La deuxième semaine de confinement à Gasperich est l’occasion de faire la connaissance de Thomas et de prendre le pouls du docteur Schmitz, alors que le quartier s’est transformé en voie sans issue.

L’anticyclone qui s’est installé sur le nord de l’Europe pour l’arrivée du printemps souffle un vent froid et sec sur Gasperich. Ironie du sort, après un hiver pluvieux, surchauffé par la suractivité de la planète, nous voici confinés chez nous par grand soleil.

La route d’Esch, orientée nord-sud, expose Thomas au vent mais le garde à l’abri de la pluie sous le porche de l’ancienne épicerie Ludig, côté pair. Il n’y a pas vraiment de discussion possible avec ce trentenaire blond aux yeux clairs, silhouette musclée mais courants d’air dans la bouche, qui ne comprend aucune langue courante du pays. Avec force gesticulations, j’arrive à lui arracher quelques informations. Ce sans domicile fixe est Lituanien. Va tous les jours chercher à manger à la Caritas. Est content qu’on le fournisse en cigarettes Lucky Strike et en bières. N’a pas envie de bouger de là.

Il n’a pas tort. Les signaux d’alerte qui montent de la prison de Schrassig et de certaines maisons de retraite, où le coronavirus est entré, rappellent que le confinement dans les établissements collectifs accroît les risques et les tensions. Route d’Esch, Thomas est seul et en plein air. Son matelas posé sur un sommier à lattes, sur lequel il passe de longues heures à dormir, l’emporte tel un tapis volant dans mille et une aventures fantasmagoriques où je ne sais s’il affronte des virus. Son abri, décoré des affiches des concerts passés et à venir, lui offre une déco plutôt sympa. On y annonce le festival open air «Lost Paradise» au Kirchberg le 11 juillet prochain. Tout un programme à méditer.

Le bruit de tonnerre des avions cargo continue de déchirer le bleu du ciel dans ce quartier situé dans l’axe de la piste d’atterrissage du Findel. En début de semaine, l’aéroport a été fermé au trafic passagers. La voie ferrée, qui encadre le nord et l’ouest du quartier, ne laisse passer que de rares trains. Au sud, l’accès aux autoroutes à destination de la Belgique, la France et l’Allemagne mène à une impasse. Seuls certains frontaliers et les transports de marchandises franchissent les frontières qui ont été temporairement rétablies, 25 ans après l’entrée en vigueur des accords de Schengen qui les supprimaient.

De nombreuses familles ont dû se décider dans l’urgence. Rapatriement ou pas? Beaucoup doivent se résoudre à l’éloignement à durée indéterminée. Pendant les nuits agitées, on tente de tenir à l’écart une sourde angoisse. Là où ils se trouvent, les êtres aimés ne sont pas à l’abri de la contamination. La pandémie progresse chaque jour dans le monde. D’autres ont plus de chance et vivent des retrouvailles inattendues. Rue Georges Clémenceau, cinq couverts sont ajoutés à une table familiale. Quatre étudiantes sont revenues de Maastricht, Munich et Paris. Le père a réussi in extremis à quitter l’Amazonie bolivienne, où il était en mission depuis cinq mois. Il ne sait pas quand il pourra embrasser sa petite-fille, née en novembre et confinée chez son fils à Mersch.

Un nouveau monde

En cette deuxième semaine de confinement, les rues se figent un peu plus dans une stupeur muette, comme si un monde parallèle avait fait irruption dans notre quotidien. La menace est invisible, impalpable mais présente à l’esprit de tous. Les confinés apprennent à télé-travailler ou à suivre le télé-enseignement de leurs enfants. D’autres écument les réseaux sociaux à l’affût d’informations sur le mode de propagation du virus, que certains disent plus volatile qu’on ne le pensait jusque-là. Les blagues sur la pandémie circulent toujours. L’insouciance n’y est plus.

Dehors, les piétons sont moins nombreux. Les poussettes plus rares.  Les «Moien» de courtoisie s’étouffent sous les masques, pour ceux qui ont réussi à s’en procurer. En début de semaine, une affichette est griffonnée au feutre orange et affichée sur la porte vitrée de la pharmacie, sur la place centrale Bei der Auer. «Pas de masques/Pas de désinfectants/Pas de gants/Pas de thermomètres». Il n’y a plus de queue devant l’officine.

À une cinquantaine de mètres de là, rue Tony Bourg est installé mon médecin de famille, Pierre Schmitz. La haute et mince silhouette de ce quinquagénaire est confinée depuis vingt ans dans un cabinet étroit et sombre au cœur de la cité de la Sauerwiss, construite dans les années 1990 par le Fonds du Logement. C’est un médecin «à l’ancienne», comme il se qualifie lui-même, qui prend le temps de discuter avec ses patients. Un clinicien expérimenté. Au fil du temps, j’ai vu ses cheveux blond-roux se teinter de gris, en même temps que je découvrais ses talents d’artiste néo-kitsch et sa curiosité pour ce qui sort des chemins balisés.

Le docteur Schmitz a ressorti de ses armoires le masque FFP2 de l’époque de la grippe porcine, dite H1N1, qui avait sévi en 2000 et ne l’avait pas épargné. La direction de la Santé lui a envoyé 100 masques chirurgicaux que portent ses patients pendant les consultations. Mais celles-ci se font rares. «Cet après-midi, je n’ai eu que cinq ou six appels pour des choses banales. Les gens qui ont d’autres pathologies que le Covid-19 n’osent plus venir. Je me demande dans quel état je vais les récupérer quand ils se décideront à sortir de chez eux», dit-il.

Cette semaine-là, douze de ses patients sont venus chercher, à l’extérieur du cabinet, des ordonnances pour se faire tester au drive-in de Junglinster. Deux sont positifs.

En face de chez lui est installée la docteure Ludmila Marin. «Je suis en quarantaine. Extrêmement fatiguée. Rappelez-moi la semaine prochaine», me dit-elle dans un souffle à l’accent accent slave. Le coronavirus est bel et bien entré dans mon quartier.


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Avec ses 7.700 habitants de 111 nationalités, le quartier de Gasperich à Luxembourg est un village au carrefour de notre monde globalisé. Comme le reste de la planète, il vit désormais à l’heure du coronavirus.