Le gouvernement fait un tri dans les licences de télévision sous pavillon luxembourgeois. La chaîne pour adultes Libido TV fait les frais du changement de stratégie audiovisuelle. Magnat marseillais de l’industrie pornographique, l’exploitant de la chaîne devrait perdre ses licences.

Le conseil d’administration de l’Alia a franchi un premier cap le 9 novembre dernier. L’autorité de l’audiovisuel a mis son véto au renouvellement des concessions de télévision par satellite pour les services Exotika et Life in Red délivrés à Groupe 555 sàrl. Accordées au début des années 2010, les autorisations viennent à échéance le 31 décembre prochain.

Destinées à un public exclusivement «adulte», classification luxembourgeoise politiquement correcte pour les chaînes pornographiques, les deux licences n’ont jamais vraiment été exploitées commercialement. Ce sont des télés fantômes qui n’existent que sur les bases de données du Service des Médias et des Communications (SMC) du ministère d’Etat et du Conseil de l’Europe qui fait régulièrement le décompte des licences audiovisuelles dans ses Etats membres.

La petite chaîne qui démonte

Détenu par le Français Christian Bartoli, présenté comme le magnat marseillais de la production de films X, Groupe 555 exploite une troisième concession pour la chaîne Libido TV. Contrairement à ses deux sœurs, ce programme n’est ni virtuel, ni fantôme. Libido sert à son public francophone des films de sexe. La licence de «la petite chaîne qui démonte», comme elle se présente elle-même, a expiré le 31 décembre 2019, mais ses programmes continuent d’être diffusés sur les satellites Astra de la SES. Ce qui constitue, selon l’Alia, une violation de la loi modifiée de 2005 sur la gestion des ondes.

Jusqu’à présent, les autorités ont laissé faire. Le Service des Médias et des Communications (SMC) sous l’autorité du Premier ministre Xavier Bettel, DP, fait traîner depuis plusieurs mois la demande de renouvellement de Libido. «La demande a été faite, mais je n’ai pas connaissance qu’elle ait été menée jusqu’au bout», explique Thierry Hoscheit, président de l’Alia, dans un entretien à Reporter.lu. «Il n’y a pas d’élément dans le dossier qui nous permettrait de conclure à un renouvellement», ajoute-t-il. L’Autorité indépendante de l’audiovisuel exerce un rôle limité et n’a pas compétence pour l’attribution de licences de TV ou leur retrait. Ce pouvoir – éminemment politique – est aux mains du SMC.

Il est prévu que les concessions appartenant au Groupe 555 (dont la chaîne Libido) ne fassent pas l’objet d’un renouvellement.“Service des Médias et des Communications

Dans un avis daté du 9 novembre, le surveillant de l’audiovisuel demande au gouvernement de prendre ses responsabilités en sanctionnant l’opérateur, l’Alia n’ayant pas (encore) les pouvoirs pour le faire elle-même. «S’il devait s’avérer que le service Libido est effectivement exploité depuis le 1er janvier sans être couvert par une concession valable, l’autorité s’interroge sur l’utilité de la mise en œuvre de l’article 9 de la loi modifiée du 30 mai 2005 (…) sur les moyens à mettre en œuvre pour mettre un terme à cette illégalité», note Hoscheit dans son avis.

Faire ce qu’il faut

Le dispositif légal permet au Ministre des Communications et des Médias d’infliger à un opérateur en défaut d’autorisation valable une amende de 25.000 euros maximum, doublée en cas de récidive. Il peut aussi retirer temporairement ou définitivement des licences. «Notre message au gouvernement est de lui demander de vérifier ses dossiers et de faire ce qu’il faut», indique le président de l’Alia. La balle est donc dans le camp de Xavier Bettel, pressé d’intervenir.

Contacté par Reporter.lu, le SMC annonce qu’il «est prévu que les concessions appartenant au Groupe 555 (dont la chaîne Libido) ne fassent pas l’objet d’un renouvellement, notamment en raison de leur manquement à payer les taxes de surveillance depuis plusieurs années».

