Le promoteur Flavio Becca a été lourdement condamné pour abus de biens sociaux et blanchiment. Une partie de sa fameuse collection de montres a été confisquée, l’autre devra être restituée. Le tribunal correctionnel a décortiqué le système Becca et l’utilisation de ses sociétés à des fins privées.
Le patriarche est nu, en partie dépouillé de sa collection impressionnante de montres et quelques bijoux pour près de 18 millions d’euros. Le verdict jeudi 4 mars de la 12e chambre du tribunal correctionnel dans ce qui est convenu d’appeler l’affaire des montres a fait l’effet d’un électrochoc.
Les sanctions sont sévères, autant pour la condamnation pour abus de biens sociaux et blanchiment à deux ans de prison avec sursis à l’encontre du promoteur que pour la confiscation de 540 montres achetées avec les fonds de ses sociétés immobilières. Ces peines sont assorties de lourdes amendes en cas de non restitution des objets de collection. Les sanctions pourraient même valoir un séjour prolongé de Flavio Becca derrière les barreaux.
La valeur de la «prise» par la justice dépasse les dix millions d’euros. Seules 319 montres faisant partie du patrimoine du holding du groupe Becca, Promobe Finance SPF, et acquises entre 2007 et 2009 pour 6,368 millions d’euros, échappent à la confiscation. Les juges ont ordonné leur restitution en raison de l’absence de preuve d’infractions à la loi sur l’abus de biens sociaux.
Curiosité de l’enquête
L’enquête judiciaire initiée en 2010 après une dénonciation de l’Administration des contributions directes (ACD) avait débouché en septembre 2011 sur la saisie au domicile de Flavio Becca de 643 montres. D’autres exemplaires furent saisis chez son père et chez son beau-frère. Les montres furent répertoriées, mais l’exercice s’apparenta à une mission impossible, car une partie des montres étaient sorties de leur emballage d’origine et sans certificats.
Le prévenu a fait usage d’artifice pour dissimuler les faits qui lui sont actuellement reprochés.“Jugement correctionnel du 4 mars
Le dossier répressif a montré que sur la saisie des 643 montres, seules 223 avaient pu être affectées à des fournisseurs précis. L’épluchage des comptes bancaires d’une myriade de sociétés du groupe Becca, les perquisitions comptables et les commissions rogatoires internationales auprès des fournisseurs ont permis d’identifier l’achat de 842 montres dans des bijouteries au Luxembourg, en Belgique, en France, en Allemagne et en Italie.
206 pièces avaient donc échappé aux saisies de la police judiciaire. Becca assura en avoir fait cadeau aux membres de sa famille. 179 montres furent localisées. Le prévenu attendit 2015, soit quatre ans après les perquisitions, pour fournir aux enquêteurs les preuves que ces montres n’étaient pas virtuelles.
Les policiers se rendirent au domicile de Becca pour s’assurer de leur existence, ce qui est une des curiosités du dossier judiciaire. Pour autant, leur rapport de synthèse du 20 août 2015 que Reporter.lu a pu consulter ne dit pas grand-chose sur ces montres, leur valeur ni les noms des récipiendaires. Quoi qu’il en soit, le juge d’instruction prit l’option de ne pas saisir les montres.
200 jours de prison par montre
Les juges de la 12e chambre n’ont pas eu la même mansuétude. Ils ont ordonné la confiscation des montres qui n’avaient pas été saisies et qui ne tombent pas dans le patrimoine de Promobe Finance. De facto, Flavio Becca devra récupérer les luxueux cadeaux faits à ses proches. S’il ne le fait pas, il s’expose à payer 20.000 euros de sa poche pour chaque montre non restituée, au titre d’une «amende subsidiaire».
Le but recherché par le prévenu est très simple (…) : acheter au meilleur prix possible des montres de collection – en sous-entendant : en payant peu/pas de taxes et d’impôts.“Jugement correctionnel du 4 mars
187 montres étant concernées, l’amende pourra aller jusqu’à 3,7 millions d’euros. Son non-paiement entraînera une contrainte par corps, c’est-à-dire 200 jours de prison pour chaque montre non restituée, avec un maximum de 3.600 jours, la contrainte par corps étant légalement plafonnée à dix ans.
Les peines prononcées s’apparentent donc à un coup de massue pour le prévenu Flavio Becca. Le substitut du procureur d’Etat n’avait pas osé aller jusque-là dans son réquisitoire. Flavio Becca a fait appel du jugement.
