La firme de renseignement privé «Sandstone» est une victime collatérale de l’affaire «Onecoin». L’enquête visant Frank Schneider, ex-dirigeant du SRE, pourrait ainsi rebondir à Luxembourg là où personne ne l’attendait – via une transaction avec la banque publique SNCI.
La saga de «Sandstone» s’arrête. Le 14 janvier 2022, cinq jours avant l’arrêt à la Cour d’Appel de Nancy, validant la demande d’extradition aux Etats-Unis, Frank Schneider, désormais seul actionnaire, a scellé la liquidation de la société d’intelligence économique et de renseignement privé. Il avait fondé l’entreprise début 2008 avec un de ses collègues, juste après leur départ du Service de renseignement de l’Etat (SRE).
«Je ne vois plus comment je peux poursuivre les activités», explique le dirigeant à Reporter.lu. Ses ennuis judiciaires dans le cadre de l’affaire «Onecoin», nom d’une société de cryptomonnaie accusée d’une vaste escroquerie à 3,5 milliards d’euros, ont compromis les activités de la firme. La Banque européenne d’investissement (BEI), un de ses principaux clients institutionnels, a pris ses distances. Au dernier bilan publié de 2020, la société affichait un chiffre d’affaires de 711.169 euros, un résultat reporté négatif de 3,038 millions d’euros et une dette de 2,489 millions d’euros.
«Annexe» privatisée du SRE
Sandstone, «a new kind of intelligence organisation», selon son site internet toujours actif, a connu une existence discrète jusqu’en 2012, année où a éclaté le scandale de l’enregistrement de l’ex-premier ministre Jean-Claude Juncker (CSV) par Marco Mille, directeur du SRE. Frank Schneider, qui fut jusqu’en 2008, directeur des opérations du SRE, fut un des initiateurs de l’enregistrement avec Marco Mille. A la faveur de nouvelles révélations de presse, d’une enquête parlementaire suivie de poursuites judiciaires, leurs noms ont été associés aux dérives affairistes du renseignement luxembourgeois.
Sandstone fut originellement conçue par ses dirigeants – sous le nom de «Cefin» – comme une «annexe» du SRE, qui aurait privatisé ses activités d’intelligence économique, avec le consentement plus ou moins éclairé des autorités luxembourgeoises.
L’entreprise a été soutenue à sa constitution fin 2007 par un prêt de la banque publique SNCI (Société Nationale de Crédit et d’Investissement), alors présidée par le super-fonctionnaire du ministère des Finances Gaston Reinesch, aujourd’hui gouverneur de la Banque centrale du Luxembourg. Le contrat de prêt portait initialement sur trois tranches de 500.000 euros chacune, mais le scandale du SRE, les révélations du rôle de Sandstone dans certaines barbouzeries et le changement de majorité au gouvernement, ont limité le coup de pouce étatique à 1 million d’euros. Sandstone s’est longtemps prévalue auprès de ses clients de ce soutien institutionnel, malgré les dénégations des dirigeants de la SNCI, qui réfutaient tous liens capitalistiques et toute implication dans la gouvernance de l’entreprise.
Entre fraude et relations publiques
La société de renseignement est toutefois passée au travers des turpitudes, notamment judiciaires, de Frank Schneider qui a été un des inculpés dans le dossier des écoutes téléphoniques du SRE. A tout le moins jusqu’en 2019, lorsqu’il a été rattrapé par la fraude Onecoin. Le nom du CEO de Sandstone est alors apparu dans la procédure judiciaire pour blanchiment aux Etats-Unis, visant Mark Scott, l’avocat américain de Onecoin.

Le prévenu ainsi que des témoins, dont le propre frère de Ruja Ignatova, la fondatrice de Onecoin, recherchée depuis 2017 par les polices du monde entier, ont livré des noms à la justice américaine. Frank Schneider apparaît comme un des «maîtres d’œuvre» du blanchiment de la fraude, ce qu’il dément vigoureusement, affirmant avoir seulement presté des conseils en compliance, des missions de due diligence approfondies et avoir coordonné la stratégie de relations publiques pour le compte de Onecoin. «Au cours de la période de relation entre Sandstone et Ruja Ignatova (…) de 2015 à 2017, ni Sandstone, ni ses prestataires ne sont jamais intervenus dans les opérations commerciales, ni dans les transactions financières des affaires de Ruja Ignatova», explique Frank Schneider dans une note transmise à Reporter.lu.
Une procureure de New York a lancé contre Frank Schneider un mandat d’arrêt international, ce qui lui a valu son arrestation musclée en avril 2021 en France où il a une résidence, un séjour de sept mois en prison à Nancy, puis depuis fin novembre son placement en résidence surveillée sous bracelet électronique en attendant la procédure d’extradition de l’autre côté de l’Atlantique. Procédure à laquelle il s’oppose. Pendante devant la Cour de cassation française, la demande d’extradition ne sera pas tranchée avant l’automne 2022.
Transfert suspect de 10 millions d’euros
Le procès de Frank Schneider à l’automne dernier devant la Chambre d’instruction de Nancy a levé le voile sur les accusations de blanchiment soutenues par les autorités américaines, qui pourraient lui valoir jusqu’à 20 ans de prison s’il était extradé et jugé.
Le FBI présente Schneider comme celui qui aurait continué à blanchir les fonds de Onecoin, après la disparition de sa fondatrice. Les enquêteurs s’intéressent notamment à un virement de 10 millions d’euros ayant atterri à la banque Emirates NBD sur le compte de la société dubaïote «Morningside Project Management Services» (MPMS), appartenant à Frank Schneider. Ce dernier assure l’avoir constitué «sur suggestion de Ruja Ignatova». Celle-ci avait une base importante de son entreprise dans les Emirats arabes unis.
