Après Esch et Luxembourg, la troisième halte de notre série sur les nouvelles personnalités aux commandes des institutions culturelles luxembourgeoises nous amène à Mersch. Claude Mangen y a pris la suite de Karin Kremer. Le changement ne s’est pas fait attendre.
Difficile d’imaginer deux personnalités plus contrastées. Karin Kremer était «une personne des petits chemins, pas des grandes routes», pour reprendre son expression. Claude Mangen, lui, voit grand. Pour Mersch mais aussi pour le Mierscher Kulturhaus dont il a pris les commandes au mois de novembre 2018.
Les chantiers autour du Centre culturel, dans cette petite ville qui approche les 10.000 habitants, ne l’alarment pas. Au contraire. Certains agitent le chiffon rouge de la croissance effrénée qui bouleverse les repères socio-culturels du pays. Lui choisit de la thématiser dans sa programmation 2019-2020. «Pour le Mierscher Kulturhaus, c’est une opportunité», dit-il. Faire de ce territoire en mutation un laboratoire des débats nationaux, voilà un défi qu’il a envie de relever. Sur l’autoroute qui va de Luxembourg à Ettelbruck, il entend bien rendre incontournable la sortie pour Mersch.
Un esprit «un peu épicier»
Nous rencontrons le directeur au lendemain de la présentation officielle de la saison 2019/2020. Claude Mangen a troqué sa tenue couleur camel – veste, pantalon de toile et chaussures en cuir impeccablement lustrées – pour un jean pas trop délavé, un polo Lacoste noir et des tongs de circonstances compte-tenu de la chaleur accablante qui règne ce jour-là. Tout est dans le détail chez ce quinquagénaire qui compte, parmi les multiples casquettes portées tout au long de sa carrière, celle d’acteur. Il sait adapter les costumes et les langues en fonction de son public.
Après la séance protocolaire de la veille, sa tenue décontractée lors de l’interview est une manière de montrer qu’il sait être proche des gens. Un message capital pour faire venir jusqu’à lui un public encore trop peu nombreux, comme le reconnaissait l’ancienne directrice à l’heure du bilan. Elle-aussi avait placé la relation au public au centre de sa programmation. Le défi n’est pas mince à relever.

Être à l’écoute des attentes de la population fera partie de la feuille de route de ce fils de boulanger et de commerçante qui confie avoir «un peu l’esprit épicier»: «une maison culturelle n’est pas une épicerie mais là aussi il faut que les clients viennent, qu’ils consomment, qu’ils trouvent ce dont ils ont envie».
Comme tout commerçant, il veut se différencier de la concurrence. Son horizon n’est pas local. «Je ne considère par le Mierscher Kulturhaus comme un centre culturel régional. Il n’y a pas de région au Luxembourg. Mon offre est nationale mais s’inscrit dans un contexte local», souligne l’homme né sous le signe du Capricorne, qui dit «savoir défendre un territoire, quitte à être parfois teigneux».
Le tour du propriétaire nous entraîne au deuxième étage de l’ancienne bâtisse qui fait face au Centre culturel inauguré en 2003. Au-dessus de l’étage réservé au « Lieshaus » sont nichés les bureaux de sa petite équipe de sept personnes. L’espace est surchauffé et étroit mais le maître des lieux a son propre plan de développement, malgré des moyens financiers limités – un budget annuel de 448.000 euros, dont 250.000 alloués par la Commune de Mersch et 198.000 par le ministère de la Culture. «Je souhaite basculer nos bureaux du côté du Centre culturel. À mon avis, c’est faisable en ajustant différemment l’espace. Cela nous rapprocherait de l’équipe technique et de la scène», observe Claude Mangen.
Une ambition personnelle
Le Mierscher Kulturhaus héberge une très belle salle modulable de 291 places dans un écrin de bois clair. Une «maison confortable» qu’il compte utiliser. «Je fais de la mise en scène depuis 30 ans. Cela fait partie de moi. Pourquoi m’arrêter alors que j’arrive à la tête d’une institution culturelle? J’estime que je peux tenir le rythme de croisière d’une création par an en moyenne», dit-il. Le budget artistique annuel, qui tourne autour de 160.000 euros, limite les possibilités mais son Conseil d’administration, présidé par Marc Fischbach, s’est montré compréhensif. La saison prochaine, le directeur signera même deux spectacles.