Jeux d’écritures comptables
La 12e chambre du tribunal correctionnel présidée par Marc Thill a fait sienne la métaphore du vol du poulet au Cactus que Rosario Grasso, avocat d’Ikodomos, partie civile au procès (d’ailleurs jugée irrecevable) avait abondemment utilisée pour décrire les faits reprochés à Flavio Becca. Ce dernier prétendait en effet à l’absolution des préventions d’abus de biens sociaux pesant sur lui sous prétexte d’avoir l’argent pour rembourser l’objet de son action.
La défense du promoteur avait d’ailleurs apporté la démonstration de ses capacités financières à faire face au remboursement des frais privés liés à l’acquisition des montres, espérant ainsi une relaxe.
Monsieur Becca est toujours solvable, lui permettant in fine le remboursement des sommes qu’il doit.“Hervé Temime, avocat de Flavio Becca
Le procès avait levé le voile sur une dette personnelle fin 2019 de Flavio Becca et de son père de 29 millions euros, en tenant compte des intérêts. Par un jeu d’écritures comptables, la dette avait été transférée en 2011 des comptes courants associé des sociétés du groupe immobilier vers une structure à Hong Kong, Promobe Finance Limited HK.
«Monsieur Becca est toujours solvable, lui permettant in fine le remboursement des sommes qu’il doit», fit valoir Me Hervé Temime, star du barreau parisien que le promoteur s’est offert pour assurer sa défense aux côtés de deux autres avocats du barreau autochtone. Le célèbre pénaliste français avait dû toutefois reconnaître que son client n’avait pas encore remboursé sa dette privée, mais qu’il s’engageait à le faire.
Pour les besoins de la cause, Me Temime avait même exhumé devant les juges un rapport du cabinet Xinex de l’expert-comptable Paul Laplume, évaluant la fortune de Becca fin 2019 à 788 millions d’euros, dont 403 millions d’euros correspondant à ses actifs dans le fonds d’investissement spécialisé Olos. Un niveau d’aisance jugé suffisant pour assumer le poids d’une dette personnelle liée à l’acquisition des montres de luxe.
L’avocat mit beaucoup d’énergie à tenter de convaincre les juges de l’absence de risques que l’endettement de Becca, à travers ses compte-courants associé débiteurs, faisait peser sur les sociétés de son groupe immobilier. «Nous ne sommes pas face à un abus de biens sociaux habituel. Qui a été lésé? Personne. Y a-t-il un seul créancier? Non. Des associés ont-ils été lésés? Non. Le fisc l’a-t-il été? Non plus», avait plaidé Me Temime.
Compte courant associé mode d’emploi
Pourquoi alors avoir longtemps dissimulé l’existence de ces comptes-courants débiteur dans les bilans des sociétés déposés au Registre de Commerce et des Sociétés, en ne publiant qu’une version abrégée minimaliste (avec retard d’ailleurs)?
Les juges ont une réponse: «Une présentation abrégée et incomplète des comptes annuels et de leur annexe est (…) à caractériser comme acte de dissimulation». «Le prévenu a fait usage d’artifice pour dissimuler les faits qui lui sont actuellement reprochés», précisent-ils dans le jugement.
Les conclusions de Flavio Becca qu’il y ait eu remboursement des comptes courants associé débiteurs sont trompeuses et erronées.“Jugement correctionnel du 4 mars
Le jugement du 4 mars permet aussi de clarifier les règles d’utilisation des comptes courants associé débiteurs et de poser les limites de ce qui est une spécificité du droit luxembourgeois des sociétés dans le paysage européen. En France par exemple, il est impossible pour des associés de détenir des comptes courants présentant des soldes débiteurs, et encore moins de les utiliser à des fins privées. De nombreux patrons du CAC 40 en ont fait l’amère expérience.
«Si au Luxembourg, aucun texte de loi spécial n’interdit formellement la pratique des comptes courants associé débiteurs, cette pratique pourra néanmoins tomber dans certaines conditions sous l’incrimination générale d’abus de biens sociaux», explique le tribunal. L’ACD a d’ailleurs encadré la pratique dans une circulaire de 1993 pour éviter que «se développent de façon incontrôlée, voire chaotique, des comptes courants débiteurs bravant toute réalité économique».
Risque de déconfiture
Les juges rappellent que les sociétés immobilières de Flavio Becca sont étrangères à l’activité de l’horlogerie et qu’elles n’ont pas vocation non plus à prêter de l’argent à leur associé-dirigeant. Le transfert des créances auprès de la filiale à Hong Kong, via Promobe Finance Limited, sans qu’il y ait eu de remboursement, en dépit des assertions contraires de sa défense, n’a pas plaidé en faveur du prévenu.
