La législation sur les médias a trente ans et toutes ses rides. La transposition de la cinquième directive audiovisuelle aurait pu être une occasion de moderniser un cadre légal datant de l’ère pré-Internet. Or, le projet de loi se limite à des retouches, au grand dam du régulateur de l’audiovisuel.

Xavier Bettel, Premier ministre et ministre en charge des médias, ne passera pas pour un grand réformateur de la loi sur les services de médias. En tout cas, pas cette année et probablement pas lors de cette législature. Ses positions prudentes incommodent les dirigeants de l’Autorité indépendante de l’audiovisuel (ALIA) qui réclament depuis des années la réécriture de la loi de 1991 sur les médias à l’aune de l’évolution de la consommation des médias. L’ALIA ambitionne surtout de devenir pour les médias ce que la CSSF est au secteur financier, i.e. une vraie autorité de contrôle avec de vrais pouvoirs.

Xavier Bettel s’est contenté de transposer a minima une directive européenne, cinquième du nom, adoptée en 2018, sans toucher fondamentalement au système de surveillance mis en place il y a trente ans, lorsque les réseaux sociaux n’existaient pas. Les membres de la commission de la digitalisation, des médias et des communications ont douché les espoirs de l’ALIA. Réunis à la mi-décembre, les députés sont restés insensibles à l’appel du pied du régulateur qui avait rendu quelques jours plus tôt son avis sur le projet de loi.

Pas de volonté de réforme

Pour autant, lundi 11 janvier, l’Autorité de l’audiovisuel a convoqué la presse pour présenter son avis qui «reflète les besoins identifiés par l’ALIA en vue de l’élaboration d’une stratégie et d’un encadrement du secteur des médias dont elle estime qu’ils répondent aux exigences des développements du secteur depuis l’adoption de la loi actuellement en vigueur». Cet évènement ressemblera à un tour de piste pour l’honneur, car les discussions semblent pliées d’avance devant l’urgence de transposer la directive de 2018. Les Etats membres de l’UE avaient jusqu’au 19 septembre 2020 pour faire entrer ce texte dans leur loi nationale. Le législateur luxembourgeois est donc en retard de plus de trois mois.

Nous aurions aimé que ce soit différent et que des compétences nous reviennent.“
 Thierry Hoscheit, président de l’ALIA

Paul Lorenz, le «nouveau» directeur de l’ALIA entré en fonction en septembre 2019, ne se fait d’ailleurs pas beaucoup d’illusions sur les chances d’une réforme en profondeur de la loi de 1991 à court terme. «Reconnaissant tant le mérite que le bienfondé d’une refonte complète de la loi modifiée de 1991, le but du gouvernement est cependant de mener tout d’abord la transposition de la nouvelle directive dans les délais impartis, témoignant ainsi d’une préférence pour faire adopter dans l’immédiat les changements nécessaires et à entreprendre ultérieurement une refonte plus large», écrit-il dans le rapport annuel 2019 de l’organisation.

Ses propos consensuels tranchent avec le discours de son prédécesseur Romain Kohn (dont le mandat ne fut pas renouvelé) dans le rapport d’activité 2018: «Qui a peur d’une loi moderne sur les médias?», s’interrogeait-il.

Le gouvernement à son tour ne veut pas faire le saut dans la modernité et se contente d’un toilettage, au risque de transformer le cadre de 1991 en un mille feuilles législatif indigeste, incohérent et obsolète.

Les licences, un acte politique

«Le projet de loi ne va pas apporter de changements fondamentaux à la loi sur les médias. Nous ne sommes pas frustrés, le mot est trop fort, mais nous aurions aimé que ce soit différent et que des compétences nous reviennent», expliquait récemment à Reporter.lu, Thierry Hoscheit, le président de l’ALIA.

L’octroi et le renouvellement de concessions et la notification de services de médias reste dans le giron du Service des Médias et des Communications (SMC), qui dépend du Premier ministre. Xavier Bettel n’a pas souhaité renoncer à la dimension politique de l’acte, plus ou moins discrétionnaire, d’accorder des licences audiovisuelles. Il s’agit d’une spécificité luxembourgeoise au sein de l’UE qui marque l’attachement du pouvoir aux chemins courts.

Il est nécessaire que l’ALIA se voit doter des ressources, pouvoirs et prérogatives nécessaires pour s’établir et opérer durablement en vitesse de croisière.“Paul Lorenz, directeur de l’ALIA

Dans la plupart des Etats membres, les missions des régulateurs de l’audiovisuel ont été dépolitisées et confiées à une autorité indépendante du pouvoir exécutif. C’est le cas en France, en Belgique et en Allemagne, modèles que l’ALIA voudrait bien voir transposer au niveau national: «La création d’un guichet unique serait utile. A l’heure actuelle, deux entités se partagent les tâches et ce n’est pas la manière la plus efficace de travailler et de traiter des dossiers. Il y a beaucoup de perte d’énergie», soulignait Thierry Hoscheit.

«Le regroupement de tous les actes concernant la régulation en une seule instance, et ce de l’attribution de l’autorisation jusqu’à la possibilité de prononcer des sanctions (englobant au pire des cas le retrait de l’autorisation) est une condition sine qua non d’une régulation contemporaine, efficace et indépendante», note l’ALIA dans son avis. L’autorité rappelle d’ailleurs que l’indépendance des régulateurs européens est un des points clefs de la directive de 2018.