Gérer de front le travail créatif et la gestion de l’institution culturelle ne fait pas peur à celui qui arrive précédé d’une réputation de gros bosseur. Il a mené sa carrière de programmateur de la radio 100,7 entre 1993 et 2018 tout en mettant en scène une vingtaine de spectacles – musicaux, collages de textes ou pièces de théâtre. «C’est quelqu’un de structuré, d’organisé. Il sait aussi être créatif», témoigne le journaliste musical Guy Engels, qui a collaboré avec lui à la radio socio-culturelle et estime que «ces qualités le prédisposent tout à fait à ses nouvelles fonctions».

Cet avis est partagé par l’ancienne directrice du Mierscher Kulturhaus, Karin Kremer: «On est très différent. Lui vient du Nord. Moi du Sud. Mais j’ai adoré travailler avec lui. Il est carré et il sait où il veut aller». Elle a notamment eu l’occasion de le voir à l’œuvre sur la production «Mischa der Fall», accueillie au Mierscher Kulturhaus en 2008. Ce spectacle itinérant et multidisciplinaire autour de l’histoire du tueur suisse Mischa Ebner était «un gros risque» pour sa maison et une belle expérience, dit-elle.
Malgré un planning bien rempli, Claude Mangen a présenté récemment sa candidature à la tête de la Theater Federatioun dont il va assumer la présidence tournante avec le producteur de cinéma et président du Théâtre Ouvert de Luxembourg, Nicolas Steil. Cette tribune lui permettra de faire entendre ses idées pour la scène culturelle. «Mon approche est différente de celle de Nicolas Steil. Lui est plutôt un syndicaliste. Moi je sors d’une boîte de communication. La Theater Federatioun ne doit pas uniquement se préoccuper de ses membres, même si, bien sûr il faut les défendre. On doit aussi faire plus de lobbying auprès du public», estime-t-il.
Un ancrage dans le terroir
Sa force de travail trouve sa source dans sa passion pour la langue et la culture luxembourgeoise. «Je ne vis pas dans un pays mais dans ma langue», dit avec un brin de préciosité ce membre de la section Arts et Lettres de l’Institut Grand-Ducal. La langue luxembourgeoise est à ses yeux «un vrai sujet» sur lequel il a «envie de s’engager». Son arrivée à Mersch ne peut qu’être applaudie par Claude Conter, son voisin directeur du Centre National de Littérature.
Si Claude Mangen se définit par sa langue, il est aussi l’homme d’un terroir. Ce «Luxembourgeois pur et dur, sans ascendance étrangère», est né en 1963 à Ettelbruck et a grandi à Eschdorf/Heiderscheid. Il se considère surtout comme un «vrai Eislécker, avec les deux pieds sur terre, bien enraciné dans le monde luxembourgeois».
Eschdorf est le berceau de sa vocation théâtrale inspirée par l’instituteur du village et metteur en scène Jean-Pierre Schank. Cet homme «très exigeant» dirige les pièces du club des jeunes dont fait partie Claude Mangen et ouvre des horizons au fils du boulanger et de l’épicière. Le virus du théâtre ne va plus quitter celui qui se voyait pâtissier à l’âge de 13-14 ans. Le bac en poche, il travaille chez Heintz van Landewyck tout en se formant au Conservatoire de Luxembourg et en se produisant sur scène.
La seule expérience de sa vie en dehors du Luxembourg ne sera pas concluante. Entre 1989 et 1993, il quitte son Luxembourg natal pour les spotlights de Vienne et Zürich: «J’avais bien conscience qu’il est très difficile de vivre à 100% en tant qu’acteur au Luxembourg. Même aujourd’hui, la situation est désastreuse. Alors j’ai voulu essayer à l’étranger. Finalement, je me suis rendu compte que le métier d’acteur n’était pas pour moi. Jouer 35 fois une scène m’ennuie. Et puis, j’ai eu envie de revenir là où j’avais quelque chose à dire». La création de la station 100,7 en 1993 offre une audience à celui qui a «toujours considéré la radio comme une scène».
Sa jeunesse passée sur les collines ouvertes au vent du large lui a donné le goût des grands espaces. «À Eschdorf, je respire. Là-bas, on est loin de la ville. On comprend que l’environnement urbain n’est pas le nec plus ultra» dit celui qui vit désormais «dans un trou» à Bettendorf, sur les bords de la Sûre. Cette nature l’inspire. Avec le collectif d’artistes Maskénada, cofondé avec le musicien Serge Tonnar en 1995, il a monté plusieurs spectacles sur le plateau flottant du lac près d’Insenborn. La ville de Mersch, éparpillée dans une vallée au confluent de l’Alzette, de la Mamer et de l’Eisch et dont il juge la géographie «compliquée», saura-t-elle autant nourrir sa créativité? Sa programmation pour la saison 2019/2020 témoigne de sa détermination à ne pas s’y laisser enfermer.
A lire aussi:


