Quelque 40.000 personnes, dont 22.000 résidents dans le pays, ont acquis la nationalité luxembourgeoise entre 2013 et septembre 2018. Un poids électoral qui n’a pas été pris en compte par les partis, comme en témoigne notre reportage.
Son nom de famille sonne bien luxembourgeois. Son prénom un peu moins. Flavia Bley est devenue Luxembourgeoise en 2015, année où elle a quitté le Brésil avec son mari et son fils pour poser ses valises à Belval. L’un de ses ancêtres, Nicolas Bley, originaire de Diekirch, avait fait le chemin inverse en 1808. Dans le «package» de sa naturalisation et de son installation dans le pays figurait l’obligation de voter aux élections. Un devoir qu’elle prend au sérieux.
A quelques jours du scrutin, Flavia Bley ne cache pas son embarras. Cette quadragénaire qui prépare un doctorat de socio-linguistique à l’Université du Luxembourg a encore du mal à se faire une idée claire de la scène politique nationale. «Au Brésil, j’avais une conscience politique. C’est la situation dramatique du pays qui m’a poussée à partir. Ici, je manque de repères. Je sais juste que je ne veux pas importer le modèle brésilien avec ses extrêmes.»
«Au Luxembourg, j’ai l’impression que l’équilibre est davantage au centre mais j’ai du mal à saisir les nuances. Le pays va bien. Il est ouvert et en même temps social. En fin de compte, je n’ai pas envie que cela change. Je voudrais plutôt qu’on exporte ce modèle au Brésil» dit celle qui continue, malgré sa naturalisation et les trois années passées au Grand-Duché, à se considérer comme une émigrée brésilienne. Ses démarches ne lui ont pas permis de renouer avec les descendants de son aïeul dont la trace s’est un peu perdue entre Diekirch, Arlon et Contern.
Un rush de dernière minute
La jeune femme n’est pas la seule ressortissante de son pays à avoir été séduite par le fameux article 89 de la loi de 2008 qui a ouvert la possibilité aux descendants de Luxembourgeois en 1900 de recouvrer la nationalité. Si les Brésiliens n’étaient que 15 à l’obtenir en 2015, leur nombre est progressivement monté en puissance pour atteindre 558 pour les neuf premiers mois de cette année.
En 2018, ils représentent la troisième communauté à bénéficier de la procédure de recouvrement après les Français (1438) et les Belges (920). Toutes procédures de naturalisation confondues, sur les 8.827 nouveaux Luxembourgeois comptabilisés en 2018 – ou «néo-Luxembourgeois» pour reprendre la terminologie du politologue Philippe Poirier – les Brésiliens arrivent en quatrième position après les Français (2122), les Portugais (1250) et les Belges (1244).
La disposition de la loi sur le recouvrement ne court que jusqu’en 2020 et le bouche-à-oreille, alimenté par les réseaux sociaux ou des reportages dans les médias comme le Contacto, ont fait du bruit dans le sud du Brésil où se concentre le plus grand nombre de descendants de Luxembourgeois. «Rien que du côté de la branche Bley, nous sommes 2.000», indique celle qui travaille comme conseillère en naturalisation pour les Brésiliens tentés par l’aventure. Tous ne sont pas décidés à franchir l’Atlantique: «Pour beaucoup, la naturalisation ‘fait chic’ et permet de voyager sans visa aux États-Unis ou en Europe». Ils ne voteront pas. Les non-résidents ne sont pas soumis à l’obligation de participer au scrutin.
On reste invisible dans le débat politique. Les partis ne s’intéressent pas à ce qu’on sait du système ou pas.“Flavia Bley
Du bout des doigts, Flavia Bley redresse une mèche blonde derrière son oreille et feuillette les prospectus électoraux des différents partis éparpillés sur la table du café où nous nous sommes donné rendez-vous. Les partis Déi Lénk, Déi Gréng et le DP ont distribué des flyers bilingues luxembourgeois-français. Le LSAP présente ses propositions en allemand assorties de quelques points résumés en luxembourgeois et français. Le CSV et l’ADR s’expriment exclusivement en luxembourgeois. Comme nombre de ses compatriotes, la jeune femme parle l’anglais et comprend le français.
En revanche, malgré son niveau B.1.2 de compréhension orale du luxembourgeois, elle ne le lit pas. Elle est donc allée voir sur les sites des partis où le panel de langues est un peu plus large. Elle s’est aussi renseignée sur wikipedia ou sur des sites d’informations économiques. «Avec la procédure de recouvrement, je n’ai pas le droit de suivre les cours sur l’histoire et les institutions du pays, prévus pour ceux qui demandent leur naturalisation. C’est dommage. J’ai l’impression que nous, les néo-Luxembourgeois, on reste invisible dans le débat politique. Les partis ne s’intéressent pas à ce qu’on sait du système ou pas».
