L’économie luxembourgeoise n’est pas le seul secteur à être dans le collimateur de Pékin. Désormais, c’est la culture qui est aussi visée. La splendide exposition sur «Les origines de la civilisation chinoise», à voir actuellement au MNHA, en est l’illustration. Que peut le «nation branding» de Xavier Bettel face au «ruan shili» de  Xi Jinping? Nous nous sommes penchés sur la question.

Ce jour-là, le directeur du Musée national d’histoire et d’art, Michel Polfer, ne cache pas sa satisfaction. Nous sommes le 20 novembre, date de l’inauguration de l’exposition sur les trésors archéologiques du Henan. «Je suis particulièrement fier de pouvoir présenter ces objets exceptionnels de cette région qui est le berceau de la civilisation chinoise. C’est sans précédent au Luxembourg et même dans la Grande Région», commente le directeur.

Les partenaires chinois du Musée et de la région du Henan n’ont pas manqué le rendez-vous. Le Premier ministre et alors ministre de la Culture, Xavier Bettel, s’est excusé en raison de son agenda européen mais son Secrétaire d’État, Guy Arendt, assure le service diplomatico-culturel. Figure aussi parmi les invités d’honneur Paul Helminger, président de Cargolux, entreprise qui a sponsorisé en nature l’exposition en transportant gratuitement les œuvres. Depuis 2014, la société contrôlée à 35% par la société chinoise HNCA a fait de Zhengzhou, capitale du Henan, son hub pour l’Asie. La filiale luxembourgeoise de la Bank of China, autre sponsor, est également représentée.

En Chine, on sait comment cela fonctionne. Un mot d’ordre d’en haut est exécuté!» Michel Polfer, directeur du MNHA

Au quatrième étage du musée, le visiteur peut revisiter 3.000 ans d’histoire de cette région des plaines centrales de la Chine, entre le 21ème siècle avant Jésus Christ – période de la naissance des premiers États – et le XIIème siècle de notre ère. Au fil de la visite, on découvre ces vestiges du passé que les archéologues décryptent pour écrire l’histoire: objets funéraires en bronze ou en jade, bijoux, porcelaine, vaisselle précieuse.  Michel Polfer souligne la valeur de ces pièces: «Il y a des règles strictes pour exporter les œuvres d’art de Chine. On ne peut en principe pas dépasser plus de 20% de pièces de catégorie 1. Or ici, nous arrivons à environ 30% de catégorie 1!»

Qu’est-ce qui a valu au MNHA un tel régime de faveur?  Le directeur admet qu’il s’est lui-même posé la question. L’un de ses séjours au Henan lui a permis d’avoir la réponse: «Une  collègue chinoise m’a expliqué que le président Xi Jinping avait invité il y a deux ans les institutions culturelles à s’ouvrir vers l’étranger afin de faire connaître l’histoire et la culture chinoise. Ils se sont donc mis à chercher des partenaires. En Chine, on sait comment cela fonctionne. Un mot d’ordre d’en haut est exécuté!»

De fait, lors du 19ème congrès du Parti communiste chinois en octobre 2017, le président a fièrement annoncé que «la confiance dans notre propre culture s’est renforcée tandis que le soft power culturel et le rayonnement de la culture chinoise se sont renforcés considérablement». C’est ce que l’on appelle le «ruan shili», la diplomatie culturelle selon Pékin.

La manière dont s’est organisée l’exposition est révélatrice de la force de persuasion chinoise. Un premier contact est établi en mars 2017 entre Michel Polfer et une délégation chinoise via Carlo Krieger, alors chargé des affaires culturelles au Ministère des affaires étrangères. «J’ai été prévenu deux jours avant la venue de la délégation. Je n’en attendais rien au vu de mes expériences passées avec les institutions culturelles chinoises, où mes demandes étaient restées lettre morte. Or ils m’ont tout de suite proposé une exposition archéologique sur les origines de la civilisation chinoise».

