La révolution culturelle attendue au Luxembourg aura-t-elle lieu? Trois mois après l’entrée en fonction de la nouvelle ministre, Sam Tanson, il est trop tôt pour le dire. L’heure est aux consultations, sur fond de budget qui envoie des signaux contradictoires. Dans ce contexte, voici pourquoi la question de la valorisation du statut des artistes est stratégique.
Combien vaut le travail d’un artiste? La question était posée par le projet du chorégraphe australien Adam Linder au Mudam le mois dernier. Du 6 février au 3 mars, il a effectué cinq «Services chorégraphiques» en affichant ses tarifs devant le public. Son idée était précisément de questionner l’économie de la danse. On pouvait lire par exemple que «Some cleaning», une performance durant laquelle une danseuse «fait le ménage» dans la galerie du musée, était facturée à 900 euros pour six heures par jour, soit un tarif horaire de 150 euros. Le projet aura coûté au total 55.000 euros pour une prestation de 20 jours qui a fait intervenir successivement 10 danseurs.
On peut trouver cela cher. Mais au regard des tarifs facturés par d’autres prestataires de services dans le pays tels les avocats ou consultants – dont le niveau universitaire n’est pas toujours supérieur à celui des artistes d’aujourd’hui – nous voilà dans une fourchette raisonnable. L’heure facturée inclut le processus de création, de répétition, de représentation, sans oublier les frais comme les droits d’auteur sur les créations musicales.
Ce qui interpelle dans ce cas précis, c’est la différence avec la rémunération d’un danseur dans une production luxembourgeoise. Il ne s’agit plus de 150 euros de l’heure, mais de 120 euros brut pour huit heures par jour (desquels il faut déduire en moyenne 25% de charges sociales). Cela fait 15 euros de l’heure, ramenant la valorisation de la prestation artistique au niveau de celle du personnel d’entretien du musée.

On pourra objecter que le musée ne peut pas davantage se passer de personnel d’entretien que d’artistes. Mais sans artiste, il n’y a ni musée, ni personnel d’entretien. C’est lui qui crée la valeur ajoutée de tout l’écosystème culturel. Or c’est globalement celui qui en profite le moins. La question subsidiaire est en fin de compte de savoir si notre pays peut se passer de musée, de théâtre ou de salle de concert qui ouvre ses portes à la création luxembourgeoise. Si la réponse est non, alors il faut permettre aux artistes de vivre dignement de leur travail dans un pays où le coût de la vie est élevé.
De la difficulté à se confronter au problème
Cet exemple illustre une réalité du fonctionnement de la scène artistique que personne ne regarde véritablement en face. Pourquoi? Les artistes veulent se produire et sont prêts pour cela à s’aligner sur les conditions qui leur sont proposées – ou imposées. Si les associations professionnelles commencent à se mobiliser pour défendre leurs intérêts, ils n’ont à ce jour pas de représentation syndicale. Les institutions culturelles sont tiraillées entre des budgets limités, leur volonté de soutenir la scène artistique locale et les attentes d’un public qui est aussi curieux de ce qui se produit à l’étranger. Les pouvoirs publics considèrent bien souvent l’art comme un luxe réservé à une élite, sans réel retour électoral sur investissement.
Des propositions pour soutenir la création locale et revaloriser le statut des artistes sont détaillées dans le Plan de développement culturel («Kulturentwicklungsplan», dit Kep) publié en septembre 2018 à l’issue de deux années de consultation de la scène culturelle. On les retrouve aux chapitres 12 et 13 (pages 108 à 123). Elles reprennent bon nombre de revendications du secteur, sachant que chaque discipline artistique a des spécificités qui devront être prises en compte.
Logique quantitative plus que qualitative
Le Kep souligne que «les métiers culturels, artistiques et intellectuels sont souvent victimes d’un rendement sans rapport avec les compétences et le temps investi dans leur accomplissement». En clair, on travaille beaucoup pour gagner peu d’argent. Que les burnout soient fréquents dans la profession en est l’un des symptômes.
Les mesures proposées visent surtout à stimuler la production et la diffusion en développant les ateliers d’artistes, les réseaux, l’exportation, les commandes publiques, etc. Seules deux mesures ciblent plus spécifiquement le niveau des revenus. La première prévoit une adaptation du système des aides sociales. La seconde une optimisation du régime de TVA afin que les artistes luxembourgeois ne soient pas pénalisés par rapport aux artistes étrangers qui peuvent bénéficier de taux plus compétitifs. La question du niveau de la rémunération des services artistiques n’est pas abordée.
