Avec la nouvelle Charte de déontologie pour les structures conventionnées, la ministre de la Culture Sam Tanson veut imposer une rémunération juste et équitable des artistes. La mise en oeuvre du texte pourrait générer des dégâts collatéraux.
Sam Tanson (Déi Gréng) avance ses pions, sans varier le cap fixé en 2018 par le Plan de développement culturel (KEP). Les structures conventionnées avaient jusqu’au 15 octobre pour signer la nouvelle Charte déontologique. Ce jour-là, 90 institutions, associations ou organisations sur les 120 recensées au ministère de la Culture l’avaient fait. Les autres devraient suivre, a indiqué la ministre lors d’une heure d’actualité à la Chambre des députés demandée par le député de l’ADR Fernand Kartheiser.
Cette discussion a été l’occasion de rappeler les objectifs de la Charte, qui vise à placer un cadre éthique et professionnel dans lequel doivent évoluer les structures conventionnées par le ministère. En contrepartie des financements publics, les signataires doivent être «exemplaires» dans leurs interactions avec des tiers. Ils «s’engagent», «veillent» ou «s’efforcent» (selon les points) de respecter huit valeurs fondamentales: la compétence, le respect, la rémunération juste et équitable, l’intégrité, l’égalité des chances et des genres, la diversité culturelle, la transparence, l’écoresponsabilité.
Le texte soumis à signature est le fruit de concertations entre le ministère de la Culture, les fédérations d’artistes et les structures conventionnées. Une première mouture, beaucoup plus directive, avait suscité de fortes réticences. La version finale a été assouplie. Résultat: au-delà des grands principes, le texte comporte des imprécisions qui peuvent entretenir les doutes, voire la suspicion.
Rappel à l’ordre
C’est ainsi que le député de l’ADR a eu beau jeu de se présenter en chantre de la liberté artistique, en porte-drapeau de ceux qui voudraient porter des voix non alignées avec la politique gouvernementale. Que se passera-t-il pour ceux qui ne respecteront pas ces «valeurs»? Celles-ci sont-elles légitimes? Cela ne risque-t-il pas de promouvoir une sorte d’offre artistique «officielle» et uniforme, à la botte du gouvernement?
La ministre de la Culture aussi bien que les autres représentants des partis qui ont pris la parole ont voulu dédramatiser l’impact de la Charte. Celle-ci ne ferait qu’acter ce qui figure déjà dans les droits fondamentaux de la constitution, le KEP, le programme gouvernemental et même les différentes conventions en vigueur avec les structures culturelles (lesquelles conventions étaient déjà la cible de l’ADR, pour les mêmes raisons). Une sorte de: circulez, il n’y a rien à voir. Or le recadrage aura un impact dont les effets collatéraux posent question.
Certaines structures conventionnées interrogées par Reporter.lu écartent avec gêne le sujet au motif que «ça ne changera rien à ce qu’on fait déjà». D’autres reconnaissent avoir eu l’impression désagréable de signer un chèque en blanc, sans savoir où cela les mènera. Dès lors qu’elles dépendent des financements publics, il est clair qu’elles n’ont d’autre choix que de s’aligner sur la ligne gouvernementale.
La Charte va accélérer un remodelage de l’offre culturelle dans le pays. La question la plus problématique du texte concerne la «rémunération juste et équitable» des personnes qui collaborent avec la structure signataire.
Entre dirigisme et laisser-faire
Ce point est au cœur de la Charte mais aussi la pierre d’angle de la politique du ministère, qui navigue entre dirigisme et laisser-faire pour professionnaliser l’écosystème culturel.
Dès les premières Assises culturelles de 2016, la question de la juste rémunération du travail artistique était remontée avec force du secteur. Depuis, d’assises en workshops, les artistes n’ont eu de cesse de réaffirmer cette exigence vitale pour pouvoir continuer à travailler et à vivre dignement au Luxembourg. Le ministère les a soutenus en encourageant la création de fédérations professionnelles, lesquelles sont désormais financées par des conventions. Cela a débouché sur plusieurs réunions tripartites organisées à l’hôtel des Terres rouges.
L’Aspro (association luxembourgeoise des professionnels du spectacle vivant) a été la première à lancer le mouvement en publiant en mars 2021 ses premières «Recommandations tarifaires» pour les productions de théâtre et de danse. Les artistes plasticiens, réunis au sein de l’Aapl, ont suivi le mouvement en proposant aux Centres d’art de s’aligner sur un modèle de type berlinois. Celui-ci définit clairement la tarification minimale que doit payer l’exposant en fonction du nombre d’œuvres et la durée de l’exposition, ou encore les tarifs de prestations de services annexes comme la médiation. Si les négociations aboutissent, ce serait une petite révolution. Actuellement les artistes sont payés au forfait, lorsqu’ils sont rémunérés.
