Quatre dirigeants d’institutions culturelles du pays sont en train de passer le relai à une nouvelle génération. Nous les avons rencontrés pour comprendre les valeurs qui ont façonné leur parcours professionnel et les enjeux qui leur semblent déterminants pour l’avenir. Notre deuxième étape nous a conduit à Dudelange à la rencontre de Danielle Igniti, directrice du centre culturel opderschmelz.
Faire un entretien avec Danielle Igniti, c’est se préparer à une récolte de petites phrases qui expriment sans filtre son opinion et assassinent ceux qui ne la partagent pas. Ce petit bout de femme au verbe haut a fait des deux galeries d’art et du centre culturel opderschmelz de Dudelange les bastions à partir desquels elle défend une certaine idée de la Culture. Un camp retranché, diront les mauvaises langues qui moquent ce qui leur apparaît comme des «provocations». La présence de la directrice à l’une des tables-rondes des dernières assises culturelles, pour commenter le futur Plan de développement culturel (ou «Kulturentwicklungsplan», dit KEP), montre néanmoins que sa voix compte toujours.
D’ici la fin de l’année, date à laquelle elle passera le relai à son actuel adjoint, John Rech, on n’a pas fini de l’entendre. Et après? «Il n’y a encore rien de programmé même si je souhaite continuer à soutenir la scène culturelle», dit-elle. Son pouvoir d’influence n’est pas mince puisqu’elle fait partie de différents jurys portant sur les arts visuels – Bourse CNA, LëtzArles, Biennale de Venise 2019, Prix Steichen. Depuis 2017, elle est membre du conseil d’administration du Frac Lorraine qui collectionne et expose de l’art contemporain.
Une chose est sûre: elle ne travaillera pas comme curatrice indépendante pour les deux galeries d’art de Dudelange. Les futurs projets de la mairie à cet égard ne lui conviennent pas du tout. «Il est question d’y accueillir des expositions d’amateurs à côté des expositions d’artistes professionnels. Cela va à l’encontre de ce que j’ai toujours défendu. La réputation des galeries va diminuer et les artistes n’auront plus envie de venir». Un véritable gâchis à ses yeux, quand on sait que les lieux d’exposition pour soutenir la jeune création luxembourgeoise sont rares.
Avec Dan Biancalana, c’est plus mou comme soutien. Il est d’une autre génération qui court derrière le succès et ne voit pas le long terme.“
Ses yeux bleus azur se couvrent de nuages noirs: «C’est une reprise en main du politique sur le culturel. C’est fait pour contenter les électeurs qui ne comprennent pas pourquoi il y a deux centres d’art à Dudelange et pas de centre socioculturel où ils peuvent exposer leurs peintures». Elle a assisté non sans dépit à un changement de génération dans sa ville, toujours dirigée par un bourgmestre socialiste. «Mars di Bartolomeo comprenait vraiment le potentiel, y compris économique, d’un centre culturel comme opderschmelz, construit sur le site de l’ancienne usine sidérurgique. Nous avions un soutien énorme».
Même si Dudelange investit toujours 10% de son budget communal dans la Culture, elle estime qu’«avec Dan Biancalana, c’est plus mou comme soutien. Il est d’une autre génération qui court derrière le succès et ne voit pas le long terme. C’est un fait générationnel. Il manque de vision. C’est aussi ce que je reproche au KEP de Jo Kox». Fataliste, elle estime que son actuel adjoint et futur directeur d’opderschmelz, John Rech, «sera plus en phase avec ce positionnement».
Deniers publics, service public
Le parcours de Danielle Igniti est avant tout le reflet d’une certaine idée du service public qui fait débat dans le cadre du KEP: quels doivent être les objectifs d’une politique culturelle? Peut-on calculer le «retour sur investissement» des deniers publics investis dans la culture uniquement en terme de fréquentation des manifestations?
Une tendance à la privatisation du secteur culturel n’est pas sans inquiéter la patronne d’opderschmelz. «Le problème, c’est qu’on est évalué au nombre de spectateurs. Mais mon boulot n’est pas de faire le travail d’un programmateur privé comme l’Atelier! On a tendance à tout mélanger et à se faire concurrence mutuellement. Où est la différence entre la programmation de la Rockhal et de l’Atelier? Pourquoi la Philharmonie programme-t-elle des têtes d’affiche en jazz pendant le festival de Dudelange?»
La directrice s’est toujours battue contre le nivellement vers le bas, en faisant de son centre un lieu de référence sur la scène du jazz dans la Grande Région (notamment à travers le festival «Like a jazz machine»), mais aussi une rampe de lancement pour les jeunes artistes plasticiens. La programmation est également marquée par l’engagement féministe de celle qui a été présidente du Planning familial de 1999 à 2015. Au fil du temps, la célébration de la Journée internationale des femmes, le 8 mars, s’est transformée en rendez-vous mensuel avec le festival «We Love Girls».