Les fonds ne viendront toutefois pas directement de Sandstone mais seront virés par la société Morningside Project Management Services Ltd (…).“Lettre de Sandstone à la SNCI
«Cet argent a en partie servi à payer les sous-traitants nécessaires à la mission qui m’avait été confiée, notamment le paiement des avocats et des firmes de relations publiques», assure le CEO de Sandstone. Ces montants représentent 7,5 millions d’euros. Le solde des 2,5 millions d’euros correspondant à la commission que s’est servie MPMS.
L’origine des 10 millions d’euros est problématique: le donneur d’ordre a été le fonds d’investissement émirati «Phoenix Fund Investment», lié à l’homme d’affaires bahreïni, Amer Abdulaziz Salman. L’argent réceptionné à Dubaï par Phoenix avait lui-même été alimenté par des transferts provenant des Iles Caïmans et gérés par l’avocat Mark Scott dans le fonds d’investissement «Fenero». Ce fonds est au cœur des accusations de blanchiment et d’un procès aux Etats-Unis.
Fonds alternatif au Luxembourg
Avant les accusations de blanchiment de la fraude Onecoin qu’il récuse, Amer Abdulaziz Salman était à la tête de sociétés de courses hippiques en Grande-Bretagne, en France et en Australie. Il avait mis en place à partir de Luxembourg un fonds alternatif, non régulé, investi dans les chevaux de course. Toutefois, lorsque son nom est apparu en décembre 2019 en relation avec Onecoin et que les autorités de contrôle financier ont mis en doute l’origine de sa richesse, le Bahreïni a liquidé ses entités luxembourgeoises: le fonds alternatif «Phoenix Luxembourg Fund» est radié début décembre 2019, un an et demi après sa constitution. La société de participation financière (Soparfi) «Phoenix Fund Investment» a été rayée du registre de commerce le 5 novembre 2020. Depuis lors, Amer Abdulaziz Salman est devenu persona non grata sur les champs de courses en Europe et même aux Emirats.

En 2017, lorsque sa société de Dubaï réceptionne les fonds litigieux de Phoenix, Frank Schneider affirme avoir soldé la dette de Sandstone auprès de la SNCI. Il veut tourner la page et «dédiaboliser» l’image de la société et normaliser ses relations avec le gouvernement, assure-t-il au «Luxemburger Wort» en janvier 2018.
Dans un courrier confidentiel adressé à la SNCI, daté du 29 septembre 2017 et intitulé «Lettre commune de Sandstone et de Morningside», que Reporter.lu a consulté, «Sandstone, valablement représentée par ses administrateurs Frank Schneider et Felipe Carmo, confirme la volonté de Sandstone de rembourser à la SNCI au 30 septembre 2017 l’intégralité du prêt (…) à hauteur du montant de 1.256.961,03 euros». «Les fonds ne viendront toutefois pas directement de Sandstone mais seront virés par la société Morningside Project Management Services Ltd (…) dont le soussigné Frank Schneider (en nom personnel) est le seul actionnaire, le seul ayant droit et représentant légal», prévient l’auteur de la lettre.
Remboursement problématique à la SNCI
L’avance de fonds de MPMS avait préalablement fait l’objet d’un contrat de prêt convertible accordé par la société de Dubaï à l’entité luxembourgeoise. Un courriel du 29 septembre, également consulté par Reporter.lu, signé de Marco Goeler, sous-directeur de la SNCI, laisse présumer que la banque publique n’a rien trouvé à redire pour se faire rembourser via une société intermédiaire à Dubaï.
Le sous-directeur a même été à l’initiative de la «Lettre commune», puisque le document est annexé à un de ses messages adressés aux administrateurs de Sandstone, avec en copie plusieurs agents de la SNCI: «Comme discuté, je vous prie de bien vouloir trouver en annexe un projet d’une lettre commune de Sandstone/Morningside à nous retourner dûment signée par retour pour lundi matin avec les annexes demandées (extraits du registre de commerce de Morningside documentant les pouvoirs de signature, copie du passeport de l’ayant droit et de nous envoyer les originaux par courrier postal)», écrit le dirigeant.
Ils voulaient un remboursement. Passer directement par le compte de Sandstone à la BCEE ne m’arrangeait pas.“Frank Schneider
Il faut dire que Frank Schneider s’était montré rassurant sur le donneur d’ordre Morningside: «Sandstone», souligne-t-il dans la lettre, «permet de vous signaler que la Banque et Caisse d’Epargne de l’Etat connaît cette entité, alors qu’elle a dans le passé reçu des fonds de cette même société».
Contacté par Reporter.lu, le sous-directeur Marco Goeler et Patrick Nickels, directeur de la SNCI, n’ont pas répondu aux sollicitations de la rédaction pour savoir si les fonds avaient été effectivement encaissés et si les devoirs de vigilance, inscrits dans la loi anti-blanchiment, avaient été accomplis par la banque publique pour s’assurer de l’origine licite des fonds.
Interrogé sur les raisons d’une démarche qui ressemble à un pied de nez aux autorités luxembourgeoises, Frank Schneider a expliqué le transfert de fonds entre Dubaï et Luxembourg: «Ils voulaient un remboursement. Passer directement par le compte de Sandstone à la BCEE ne m’arrangeait pas».
L’acceptation par deux établissements liés à l’Etat luxembourgeois d’argent aujourd’hui suspecté d’être en lien direct avec une opération de blanchiment dans le cadre d’une des plus vastes escroqueries présumées aux cryptomonnaies vaudrait bien une explication de la part de la trésorerie de l’Etat.
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