Avec les opérateurs de l’industrie pornographique qui utilisent le «hub» luxembourgeois pour rayonner sur les marchés européens – qu’il s’agisse de TV ou de plateforme Internet –, les autorités marchent sur des œufs. Car les enjeux financiers et économiques dépassent de loin le seul petit opérateur audiovisuel marseillais en délicatesse avec le fisc français depuis trois ans. La présence au Grand-Duché de géants numériques de l’industrie du porno comme le holding Docler, qui crée de l’emploi, paie des impôts et finance même des ONG comme la Maison de la Porte Ouverte, Pro Familia et la Fondation du Grand-Duc et de la Grande-Duchesse (trois organisations qui, paradoxalement, combattent la violence à l’encontre des femmes), dicte la prudence. En ces temps de crise et de disette budgétaire, il n’est pas question pour le gouvernement de renoncer à cette manne apportée par les plateformes de la vidéo à la demande via le Net.

A l’heure actuelle, ces plateformes échappent au contrôle du SMC et de l’Alia. Toutefois, la transposition de la dernière directive audiovisuelle par le Luxembourg devrait permettre de clarifier le sort de ces puissants opérateurs du net.

Question de substance

Groupe 555 ne paie pas ses taxes à l’Alia et c’est un prétexte très commode pour le gouvernement de se débarrasser d’une société qui n’emploie personne et a son siège dans un centre d’affaires de la Grand-Rue, après avoir été hébergée à Bertrange puis au Kirchberg. Or, la substance est aussi une condition nécessaire pour opérer à partir du Grand-Duché. La loi oblige par exemple les prestataires de services audiovisuels à y prendre les décisions éditoriales.

Les retards de paiement de taxe remontent à 2017. Leur montant est pourtant dérisoire. Gratuite jusqu’en 2015, la taxe annuelle pour une licence de service de TV par satellite coûte 1.500 euros par an. Un projet de règlement grand-ducal devrait la faire passer forfaitairement à 2.000 euros par an. Le gouvernement saisit le prétexte pour se débarrasser de l’encombrant producteur. Sollicité par Reporter.lu, notamment pour savoir s’il entendait contester le retrait programmé de ses licences luxembourgeoises, Christian Bartoli n’a pas réagi.

Christian Bartoli avait déposé il y a quelques années une concession à notre nom, croyant faire une chaîne Jacquie&Michel avec nous (…). Ce que nous n’avons jamais concrétisé avec lui, préférant agir seuls.“Thibaut Piron, groupe J&M

La venue de 555 au Luxembourg qui y a pris ses quartiers en 2012 (François Biltgen, CSV, était alors ministre des Communications), témoigne de la volonté du gouvernement de l’époque de distribuer à tour de bras des licences de TV par satellite sous pavillon de complaisance luxembourgeois pour développer son centre audiovisuel et alimenter les affaires de la SES et de BCE, filiale de RTL Group qui a servi de boîtes-aux-lettres aux opérateurs audiovisuels en tout genre, à côté de ses activités de post-production. Derrière cette quête quantitative, il n’y avait pas de stratégie définie et encore moins de préoccupation pour la réputation de la place luxembourgeoise. Tout était alors bon à prendre dans l’audiovisuel privé pour faire grimper le chiffre des licences.

Un studio de tournage à Marseille

Aujourd’hui, le gouvernement Bettel entend corriger les errements du passé. Le saut qualitatif est encore loin d’être atteint dans un paysage audiovisuel luxembourgeois dominé par les chaînes commerciales de RTL Group et une myriade d’opérateurs de téléachat.

A la tête de Studio 555, société de production de films X, Christian Bartoli avait décroché ses trois licences luxembourgeoises en 2012, alors qu’il est au sommet de sa gloire. Les tournages X s’enchaînaient dans son studio marseillais. Il avait notamment obtenu les droits exclusifs de diffusion de Rocco Siffredi, l’acteur italien star du porno des années 90 et 2000, connu pour tourner des films violents et «athlétiques». Les films de Siffredi étaient une référence mondiale dans l’industrie du sexe et du libertinage.

