«Verbum Spei» s’est installée en 2016 au Luxembourg, sur décision de l’archevêque Jean-Claude Hollerich. Notre enquête montre des premiers dysfonctionnements. En France, une association d’aide aux victimes d’abus demande que l’Église retire sa caution à cette communauté.

Le soleil brille en ce dimanche matin, à la sortie de la messe célébrée à l’église Saint Henri d’Esch-sur-Alzette par le supérieur de la Fraternité Verbum Spei, Olivier Sevin (dit frère Wandrille). Dans cette assemblée nombreuse et bigarrée, l’ambiance est familiale. Des gamins slaloment entre les grappes d’adultes qui s’échangent les dernières nouvelles.

Le dynamisme de cette jeune communauté religieuse – la moyenne d’âge des huit moines du prieuré est de 33 ans – a séduit jusqu’à la cour grand-ducale. Certains d’entre eux ont assuré l’accompagnement musical du baptême du prince Charles, fils du Grand-Duc héritier Guillaume et de Stéphanie, en septembre 2020 à l’abbaye de Clervaux.

C’est l’archevêque Jean-Claude Hollerich qui a autorisé la venue des moines de Verbum Spei au Luxembourg en 2016. Il leur a confié la charge de l’aumônerie de l’Université et lancé le chantier de construction du Foyer St Jean-Paul II, à Esch-Belval. La Fraternité Verbum Spei y hébergera, en principe dès 2023, une «Ecole de vie» accueillant une douzaine de jeunes, d’après le site du Kierchefong qui a lancé un appel à dons. Dans ce foyer auront lieu les différentes activités de pastorale, parmi lesquelles les soirées «Bistro des moines», pour les 17-30 ans, sont un vrai succès.

Des affaires en cascade

Arthur (le prénom a été modifié à sa demande) peut en témoigner, même si son enthousiasme s’est sérieusement refroidi au fil du temps. «Il y a beaucoup de choses qui me plaisent chez eux: des moments de partage, des discussions en groupe sur des sujets très intéressants. Le responsable de la formation des chefs Scouts d’Europe est un bon pédagogue. Mais au cours d’une retraite avant Pâques, un moine a voulu me convaincre de passer un mois au sein de leur communauté, pour voir si cela me plairait et, le cas échéant, les rejoindre. J’ai senti une grosse pression sur moi, alors que je n’avais que 19 ans à l’époque et que je n’étais pas encore en mesure de discerner quelle était ma vocation. Cela m’a déçu. Depuis, j’y retourne de temps à autre, mais j’ai mis de la distance», dit-il.

D’après nos informations, ce moine recruteur était un «novice» dont l’«excès de prosélytisme», mis sur le compte de son inexpérience, est remonté jusqu’à l’Archevêché. Mais les novices ne sont pas les seuls en cause et une affaire beaucoup plus grave interpelle sur les fondations de cette nouvelle mission qui a le vent en poupe au Grand-Duché.

Il y a environ six mois, un enfant est né de la liaison entre le prêtre responsable de l’aumônerie universitaire et une étudiante. Cette relation a dépassé le simple cadre privé, compte tenu des responsabilités exercées par ce prêtre. Depuis, celui-ci a disparu du radar, sans explication aux paroissiens. Signe que l’affaire a été prise au sérieux à l’Archevêché, c’est le vicaire général Patrick Muller, compétent pour tout ce qui touche à la thématique des abus sexuels dans l’Église au Luxembourg, qui a été chargé de nous éclairer à ce sujet. L’ancien aumônier «a donné sa démission à l’Archevêché et n’a donc plus d’obligations envers celui-ci». Patrick Muller ajoute qu’il n’a pas cherché à contacter la jeune femme, «car je n’ai pas le droit de me mêler de sa vie privée. Elle n’a pas adressé de plainte d’un quelconque abus à l’Archevêché».

Nous avons demandé des précisions sur l’actuel statut clérical de l’ancien aumônier. Au moment de la parution de l’article, nous n’avions pas obtenu de réponse.

Frère Wandrille indique de son côté que «ce frère ne fait plus partie de la Fraternité Verbum Spei au Luxembourg», précisant que l’ancien aumônier «est bien accompagné pour faire face à cette situation». Il faut dire que pour son supérieur, ce n’est pas une première.

Un lourd héritage

Une reproduction de la Vierge de Guadalupe veille depuis 2016 sur les fidèles de l’église Saint Henri à Esch. L’image de la Sainte patronne du Mexique est arrivée avec la Fraternité Verbum Spei. Cette communauté a été fondée en 2012 à Saltillo, au Mexique. Mais si l’on remonte plus avant dans sa généalogie, ses racines sont françaises.

Verbum Spei a été créée par des membres dissidents de la communauté Saint-Jean, laquelle a été fondée en 1975 par le prêtre dominicain Marie-Dominique Philippe (1912-2006). Cet ordre religieux a été secoué à partir des années 2000 par une série de révélations d’abus sexuels et spirituels. Ces scandales ont commencé à créer des remous jusqu’au Vatican, avant d’éclater au grand jour après la mort du fondateur. Celui-ci est directement impliqué dans ces abus, ainsi que plusieurs hauts responsables de Saint-Jean. Le père Marie-Dominique Philippe fait partie (avec son frère Thomas Philippe) des rares abuseurs cités nommément (p.330) dans le récent rapport Sauvé sur «Les violences sexuelles dans l’Église catholique» de France entre 1950 et 2020.