Le deal va se faire mais à deux conditions: que le MNHA puisse exporter en retour au Henan une exposition sur l’archéologie romaine (il est question du deuxième semestre 2020 mais la date n’est pas encore fixée) et que chaque musée prenne en charge les frais de sa propre exposition. Une manière prophylactique de limiter l’explosion des frais de transport des délégations chinoises, lesquelles auraient tendance à venir en nombre. Ce point agace côté chinois, «sans doute du fait de problèmes de communication interne» dit Michel Polfer, mais l’accord tient bon.

L’exposition présentée au Luxembourg se base sur un projet montré au Japon et qui avait fait l’objet d’une documentation en anglais. Le directeur du MNHA observe néanmoins qu’il a pu sélectionner au Henan quelques pièces spécifiques. La scénographie et la mise en perspective historique ont par ailleurs été finalisées au Luxembourg. «Lorsqu’on se rend en Chine, on voit bien que tout est fait pour mettre en avant le glorieux passé chinois comme ciment social dans une société en pleine évolution. L’histoire officielle rapporte que la première dynastie Xia, 2070-1600 avant Jésus Christ, a existé. Là-bas, c’est un dogme. Cela en fait le premier gouvernement centralisé connu. En occident, cette version est contestée. Nos cartels soulignent que la question fait débat», dit le directeur du musée qui sait bien que «l’histoire peut être instrumentalisée à des fins politiques».

De Jean Mich à Su-Mei Tse

Si la Chine de Xi Jinping met un coup d’accélérateur à sa stratégie de «ruan shili» hors de ses frontières, les relations culturelles avec le Luxembourg ne datent pas d’hier. Au deuxième étage du MNHA, dans l’exposition monographique dédiée au sculpteur Jean Mich (à voir jusqu’au 31 mars 2019), on peut découvrir que celui-ci a séjourné dans l’Empire du Milieu de septembre 1910 à décembre 1911 à la demande de l’ingénieur luxembourgeois Eugène Ruppert, directeur des Hanyand Iron and Steel Works qui voulait faire construire un monument en l’honneur du vice-roi Zhang Zidong. Intérêts économique et culturel faisaient déjà bon ménage, même si le monument n’a jamais vu le jour en raison de l’éclatement de la Révolution qui a donné naissance à la République chinoise.

Après la mort de Mao en 1976 et l’arrivée au pouvoir de Deng Xiaoping, la Chine s’ouvre officiellement au monde en 1978. Les relations culturelles entre la Chine et le Luxembourg sont formalisées par l’accord du 28 septembre 1979, signé par le ministre des Affaires culturelles Pierre Werner et la ministre des Affaires étrangères Colette Flesch. Hormis un partenariat universitaire signé en 2007, l’accord vivote jusqu’à l’Exposition universelle de Shanghai en 2010 où le Luxembourg se présente dans un pavillon de 3000 mètres carrés conçu par Hermann & Valentiny et Associés, sur la thématique «Small is beautiful».

Les Chinois recherchent des idées. Ils ont le personnel. Qui fait quoi ? Ça c’est à voir» Guy Daleiden, directeur du Film Fund

Depuis, la scène culturelle luxembourgeoise a tenté de capitaliser sur cette occupation du terrain, à la fois à travers ses institutions ou via des initiatives privées. Celles-ci se sont multipliées avec plus ou moins de succès.

Signature en juin 2017 de l’accord de coproduction audiovisuelle entre le Luxembourg et la Chine par le directeur du Film Fund, Guy Daleiden, et son homologue chinois Tong Gang, en présence du Premier ministre Xavier Bettel et de son homologue chinois Li Keqiang. (Photo: Charles Caratini/SIP)

En 2014, la tournée chinoise de l’OPL est sacrifiée sur l’autel des restrictions budgétaires du nouveau gouvernement. Le secteur du film s’en sort mieux. En 2017, le directeur du Film Fund, Guy Daleiden, signe avec son homologue Tong Gang un accord qui encourage les partenariats de coproduction, la distribution de films mais aussi les liens créatifs et commer­ciaux entre le Grand-Duché de Luxem­bourg et la Chine «dans un cadre propice au respect et à la compréhen­sion mutuelle». Mais les retombées sont encore minces. «Les Chinois recherchent des idées. Ils ont le personnel. Qui fait quoi? Ça c’est à voir. Pour l’instant rien ne s’est concrétisé», indique Guy Daleiden en soulignant que l’objectif principal est d’ouvrir aux films luxembourgeois ce marché «où un multiplexe s’ouvre chaque jour».