La cinquième directive sur les services de médias audiovisuels harmonise et durcit les règles pour tous les fournisseurs de services médias et impose notamment aux plateformes internet et de vidéo à la demande des obligations de protection des consommateurs, en particulier les mineurs.

Traitement asymétrique du numérique

Or, le texte de transposition tel qu’il a été rédigé par le SMC soumet les services de plateformes de partage de vidéos à un régime différent des médias «traditionnels» comme la TV. Ce traitement asymétrique témoigne des hésitations du pouvoir à mettre les «nouveaux médias» au même régime que la télévision traditionnelle, par crainte sans doute d’imposer trop de contraintes aux fournisseurs de plateformes vidéo et numériques qui ont élu domicile au Grand-Duché en raison de son cadre légal libéral. Il s’agit de ne pas brusquer les opérateurs de plateformes vidéo et numériques, notamment les groupes internationaux qui exploitent des plateformes et des programmes pornographiques, qui pourraient être tentés de se délocaliser dans des juridictions conciliantes.

L’absence de normes impératives et claires est problématique“Chambre des métiers

La directive de 2018 donne en effet la possibilité aux groupes visant des publics non-résidents de se déclarer dans la juridiction de leur choix, donc pas forcément celle de leur siège social. Ce dispositif fait donc peser une certaine inconnue sur le hub audiovisuel luxembourgeois. D’où la prudence des autorités.

L’ALIA mentionne dans son avis les incohérences, les flottements et les problèmes de fond que pose le projet de loi qui n’interdit pas par exemple la discrimination aux plateformes de partage de vidéos. Pour le régulateur de l’audiovisuel, une réécriture de la législation de 1991 fournirait «une règlementation contraignante et efficace de l’Internet avec l’établissement d’un régime commun unique applicable à tous les services et des règles spécifiques à certains services seulement là où il s’avère absolument indispensable».

Des dérogations oui, mais à titre exceptionnel, font valoir ses dirigeants qui crient dans le vide. Ils ne sont pas les seuls d’ailleurs à mettre en cause les imperfections du projet de loi. Les milieux professionnels ont eux aussi de sérieuses critiques.

La pornographie reconnue

La Chambre des métiers dénonce dans son avis «l’insécurité juridique absolue» dans laquelle les fournisseurs de plateformes de partage vidéo se trouveront «du fait de l’absence de critères précis fixés par la loi». «L’absence de normes impératives et claires est problématique», relève l’organisation patronale qui s’interroge sur la valeur normative de dispositions «qui encouragent à faire quelque chose ou de dispositions qui laissent au justiciable la charge de choisir les mesures appropriées pour assurer le respect des exigences» (restrictions de la publicité pour certains produits , protection des consommateurs et des mineurs contre les contenus haineux).

La Chambre des fonctionnaires et employés publics juge pour sa part «regrettable qu’il ne soit pas prévu d’imposer d’office des barrières digitales, comme les filtres de téléchargement (qui) permettrait d’écarter a priori les contenus les plus douteux».

Des clarifications et précisions sont d’autant plus nécessaires que la directive de 2018 va désormais admettre la pornographie et la violence gratuite dans les services de médias audiovisuels, sous réserve de mesures de protection des mineurs. Assez hypocritement, les autorités ont accordé des licences à des opérateurs et fournisseurs de contenus spécialisés dans les galipettes en tout genre. A l’heure actuelle, ces programmes tombent dans la catégorie des chaînes pour adultes. Après la transposition de la directive, la pornographie ne se cachera plus derrière une terminologie politiquement correcte.

Comme un avion sans ailes

L’ALIA se contentera donc de surveiller les programmes à la fois des médias traditionnels et des médias émergeants et de vérifier notamment le respect par les opérateurs et fournisseurs des quotas de 30% d’œuvres européennes (mission qui revient actuellement au SMC). Le régulateur, déjà en sous-effectif, est-il outillé pour l’évaluation du respect des quotas d’œuvres européennes?

Son président indiquait en novembre à Reporter.lu que ses effectifs (moins de 6 personnes à temps plein) allaient «évoluer positivement à moyen terme», sans toutefois vouloir préciser le nombre de recrues prévues. «Les temps sont difficiles», faisait-il alors savoir.

Le serrage de vis ne semble pas être la règle partout et pour tout le monde. L’Institut luxembourgeois de régulation (ILR), équivalent de l’ALIA pour les secteurs des télécommunications et de l’énergie, a vu ses moyens budgétaires renforcés dans le but de booster l’arrivée de la 5G au Luxembourg.

Ces montants sont ridicules au vu des profits élevés réalisés par les géants du numérique.“Chambre des fonctionnaires

Paul Lorenz s’inquiète pour sa part des «ressources insuffisantes face aux missions actuelles, mais certainement futures, (des) pouvoirs d’instruction souvent trop limités et (du) manque de pouvoir règlementaire» d’une institution qu’il compare à un avion au décollage.

Pour l’heure, l’ALIA ressemble plutôt à un avion sans ailes. Le gouvernement n’a pas souhaité durcir le pouvoir de sanctions du régulateur ni adapter la fourchette des sanctions financières à sa disposition. Fixés entre 250 et 25.000 euros en fonction de la gravité des infractions constatées, les montants des amendes n’ont pas évolué depuis 2013. «Ces montants sont ridicules au vu des profits élevés réalisés par les géants du numérique», explique la Chambre des fonctionnaires.

L’ALIA a demandé que les amendes d’ordre passent entre 500 et 500.000 euros, sans que cette revendication recueille d’échos auprès de la classe politique.


A lire aussi