Face à la montée en puissance des plaintes sur des abus sexuels et spirituels au sein des branches féminines et masculines de Saint-Jean, la hiérarchie épiscopale a tout d’abord tenté de laver son linge sale dans la discrétion, ce qui a alimenté les théories du complot en interne, puisque nul ne savait ce qu’on reprochait à qui. Ces faits sont détaillés dans le «Livre noir de la communauté Saint-Jean», édité par l’AVREF. Cette association a été créée en 1998 par des proches de victimes d’abus qui tentaient d’alerter la hiérarchie catholique.

La tentative de recadrage et de remise en cause de l’enseignement de Marie-Dominique Philippe n’a pas été acceptée par tous en interne. La dissidence s’est opérée à la fois du côté des branches féminines et masculines de Saint-Jean. Leurs réactions ont été soutenues par le même évêque de Saltillo au Mexique, Mgr Raul Vera Lopez, connu pour être un grand défenseur des droits humains (notamment des personnes homosexuelles et des migrants), mais aussi un proche de Marie-Dominique Philippe.

Liens fraternels

La Fraternité Verbum Spei est une émanation de la dissidence masculine. Les documents que nous avons pu consulter montrent que Verbum Spei est née en 2012, après trois années de bras de fer entre les moines de Saltillo et leurs supérieurs en France.

En 2013, frère Wandrille a fait partie des 19 signataires d’une «Lettre ouverte» qui expriment leur incrédulité face à la «mise en cause particulièrement grave de la personne même du père Marie-Dominique Philippe» par le supérieur de la communauté Saint-Jean. Celui-ci avait informé ses frères qu’il voulait faire la lumière sur des «témoignages concordants et crédibles» qui mettent en cause leur fondateur ainsi que plusieurs responsables de la congrégation. Il n’en livrait pas les détails.

La lettre, toujours accessible sur internet, s’achève avec la résolution que «quoi qu’il en soit, nous estimons en conscience, devant Dieu, qu’il est de notre devoir de tout mettre en œuvre, dans le futur, pour la défense de l’honneur et de la réputation du p. Marie-Dominique Philippe, et, plus encore, pour le rayonnement toujours plus grand de tout ce qu’il a voulu nous transmettre, au service du bien de l’Église».

Ce même esprit anime la branche féminine de la dissidence, les sœurs de Maria Stella Matutina, dont les liens avec Verbum Spei sont étroits. De sources concordantes, frère Wandrille quitte régulièrement Esch pour enseigner et prêcher auprès des sœurs de cette nouvelle communauté désormais présente dans 15 pays. Une ancienne responsable (Louise Hubac, dite sœur Marthe, en principe réduite à l’état laïc par le Vatican) y serait encore très active dans la formation des jeunes recrues. D’après le témoignage d’une ancienne sœur de Maria Stella Matutina qui nous est parvenu, «Verbum Spei est en quelque sorte la petite communauté sacerdotale que sœur Marthe façonne pour donner de ‘bons prêtres’ à ses sœurs».

 «Structures d’abus»

Depuis la mise au jour des scandales en 2013, la communauté Saint-Jean a cherché à redresser la situation, en mettant sur pied la «Commission SOS abus», composée de moines et de spécialistes externes. Le rapport de son enquête interne, présenté en 2019, aborde les causes de ces dysfonctionnements structurels. Il parle notamment d’une «immaturité affective» des moines impliqués  «telle qu’ils ne peuvent pas vivre les exigences du vœu de chasteté», ajoutant qu’ «est en jeu ici une question de discernement des vocations qui, on le sait, a fait défaut particulièrement du vivant du père Marie-Dominique Philippe».

Le rapport parle aussi de «distorsions cognitives (…) à tel point que des frères ont pensé rester chastes dans leurs gestes moyennant une limite qu’ils se donnaient subjectivement. Il semble que dans l’esprit de la plupart des frères mis en cause, il n’y avait pas d’acte sexuel tant qu’il n’y avait pas de pénétration pour les uns, d’orgasme pour les autres, de toucher génital pour d’autres encore». Le rapport parle finalement de «structure d’abus» au sein de cette congrégation du fait notamment «du manque de formation en psychologie et d’un manque d’éducation à la connaissance de soi et de sa sexualité».

En conclusion de la version 2021 de son «Livre Noir de la communauté Saint Jean», l’association française AVREF demande à l’Eglise de faire preuve de cohérence: «alors qu’elle soutient la Famille Saint-Jean dans ses réformes, elle doit aussi sanctionner les groupes dissidents qui restent réfractaires à ces réformes, si nécessaire procéder à leur dissolution, tout en assurant à leurs membres l’accompagnement spirituel, psychologique et matériel indispensable à leur reconstruction», peut-on lire. La Fraternité Verbum Spei y est explicitement citée parmi ces «groupes dissidents».


A l’heure où le Cardinal Hollerich dit vouloir lutter contre les abus sexuels et spirituels dans l’Eglise, des garde-fous existent-ils pour prévenir les risques au sein de Verbum Spei? Ces questions sont abordées dans le deuxième volet de notre enquête à paraître prochainement.


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