Une censure omniprésente

Toujours est-il qu’aller en Chine impose de respecter certaines règles. Hasard du calendrier, tandis que le Musée du Henan occupe le quatrième étage du MNHA, l’exposition monographique de l’artiste sino-luxembourgeoise Su-Mei Tse, que l’on avait pu voir l’année passée au Mudam, se tient jusqu’au 24 mars au Yuz Museum de Shanghai, un musée privé qui appartient à la fondation d’un riche collectionneur sino-indonésien.  L’exposition sera ensuite présentée au Taipei Fine Arts Museum de Taiwan jusqu’au mois de juillet 2019.

La liste des œuvres de l’artiste a été soumise au comité de censure chinois trois à quatre mois avant le début de l’exposition. Mais le curateur du Mudam, Christophe Gallois, n’était pas inquiet. «La nature du travail de Su-Mei Tse ne pose pas de problème», dit-il. Il se faisait davantage de souci en revanche sur le projet d’exposer ensuite à Taiwan. À tort puisque «les choses se sont bien passées. Les musées de Shanghai et de Taiwan ont collaboré pour la version chinoise du catalogue».

Pour Christophe Gallois, l’intérêt de ce partenariat est de donner une visibilité internationale au Mudam, de soutenir le développement d’une artiste du pays dont l’œuvre est nourrie par sa double culture sino-luxembourgeoise, mais aussi de partager les coûts de production.

Cinq jours avant de partir, on n’est pas sûr d’avoir toutes les autorisations administratives»Patrice Hourbette, directeur de MusicLX

Le poids des comités de censure explique que la musique soit l’une des expressions artistiques qui s’exporte le mieux en Chine, d’après le directeur de MusicLX Patrice Hourbette. Encore parle-t-il de musique instrumentale puisque les choses se compliquent pour la musique à texte. Ainsi, le jazz luxembourgeois tourne bien en Chine (le trio Dock in Absolute, le duo de percussionnistes Laurent Warnier/Rachel Xi Zhang, le Greg Lamy Quartet entre autres).  L’Ensemble de musique classique et contemporaine d’Ettelbrück, KammerMusekVeräinLëtzebuerg, a pour sa part développé un partenariat avec le Conservatoire de la Province de Sichuan.

Pour autant, mettre en place une tournée implique un gros investissement, sans garantie de succès sur la durée. «Tout est politique là-bas», dit Patrice Hourbette d’après qui les visas sont plus difficiles à obtenir depuis deux ans. En juillet 2018, il a fallu soumettre une demande d’autorisation au comité de censure de chacune des dix villes de la tournée du Greg Lamy Quartet: «Cela coûte de l’argent et la réponse arrive souvent très tard. Cinq jours avant de partir, on n’est pas sûr d’avoir toutes les autorisations administratives», dit-il.

Un bilan difficile à évaluer

Dans ces échanges culturels où les partenaires ne fonctionnent pas à armes égales, on peut se poser la question de savoir si les artistes «éligibles» par le pouvoir chinois ont eux-mêmes intérêt à se produire en Chine.

Ce point sera débattu dans le cadre du projet de rationalisation des aides à l’export proposé dans le «Kulturentwicklunsplan» par le nouveau premier conseiller du ministère de la Culture et encore président du Fonds culturel national, Jo Kox. «Je comprends que pour les artistes luxembourgeois aller en Chine est une expérience incroyable car les salles sont très vite bondées. Mais le bilan est plus mitigé au niveau de la post-production. Le problème est que l’on n’a pas de vue d’ensemble car les artistes peuvent demander des aides à la mobilité au Focuna, au ministère de la Culture, à MusicLX. Les frais engagés ne se justifient pas pour tous les artistes. Être sélectionné dans un grand festival de jazz, cela peut être un vrai plus pour un CV. Faire du tourisme culturel, cela n’a aucun sens! Aussi faut-il se demander qui peut y aller, comment et où», conclut-il. Des questions qu’il ne manquera pas de soumettre à la nouvelle ministre de la Culture, Sam Tanson.