En tant qu’homme d’affaires chevronné au 21ième siècle, il ne peut ignorer qu’il y a lieu de respecter une stricte séparation entre son patrimoine privé et le patrimoine des différentes sociétés.“
Jugement correctionnel du 4 mars
«Les conclusions de Flavio Becca qu’il y ait eu remboursement des comptes courants associé débiteurs sont trompeuses et erronées», assurent les magistrats. Ils estiment en outre qu’en payant les acquisitions privées des montres, «les sociétés ont remplacé de l’argent liquide et disponible par une créance envers leur dirigeant, créance non liquide et susceptible de ne pas être recouvrable». «Les sociétés luxembourgeoises, écrivent-ils, doivent supporter le risque d’une déconfiture de leur débiteur, initialement Flavio Becca, puis la société Promobe Finance HK Limited, en dehors des activités liées à leur objet social».
Leur conclusion est sans appel: «L’intérêt social des sociétés a été violé par des paiements d’acquisitions purement privées de leur dirigeant Flavio Becca, quand bien même ces paiements ont été compensés dans la comptabilité par des inscriptions en compte courant associé débiteur».
Le tribunal a toutefois rejeté les préventions d’abus de biens sociaux dans le cadre des achats des 319 montres à l’actif de Promobe Finance. D’où la décision de restitution des plus belles pièces de la collection de Flavio Becca, dont 47 Rolex, 30 Patek Philippe, 63 IWC, 26 Hublots et 16 Audemars Piguet, les marques les plus prestigieuses de l’horlogerie mondiale.
«Mauvaise foi» du prévenu
L’incompatibilité de ces acquisitions avec l’objet social d’une société de patrimoine familial ne fait aucun doute aux yeux des juges. Mais là n’était pas la question. La simple non-conformité à l’objet social n’entraîne pas ipso facto une contrariété à l’intérêt social, ont-ils fait valoir. Ils ont estimé par ailleurs que le maintien des montres à l’actif du bilan de la SPF ne lui a fait subir «aucun appauvrissement direct». Ils ont aussi constaté les défaillances du parquet de rapporter la preuve d’un acte contraire à son intérêt social. C’est bien le seul point qui a penché en faveur du promoteur.
La constitution d’un abus de biens sociaux requérant un élément moral, les juges n’ont eu en revanche aucun doute sur le fait «que la mauvaise foi du prévenu est à suffisance établie». Pour sa défense, le prévenu avait plaidé l’ignorance et indiqué avoir agi sur les conseils de sa fiduciaire. L’argument n’a pas emporté la conviction du tribunal: «Flavio Becca possède une parfaite maîtrise des notions commerciales et financières de base», lui ont répondu les juges qui le décrivent comme «un homme d’affaires chevronné au 21e siècle» qui ne pouvait pas ignorer la stricte séparation entre son patrimoine privé et celui de ses sociétés.
Un «but très simple»
Pour les juges, l’usage immodéré que le prévenu a fait de ses comptes courants de sociétés pour payer ses dépenses personnelles témoigne de sa volonté à ne pas payer d’impôts ou très peu et d’assouvir sa passion de collectionneur de montres au meilleur prix. «Le but recherché par le prévenu est très simple, et il l’a affirmé à d’itératives reprises : acheter au meilleur prix possible des montres de collection – en sous-entendant : en payant peu/pas de taxes et d’impôts», écrivent les juges.
Une telle distribution de dividendes aurait cependant engendré une imposition dans le chef du prévenu et il aurait dû payer des impôts.“Jugement correctionnel du 4 mars
Les avocats de Becca avaient reconnu lors du procès que les bénéfices générés par ses projets immobiliers lui donnaient de facto la possibilité de servir un dividende (et permettre ainsi l’apurement de ses comptes courants). «Une telle distribution de dividendes aurait cependant engendré une imposition dans le chef du prévenu et il aurait dû payer des impôts», ont répondu les magistrats de la 12e chambre.
Cette aversion de Flavio Becca à payer des impôts est d’ailleurs documentée dans le fait qu’il ait fait supporter sa dette fiscale personnelle, après un redressement en 2009 pour des achats de montres à titre privé, par des comptes-courants débiteurs. Les juges ne manquent pas de souligner cette cocasserie.
Des faits qui n’avaient pas empêché Me Temime, d’affirmer dans ses plaidoiries, que son client, présenté comme une cible privilégiée de l’administration fiscale depuis 2004 (ses sociétés auraient eu à subir plus de 180 contrôles), n’avait causé «aucun préjudice pour le fisc». «Il n’a jamais volé un poulet au Cactus, ni personne», avait assuré le célèbre pénaliste parisien. Les magistrats luxembourgeois n’ont pas suivi sa ligne de défense.
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