Dans ma famille, on n’allait pas au théâtre ou dans des expos. Mais je me rappelle de la fierté de mon père quand il m’a montré les fresques de Giotto dans la basilique Saint-François à Assise.“
Le public n’était pas toujours au rendez-vous mais la responsable n’a pas reculé. Elle s’insurge contre le procès en «élitisme» que lui font certains: «Je ne crois pas à ce concept dans la culture. Parfois certaines choses sont plus difficiles d’accès mais si on l’explique, tout le monde peut le comprendre. Notre devoir en tant qu’institution publique est de tirer les gens vers le haut. J’ai défendu cette idée avec férocité. Ce n’était pas facile parce que le politique tend vers le populaire, surtout les socialistes». Et elle va même plus loin: «faire du ‘populaire’, c’est mépriser les gens. Quand on dépense l’argent du contribuable, on ne peut pas leur servir de la merde!»
Ce discours est d’autant plus décomplexé que Danielle Igniti a grandi dans les quartiers populaires de Dudelange. Son père, d’origine italienne, a travaillé comme ouvrier à opderschmelz à une époque où on y produisait de l’acier, pas de la culture. Sa mère, italo-luxembourgeoise, était au foyer. «Dans ma famille, on n’allait pas au théâtre ou dans des expos. Mais je me rappelle de la fierté de mon père quand il m’a montré les fresques de Giotto dans la basilique Saint-François à Assise. Je n’avais pas les codes pour comprendre mais j’ai ressenti que c’était important. C’est plus tard, à l’école, que je me suis initiée à l’histoire de l’art». De ce fait, elle dit avoir grandi avec l’idée d’une «éducation artistique transmise grâce à l’enseignement public».

Elle se serait bien inscrite aux Beaux-arts mais son père trouvait cela «pas sérieux». Une fois le bac en poche, en 1975, cette grande lectrice se lance dans des études de philologie romane à l’ULB à Bruxelles. La capitale belge l’héberge jusqu’en 1989. Elle y enchaîne divers métiers et voyages – ce qu’elle appelle sa période «Sturm und Drang» – avant de regagner en 1989 le Luxembourg. Un poste est ouvert au service des Ressources humaines de l’administration communale de Dudelange qui retient sa candidature. Parallèlement, elle gère les deux galeries d’art Dominique Lang et Nei Liicht et devient la première directrice du nouveau centre culturel régional opderschmelz en 2007.
Entretemps, elle se sera vaccinée contre la politique avec une expérience qui tourne au vinaigre. Comme son père, syndicaliste militant au sein de l’OGBL, l’engagement citoyen fait partie de son ADN. Elle adhère en 1992 au LSAP et y grimpe rapidement les échelons jusqu’à en devenir la vice-présidente en 1996. «Là, j’ai atteint le plafond de verre», dit-elle. Lors du congrès du parti socialiste, elle veut imposer un quota de femmes sur les listes électorales. A bulletin secret («du jamais vu dans l’histoire du parti sur ce genre de décision»), les militants votent contre. Avec cette fin de non-recevoir, la rupture est consommée. Son militantisme pour la cause des femmes et la culture va s’exercer ailleurs par d’autres moyens.
Défendre la création
Si l’impétuosité de Danielle Igniti ne lui vaut pas que des amis, celle qui fait figure de pasionaria de la culture fait consensus sur son rôle de dénicheuse de talents et de soutien à la création. Pour les jeunes musiciens de jazz comme les artistes plasticiens, être «repéré» par Danielle Igniti est une distinction sur un curriculum vitae. A tel point qu’exposer chez Nei Liicht ou à la Galerie Dominique Lang fait courir les rumeurs sur une future sélection pour le pavillon luxembourgeois à la Biennale internationale d’art de Venise. Des artistes comme Catherine Lorent, Martine Feipel et Jean Bechameil ou encore Mike Bourscheid ont été repérés à Dudelange. Nombreux sont les jeunes musiciens de jazz qui ont pu utiliser le festival «Like a jazz machine» comme tremplin pour être repérés par des programmateurs et sortir des frontières. «Il y a de bons artistes dans le pays. Nous devrions en être fiers et leur permettre de vivre de leur travail en étant payés correctement», dit-elle en relayant une revendication qui s’est fortement exprimée lors des secondes assises culturelles en juin dernier.
Lorsqu’elle jette un regard en arrière sur le chemin parcouru, Danielle Igniti dit ressentir «une fierté et aussi une certaine satisfaction car ce n’est pas évident». Elle attend toujours «ceux qui gueulent ‘Lëtzebuerg’ mais ne se déplacent pas pour soutenir les artistes du pays». Elle regrette aussi de ne pas avoir réussi à attirer davantage d’élèves du Conservatoire de Dudelange au cycle de concerts intitulé «Nos interprètes» où elle programme des professeurs comme Cathy Krier ou Romain Nosbaum. Pourtant, le conservatoire et opderschmelz sont dans le même bâtiment. «Il n’y a pas de vrai travail de sensibilisation à la musique. Il faudrait davantage de médiation», observe-t-elle, relayant l’une des recommandations du KEP.
Notre entretien s’était ouvert sur la question de savoir si Danielle Igniti est restée fidèle à elle-même au cours des 40 années écoulées. Sa réponse avait fusé: «oui!» Voilà aussi un point à mettre à l’actif de son bilan, sur une scène culturelle en quête de repères.
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