Quatre dirigeants d’institutions culturelles du pays sont en train de passer le relai à une nouvelle génération, sur fond de discussions autour du futur Plan de développement culturel. C’est à nouveau une femme qui nous attend pour notre troisième étape. Rencontre avec Karin Kremer, directrice du Mierscher Kulturhaus.
Cette personnalité est aussi discrète que son institution dont l’entrée principale se situe non pas sur l’un des grands axes de Mersch, la rue Grande-Duchesse Charlotte, mais à l’arrière. «Je suis une personne des petits chemins, pas des grandes routes», confie-t-elle. A petits pas, sans coups de gueule tonitruants, avec sa coupe garçonne grisonnante et son sourire bienveillant, elle a réussi son objectif de «donner un visage» au Mierscher Kulturhaus. Après 14 ans aux commandes, il est temps pour elle de passer le flambeau de cette maison «en pleine adolescence», qui avait été inaugurée un an avant son arrivée.
Elle sera remplacée par un homme, comme Danièle Wagener aux Musées de la ville de Luxembourg et Danielle Igniti au centre culturel opderschmelz de Dudelange. Le coordinateur des programmes de la radio socioculturelle 100,7 et metteur en scène Claude Mangen prendra sa suite le 1er novembre prochain. Karin Kremer le connaît bien puisqu’elle a notamment produit en 2008 son spectacle multidisciplinaire «Le cas … Mischa … der Fall», sur un tueur en série suisse. «Un énorme risque», se souvient-elle, compte-tenu de la complexité du projet monté en partenariat avec le Centre hospitalier neuro-psychiatrique d’Ettelbrück. Elle s’en dit «très fière».
Il faut savoir faire ses propres choix et en assumer les conséquences.“
Lorsqu’elle prend son poste en 2004, les centres culturels régionaux éclosent un peu partout dans le pays. La régionalisation de l’offre culturelle s’accélère. Après l’ouverture de la Kulturfabrik à Esch en 1998 et du CAPE d’Ettelbrück en 2000, on inaugure le Prabbeli à Wiltz et le Kulturhaus de Mersch en 2003, le Cube 521 à Marnach en 2007, le Trifolion à Echternach et le Kulturhaus de Niederanven en 2008, le Kinneksbond à Mamer en 2010. Dès lors, comment se positionner sur un petit territoire de 10.000 habitants où le concurrent est à quelques minutes en voiture? Karin Kremer va trouver sa place à la «Lisière», un nom qu’elle donne à l’une de ses premières programmations. Ce terme n’est pas évident à comprendre dans une région peu francophone, mais à l’époque on s’en accommode encore. Et puis, cela signifie bien ce qu’elle recherche à travers son offre culturelle: les zones frontières à la marge, les points de passage autour desquels les gens peuvent se retrouver.
Retisser les liens sociaux
L’un de ses projets emblématiques est blanContact, mis sur pied depuis 2007 en partenariat avec la Fondation Kräizberg. Des groupes de danseurs valides et handicapés travaillent ensemble durant deux ans, sous la houlette de chorégraphes professionnels, à la création d’un spectacle. «Le projet blanContact brise certains tabous de notre société, pose les questions qui peuvent déranger, tout en essayant de retisser les liens sociaux, les liens qui donnent sens et qui incluent, au lieu de laisser se développer les exclusions», explique Karin Kremer.

Ce projet résonne avec son parcours personnel, qu’elle analyse comme celui de l’exclusion. Sa jeunesse dans la cité ouvrière de Schifflange a été marquée par le divorce de ses parents. «J’étais la seule de ma classe dans ce cas dans les années 60. Ce n’était pas facile à gérer». Une figure émerge de cette «famille complexe», celle de sa grand-mère maternelle qui va combler le manque d’une mère avec laquelle Karin Kremer n’a renoué que très récemment. «C’était une femme à fort tempérament dont le mari était ouvrier à la Schmelz de Schifflange et qui a élevé sept enfants. Elle m’a inculqué l’idée qu’il faut savoir faire ses propres choix et en assumer les conséquences». Schifflange, c’est aussi l’école de la solidarité au sein d’une communauté ouvrière qui se serre les coudes. Ces valeurs ont guidé sa vie. Elle estime qu’il faudrait s’en inspirer à l’heure où l’on discute du Plan de développement culturel pour le pays.
La culture ne fait pas partie de son environnement dans le quartier populaire où elle grandit. «Dans ma famille, on ne lisait pas trop. J’ai vu la télévision pour la première fois à l’âge de 15 ans. En revanche il y avait une grande vie sociale». Son père pratiquait l’accordéon, la trompette, le piano et l’orgue mais chez les Georges Kremer, on est boucher de père en fils. Il doit se plier à la tradition familiale. Sa fille en revanche peut choisir sa voie. Enfin presque. «Je voulais être ingénieur en génie mécanique mais à l’époque on n’acceptait pas les filles au Lycée technique Émile Metz. Je me suis orientée vers l’économie avant de faire des études d’architecte d’intérieur».