La limite de cette approche du «travailler plus pour gagner plus» est qu’elle s’inscrit dans une logique quantitative plutôt que qualitative. A quoi sert d’avoir un atelier d’artiste si on ne peut pas se payer un logement ou faire vivre sa famille? Peu rémunérés, les artistes devront continuer à en faire toujours plus pour parvenir à boucler leurs fins de mois. L’alternative est de rester artiste à temps partiel en ayant une activité complémentaire qui risque de renvoyer le volet artistique à une dimension accessoire. Cette logique est contre-productive. Ni les artistes, ni le public ne peuvent y trouver leur compte.

Le volet culturel du programme électoral du parti Déi Gréng présentait trois propositions concrètes pour s’attaquer à la sous-rémunération des artistes : la mise en place de standards minimums pour les contrats de travail ou les commandes, l’introduction d’un taux de TVA réduit sur les prestations artistiques, la prise en compte des répétitions et de la formation continue dans le volume du travail artistique à justifier pour bénéficier des aides sociales. Ces belles ambitions sont tombées d’un cran dans le programme gouvernemental, beaucoup plus flou. Il y est question d’offrir aux artistes et acteurs culturels «un cadre permettant de développer leur potentiel créatif et de réaliser leur désir d’excellence dans leurs domaines respectifs».
La ministre Sam Tanson (Déi Gréng), interrogée par REPORTER, reconnaît le problème de la sous-rémunération des artistes. Elle n’envisage toutefois plus d’instaurer une grille de tarifs minimums, comme cela se pratique en France ou en Grande-Bretagne, mais un «code de déontologie» qui s’appliquerait aux institutions principalement financées par l’État. Un tel système offre une flexibilité qui est importante compte tenu de la diversité des métiers de la scène artistique – les artistes qui travaillent en France ou en Belgique savent que des systèmes trop rigides peuvent aussi créer des dérives.
Toujours est-il que la mise en œuvre de ce cadre général va impliquer une surveillance qui pourrait entraîner un surcroît d’administration, tant du côté du ministère que des institutions culturelles. En outre, cela ne concernera pas des acteurs importants comme les Théâtres de la Ville de Luxembourg ou le Théâtre d’Esch. Finalement, cela pourrait créer des tensions dans certains centres culturels régionaux co-financés par les communes qui n’auront pas nécessairement l’envie ou les moyens de s’aligner.
Les «premiers de cordée» et les autres
Dans ce contexte, il n’est pas inutile de jeter un coup d’œil sur le budget de la Culture pour 2019, même si la nouvelle ministre n’a pas eu le temps de faire tous les arbitrages. L’enveloppe budgétaire en hausse de 15% à périmètre constant résulte surtout de la hausse des frais de fonctionnement des instituts culturels ou des établissements publics (à l’exception de la Philharmonie). Sam Tanson devrait par ailleurs faire prochainement des arbitrages budgétaires en faveur des Centres culturels régionaux et des petites structures associatives qui manquent de soutien administratif. Le secteur du film a, lui aussi, connu un coup de pouce de 9% via le Film Fund. Pour l’heure, il n’y a toutefois aucune garantie que l’effet se fera sentir sur le niveau de revenu des artistes et intermittents du spectacle.
L’un des postes qui prête à interrogation est la hausse du budget du Fonds social culturel, qui passe de 2,4 à 2,8 millions d’euros. Celui-ci intervient en faveur des artistes indépendants ou des intermittents du spectacle lorsque ceux-ci ne parviennent pas au salaire social minimum qualifié. Faut-il voir dans les 400.000 euros supplémentaires le signe que le ministère n’entend pas sortir à court terme du système de précarité dans lequel vivent les artistes du pays?
Le pays a connu une explosion des infrastructures culturelles après la première Capitale européenne de la Culture en 1995. Celle de 2007 aura été marquée par le retour ou l’arrivée au Luxembourg d’artistes professionnels attirés par ces nouvelles infrastructures et un discours politique volontariste. Désormais, c’est la durabilité de l’écosystème artistique et culturel qui est en jeu. On sait que le Premier conseiller du ministère de la Culture, Jo Kox, a une prédilection pour le soutien aux «premiers de cordée», ces artistes talentueux qui sillonnnent déjà les routes du monde sans couper le cordon avec leur port d’attache luxembourgeois. Toujours est-il qu’un écosystème culturel ne peut se développer à moyen et long terme avec les seules têtes d’affiche.