas fourni d’explications.

Il faudrait me dire, par exemple, que la facture Coroneo comporte 5 objets achetés pour un total de 2 kg. Les kg peuvent être plus ou moins approximatifs»Mail de l’expert-compatble à la secrétaire de Becca

De Paris à Knokke, en passant par Dusseldorf ou Porto Cervo, principaux centres d’approvisionnement du collectionneur, les enquêteurs luxembourgeois ont accumulé les preuves que les achats privés ont été irrégulièrement financés par les sociétés du groupe, la plupart du temps, en franchise de TVA. Les acquisitions d’objets précieux sont également passées en charge des sociétés immobilières, sans lien avec le monde de la bijouterie de luxe. Certaines pièces ont été comptabilisées comme des «dalles de béton» ou des matériaux de chantier.

Au point que les experts-comptables en charge de l’audit des sociétés du groupe en perdent leur latin: «Pourriez-vous nous indiquer s’il y a une relation directe avec le prix de revient des terrains, le cas échéant laquelle ou si ces dépenses concernent d’autres charges, et si oui lesquelles?», interroge un senior manager d’Interfiduciaire (affilié au réseau international Baker Tilly), en attachant à son message des factures de la bijouterie Coroneo.

Les montres au kilo

Dans un courriel à la secrétaire personnelle de Flavio Becca, la fiduciaire demande, outre le nombre d’objets, ce que les marchandises précieuses représentent en poids pour les besoins des statistiques officielles: «Il faudrait me dire, par exemple, que la facture Coroneo comporte 5 objets achetés pour un total de 2 kg. Les kg peuvent être plus ou moins approximatifs».

Dans son réquisitoire, le substitut du procureur d’Etat s’est dit «perplexe» de la «mansuétude» de l’administration fiscale (l’Administration de l’Enregistrement en l’occurrence, en charge de la perception de la TVA) envers des sociétés immobilières du groupe Becca pour l’utilisation abusive du système de TVA intracommunautaire et, par conséquent, en déduction et exonération d’impôts. «A partir de 2009, le numéro de TVA ne sera plus utilisé pour effectuer des achats privés, autrement une amende fiscale sera proposée conformément aux dispositions de l’article 77 de la loi TVA», note un rapport l’AED. Pour autant, l’Enregistrement n’en a pas tiré de conséquences.

La loi de l’époque prévoyait une amende de 100 à 5.000 euros à «toute personne qui aura effectué, d’une manière quelconque, des manœuvres destinées à éluder le paiement de l’impôt ou à obtenir d’une manière frauduleuse ou irrégulière le remboursement de taxes».

Les contrôles suivis des redressements fiscaux de l’ACD, qui a refusé de prendre en compte les frais privés de la famille Becca, ont en tout cas stoppé net les manœuvres les plus voyantes. Les acquisitions de montres ont alors basculé du compte charge pour être débitées sur les comptes courants associés de Flavio Becca et de son père Aldo. La régularisation s’est réalisée par un jeu d’opérations comptables, de transferts d’actifs et de cessions de créances. Elle ne s’est pas traduite par un remboursement des frais privés.

Une «Bad Bank» à Hong Kong

Les dettes liées aux montres ont été transférées (au prix d’acquisition et avec application de la TVA luxembourgeoise) à la société de patrimoine familial (SPF) Promobe Finance, une structure exonérée d’impôts. Or, ces actifs auraient dû rester dans le monde fiscalisé. Ils ont ensuite basculé en Asie, sur la place financière de Hong Kong, réputée plus flexible que celle de Luxembourg. Objectif du montage offshore: faire disparaître les dettes de Becca des radars luxembourgeois. Il s’agit en tout de 52 millions d’euros, dont près de 20 millions en lien avec des dépenses privées.

Aussi, Promobe Finance, dont le statut de holding interdit les prêts rémunérés ainsi que la détention de comptes courants débiteurs (au risque de se faire retirer le privilège de l’exonération fiscale) a-t-elle cédé ses créances à Promobe Finance Hong Kong, structure ad hoc appartenant à 100% à la famille du promoteur. «Cette société doit avoir de la substance et déposer ses comptes annuels. Il y va de la crédibilité fiscale des cessions de créances», avait expliqué un proche collaborateur de Becca dans un échange de mail avec la fiduciaire au moment de ce montage qui intervient au même moment que l’ouverture de l’enquête judiciaire. L’opération était programmée depuis deux ans, se justifiera le prévenu.

Selon le substitut du procureur Guy Breistroff «Hong Kong a été la poubelle de Flavio Becca, sa Bad Bank». (Photo: Alex Yeung / Shutterstock.com)

L’entité asiatique, aux fonds propres évalués à 93 millions d’euros, avait émis en 2010 des obligations pour la contre-valeur des créances de 52 millions d’euros. Ces titres auraient dû être remboursés en principe fin 2020 par Becca. La dette reste à ce jour impayée. «Il s’est engagé à rembourser», a fait valoir Me Temime. Le contrat de prêt n’a pas été retrouvé par les enquêteurs, ni auprès de la fiduciaire qui l’a mis en place, ni dans la comptabilité de Promobe Finance à Luxembourg.

52 millions d’euros de créances, dont 19,6 millions de dettes personnelles des Becca père et fils, sont ainsi passés en 2010 de la SPF à l’offshore en Asie, en contravention avec la législation sur les sociétés et la règlementation financière, les sociétés de Becca n’ayant pas de licence pour effectuer ces opérations.

Fin 2019, selon un rapport du cabinet de conseil comptable et fiscal Xinex, leur dette personnelle s’établissait à 29 millions, en tenant compte des intérêts du prêt. «Hong Kong a été la poubelle de Flavio Becca, sa Bad Bank», a résumé Guy Breistroff lors de son réquisitoire.

Une fortune de 790 millions d’euros

La cuisine fiscale de la famille Becca pour échapper, à tout le moins provisoirement, au remboursement de frais privés principalement liés à l’achat de montres, de sacs, de bijoux et de chaussures de luxe, a tenu une place de choix dans le procès qui s’est tenu en janvier. Les quatre avocats du promoteur immobilier ont cherché à relativiser les infractions retenues contre lui en allumant des contre-feux destinés à orienter les débats autour de sa solvabilité et de ses capacités financières à faire face à ses engagements financiers.

Hervé Temime, star du Barreau de Paris, a produit un rapport de Paul Laplume qui évalue les actifs de la famille de son client à près de 790 millions d’euros fin 2019 contre 400 millions en 2012. Largement de quoi couvrir leur endettement personnel.

Reste à savoir si la solvabilité d’un des pères de la Cloche d’Or pourra l’exonérer des infractions d’abus de biens sociaux et de blanchiment qui pèsent contre lui.


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