Sa carrière lui apparaît comme un «mille-feuilles» où différentes strates s’entremêlent. Karin Kremer en garde une difficulté à poser des dates sur les jalons de son parcours professionnel au sein de la fonction publique – le Service des sites et monuments, le Secrétariat d’Etat à la jeunesse avec Mady Delvaux, «une grande dame qui n’avait pas le jeu facile au LSAP» – ponctué de délégations hors de ses ministères de tutelle. Un congé sans solde lui permet au début des années 90 de travailler deux ans au projet de rénovation du centre culturel La Laiterie à Strasbourg, dirigé par Jean Hurstel, «un grand homme de culture» qui l’inspire. Il est l’auteur en 2016 d’un essai intitulé «La culture des lisières» et a placé au cœur de son travail la question de la relation entre la culture et le public.
Cette collaboration tourne court lorsqu’on lui diagnostique un cancer. Karin Kremer quitte Strasbourg et rentre au Luxembourg. L’exclusion, cette fois, ce seront les 10 années où elle lutte contre la maladie et doit mettre sa vie professionnelle entre parenthèses. Les traitements lui font l’effet d’une «bombe atomique» mais elle s’en sort, soutenue dans son combat par ses proches.
Le droit à la culture… et aussi le devoir
Le retour à la vie professionnelle la voit passer par les ateliers artistiques de Wiltz, où elle travaille à la réinsertion de personnes exclues du monde du travail, avant qu’elle ne présente sa candidature à la direction du Mierscher Kulturhaus. En 2004, ce centre culturel est une page blanche et une aubaine pour celle qui «aime relever des défis» et qui reconnaît avoir «d’énormes difficultés à travailler avec des chefs, qui sont la plupart du temps des hommes d’une grande incapacité. Cela mène à des discussions sans fin». Là, c’est elle qui sera aux commandes.

Parmi les défis se pose la question du positionnement du Kulturhaus non seulement vis-à-vis de la concurrence des autres institutions, mais aussi au sein de la cité. Pour Karin Kremer, il y a une nuance entre un centre culturel et un centre socio-culturel. Mais «il ne faut pas être têtu. Les portes doivent être ouvertes. S’il y a des créneaux de libre dans la programmation, alors pourquoi ne pas accepter que certaines associations utilisent les infrastructures?»
Cela étant, sa ligne rouge est claire: «je n’accepte pas les réunions de partis politiques». Elle reconnaît avoir subi des pressions et dû mener un travail pédagogique pour expliquer son intransigeance. «Il faut avoir le courage de dire non à tous. Je sais que mon successeur Claude Mangen est sur la même ligne». In fine, elle estime avoir toujours eu la liberté artistique nécessaire pour mettre sur pied sa programmation.
On est toujours en train d’expliquer pourquoi on est là, ce qu’un boucher ou un boulanger n’a pas à faire.“
L’un de ses regrets est de ne pas être parvenue à attirer davantage de public. «Il faudrait y être plus attentif. C’est une problématique complexe». Le point fort de sa programmation vise le jeune public. Le cycle Caku, mis sur pied en partenariat avec le CAPE d’Ettelbruck, est un succès. L’objectif est de proposer «une offre sérieuse, de qualité et de proximité pour les enfants». Depuis 2014, le projet «Bock op Kultur» fait travailler ensemble des artistes et des lycéens du régime préparatoire. Mais elle observe qu’il reste du chemin pour que le Mierscher Kulturhaus soit réellement intégré au cœur de la cité: «C’est un travail de longue haleine».
A l’heure où l’on discute du futur Plan de développement culturel, la directrice soulève une question qui n’y figure pas: «on parle du droit à la culture, mais il y a aussi des devoirs». Ce qu’elle entend par là? «Le devoir de curiosité, d’aller voir les choses, d’accepter qu’il y ait d’autres points de vue».
Il manque à la culture la reconnaissance de son rôle citoyen, estime-t-elle encore: «On est toujours en train d’expliquer pourquoi on est là, ce qu’un boucher ou un boulanger n’a pas à faire». Cette reconnaissance permettrait de davantage valoriser le travail des artistes pour lesquels elle demande un «droit à l’erreur» et «le temps de travailler». Elle-même s’y est essayée en accueillant des artistes en résidence de création. Mais à ses yeux la dynamique pourrait aller beaucoup plus loin dans le pays.
Quelles perspectives pour Karin Kremer après le Mierscher Kulturhaus? Sans surprise, elle laissera les grands combats aux autres pour des objectifs bien concrets: «Passer mon permis moto, apprendre la langue des signes et m’occuper de mes petits enfants».
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