Le ministère encourage les autres fédérations – musiciens, compositeurs, écrivains… – à finaliser des grilles tarifaires. Mais il n’a jusqu’à présent pas fixé le tempo des négociations. Il laisse aussi chacun libre d’en assumer les conséquences.
Le nerf de la guerre
La Charte devrait donner un coup d’accélérateur à des discussions qui semblent s’enliser. Ainsi, l’Aspro en est à sa troisième mouture de «Recommandations» sans qu’un accord ait été trouvé avec la Theater Federatioun. Celle-ci n’est d’ailleurs pas signataire de la Charte, faute de consensus.
Son président, Claude Mangen, qui est aussi le directeur du Mierscher Kulturhaus, a signé la Charte mais estime qu’«en l’état actuel de ma dotation financière, les recommandations de l’Aspro ne sont pas applicables». D’autres, comme le Théâtre d’Esch, le Théâtre du Centaure ou encore le collectif ILL, ont décidé unilatéralement d’augmenter leurs tarifs. Et de produire moins de pièces.
Le budget 2023 qui vient d’être déposé à la Chambre des députés prévoit une hausse de 18% de l’enveloppe allouée aux structures culturelles conventionnées. Celles-ci attendent de voir comment va se faire la répartition entre les structures pour être fixées sur leur sort. En tout état de cause, Claude Mangen estime qu’une application des tarifs «recommandés» par l’Aspro ne sera pas compensée par la rallonge budgétaire. La création d’une pièce de théâtre passerait d’une fourchette de 60.000 – 100.000 euros à 100.000 – 150.000 euros. Sans même parler du contexte inflationniste qui a fait exploser les coûts de production, un remodelage des choix de programmation va s’imposer.
Durabilité vs diversité
Une hypothèse est qu’il y aura moins de créations artistiques mais qu’elles seront mieux diffusées. Les différentes structures fédèreront leurs moyens dans des coproductions nationales ou internationales – l’agence Kultur.lx a été créée dans ce but. Pour le public, ce ne serait pas forcément une mauvaise chose. Les salles dégarnies montrent que l’audience n’arrive pas à suivre face à une croissance exponentielle de l’offre. Et puis, cela irait dans le sens de la «durabilité» de la production culturelle, prônée par la Charte.
Mais certains s’inquiètent d’une moindre «diversité» de l’offre culturelle et d’une production davantage formatée pour plaire à un public plus large. La question est particulièrement sensible pour les centres culturels régionaux.
Certaines de ces institutions culturelles, construites à grand frais au tournant du siècle dernier, ont perdu de vue l’objectif premier de la décentralisation culturelle. Celle-ci avait été initiée pour offrir une offre de proximité au public sur tout le territoire. Or au fil des années, ces centres régionaux ont cherché à se positionner en offrant une programmation différenciée susceptible d’attirer un public national, compte-tenu de leur bassin de population limité. Ils rechignent à rentrer dans le rang et à ne devenir qu’un acteur local, qui fonctionnerait à vitesse réduite. Cet objectif retrouve pourtant toute son actualité avec l’exigence d’«écoresponsabilité» introduite par la Charte.
Une compétitivité mise à l’épreuve
Il ne faut pas non plus sous-estimer le risque que les arbitrages de programmation se fassent au détriment de la création luxembourgeoise. Importer un spectacle de l’étranger est beaucoup moins cher (Claude Mangen cite un prix moyen d’environ 15.000 euros) que de le produire. Au Musée national d’histoire et d’art, institution chargée de mettre sur pied la future Galerie nationale d’art et la Lëtzebuerger Konschtarchiv, le directeur Michel Polfer tire la sonnette d’alarme. Il estime que les artistes luxembourgeois se tirent une balle dans le pied avec leur revendication de droits de monstration, alors que les stars internationales qu’il invite ne demandent rien. «Cela va nuire à la visibilité de la création contemporaine luxembourgeoise, plutôt que de l’aider», affirme-t-il.
Pour l’instant, la question de l’introduction de quotas d’artistes luxembourgeois dans les programmations des structures conventionnées n’est pas à l’ordre du jour du ministère de la Culture. Mais si l’écosystème culturel ne passait pas l’épreuve de la Charte, ce pourrait être la prochaine étape. Un tour de vis dans la liberté de programmation qui, cette fois, ne troublerait probablement pas l’ADR.
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