Les productions du Studio 555 faisaient souvent l’objet de reportages du «Journal du Hard», l’émission culte de Canal+ qui précédait le film X du samedi soir, diffusé une fois par mois sur la chaîne cryptée, selon le témoignage d’un ancien rédacteur en chef de l’émission que Reporter a contacté.

Les affaires de Christian Bartoli ont commencé à mal tourner après son rachat en 2015 de la chaîne de télé locale Sud Provence TV. L’aventure se termine un an plus tard par un échec retentissant, avec une grève des journalistes et employés qui n’étaient pas payés puis une fermeture de la chaîne.

En 2017, les ennuis s’accumulent pour le patron du Groupe 555, rattrappé par le fisc. Son studio est au cœur d’une liquidation judiciaire, toujours en cours jusqu’à la fin de cette année 2020.

Redressement fiscal puis judiciaire

L’administration fiscale française va procèder à un redressement d’impôts et s’intéresser à la société luxembourgeoise, Groupe 555, soupçonnée d’être une coquille vide. Des perquisitions des bureaux à Marseille sont ordonnées. Les comptes de Bartoli sont gelés, ce qui expliquerait en partie son défaut de paiement de ses licences luxembourgeoises.

Avant ses déboires fiscaux, Bartoli affichait pourtant de grandes ambitions télévisuelles à partir du Luxembourg, qui lui déploie le tapis rouge. Outre Groupe 555, on retrouvera son nom dans une deuxième structure, FGC sàrl, avec siège à Bertrange. Le producteur marseillais s’était associé avec Franck Vardon, un autre grand nom de l’industrie du X en France et inventeur des «Césars» du film porno qui s’est tenu jusqu’en 2001 à Cannes en marge du festival.

FGC va décrocher une concession pour les services de TV par satellite sous le nom de Jacquie&Michel, une marque «phare» de l’industrie de la pornographie «made in France». Le projet ne va pas aboutir suite au décès de Vardon et surtout faute d’entente avec les fondateurs de Jacquie&Michel, qui est avant tout une plateforme Internet incontournable dans son secteur avec 20 millions de vues par mois. «Christian Bartoli avait déposé il y a quelques années une concession à notre nom, croyant faire une chaîne Jacquie&Michel avec nous (…). Ce que nous n’avons jamais concrétisé avec lui, préférant agir seuls. Il lui a été demandé de la retirer», explique à Reporter.lu Thibaut Piron, un des deux dirigeants du groupe J&M.

Jacquie&Michel, la télé X «à la bonne franquette» – selon les médias français -, a bien sa chaîne, mais elle est à Rotterdam sous licence néerlandaise et n’a aucun lien avec Christian Bartoli.

Des Chippendales au film X

Après 2015, FGC a été rachetée en partie par une des sociétés américaines de John Stagliano, réalisateur de films pornographiques installé à Los Angeles et ancien danseur des Chippendales. La société a été radiée du registre du commerce en 2018.

La licence TV luxembourgeoise pour Jacquie&Michel change de nom et devient Exotika TV. Elle vise un public français et belge. Anciennement Beur FM TV, les services de Red in Life, programme lifestyle sur le monde de la nuit et l’actualité des tournages X, ont la même cible géographique, mais le projet n’a jamais pu décoller. Son signal audio reste introuvable, y compris par les autorités de contrôle du secteur audiovisuel.

Depuis 2017, les dirigeants de Groupe 555 jouent au chat et à la souris avec les autorités. La société n’a pas de boîte aux lettres ni numéro de téléphone valable. Son dirigeant est lui aussi introuvable dans l’annuaire. Même les huissiers ont échoué à relayer les courriers administratifs aux adresses successives de la société luxembourgeoise, selon les informations de Reporter.

Les concessions TV accordées par le SMC avaient été assorties d’un cahier des charges destiné à protéger les mineurs et interdire les dérives pédopornographiques et les pratiques sadomasochistes et zoophiles.

Car officiellement, la pornographie n’a pas droit de cité au Luxembourg. La loi sur l’audiovisuel l’interdit. Libido TV, qui entre dans la catégorie des chaînes pour adultes, avec une programmation uniquement possible entre minuit et 6 heures du matin, a permis jusqu’à présent de contourner les contraintes législatives et de passer outre les interdictions.