Régression linguistique
Ce constat est partagé par le politologue Philippe Poirier. «C’est la première fois depuis 1999 que j’assiste à une telle régression linguistique dans les prospectus électoraux, non seulement par rapport au français mais aussi à l’allemand. Celle-ci ne colle pas avec l’évolution démographique du pays. Il y a un abaissement des critères linguistiques alors que l’on observe un élargissement de l’assise électorale», dit-il.
A Paris, Valentin Rakovsky a déjà voté par correspondance. Il n’y était pas obligé mais s’en est fait un devoir. A 22 ans, cet étudiant à la prestigieuse école des Hautes Études Commerciales a obtenu en 2016 la nationalité luxembourgeoise par recouvrement. Il était déjà Français par son père et Belge par sa mère. Le voilà désormais doté de trois nationalités mais il observe que «c’est au Luxembourg que je me sens chez moi».
Il y est né et a grandi sans pratiquer le luxembourgeois du fait de sa scolarisation à l’école puis au lycée français de Luxembourg. Une situation qu’il regrette. «Souvent je culpabilise d’être Luxembourgeois et de ne pas parler la langue. Si les informations sur les programmes politiques ne sont pas en français, j’essaie de me débrouiller avec l’allemand».

Valentin Rakovsky, étudiant à HEC Paris, dispose depuis 2016 de la triple nationalité franco-belgo-luxembourgeoise (photo: VR)
Il n’a reçu aucun prospectus électoral à son adresse universitaire. Le seul document qui lui est parvenu est le bulletin de vote par correspondance avec une brève explication sur le mode de scrutin. Comme sa compatriote Flavia Bley, le jeune étudiant a été sur internet chercher de l’information pour faire son choix et comprendre comment fonctionne la vie politique du pays. Il a consulté la page de wikipedia dédiée aux élections législatives de 2018 avant d’examiner le parcours de chaque candidat sur les sites des partis. Les points déterminants pour lui sont l’avenir de l’Europe et l’environnement. Deux questions qui ne font pas trop débat au Luxembourg, estime-t-il.
Une décision citoyenne
Comme pour beaucoup d’étrangers résidant de longue date dans le pays, c’est l’engagement citoyen qui a motivé Emmanuelle Ragot à demander la nationalité luxembourgeoise en 2017. L’élément déclencheur? Le rejet du vote des résidents étrangers lors du référendum de 2015. Difficile à avaler quand on a fait une grande partie de sa carrière dans le pays, toujours voté aux élections communales et quand on s’est engagé durant cinq ans dans la commission d’intégration des étrangers de sa commune de Bridel. Elle en a pris acte et tiré les conséquences. «Ce résultat au référendum est une photographie de la réalité du pays. Je crois qu’il ne faut pas attendre que les gens accordent des droits. Il faut faire la démarche d’en acquérir».
Si l’on veut éclairer la démocratie, c’est quoi la pertinence d’un programme qui n’est pas multilingue?“Emmanuelle Ragot
La loi du 8 mars 2017 sur la nationalité a ouvert à cette avocate, spécialisée dans le droit de la propriété intellectuelle et des marques, la possibilité d’être naturalisée sans passer les tests de luxembourgeois pour peu qu’elle réside dans le pays depuis au moins 20 ans et qu’elle ait suivi 24 heures de cours. Elle avait déjà fait une soixantaine d’heures au moment de son engagement dans la commission communale en 2001. Pour autant, ses connaissances restent limitées.
«Dans mon quotidien, je parle anglais et français. Je n’ai pas vraiment l’occasion de pratiquer le luxembourgeois et je ne connais pas l’allemand», dit-elle. Aussi ne comprend-elle pas que les programmes électoraux ne soient pas tous disponibles dans les trois langues officielles du pays, lesquelles devraient à ses yeux également inclure le portugais et l’anglais.
«Si l’on veut éclairer la démocratie, c’est quoi la pertinence d’un programme qui n’est pas multilingue et s’adresse à une population qui n’a eu que 24 heures de cours? On risque de voter uniquement pour des candidats qui ont fait parler d’eux!» Voilà en outre qui «écorne l’image d’un pays qui se dit aux avant-postes de la construction européenne».
Une voix qui n’y croit pas
Dans le quartier de Gasperich à Luxembourg, Béatrice Giugno, 30 ans et bientôt maman, vit avec son mari portugais chez ses parents italiens. Cette jeune assistante puéricultrice a demandé la nationalité luxembourgeoise en 2011 et renoncé délibérément à sa nationalité italienne. «Je suis née ici et je n’ai jamais vécu en Italie. Je me sens uniquement Luxembourgeoise», dit-elle en montrant fièrement son passeport et sa carte d’identité.

Voter en revanche ne la motive pas. Ce n’est pas un problème de barrière linguistique puisqu’elle a fait ses études dans le système luxembourgeois, mais plutôt le sentiment que «cela ne change rien. Ils font tous pareil. C’est du pipeau ce qu’ils racontent. J’y croirai quand je verrai des résultats».
Ce qu’elle souhaiterait? Une revalorisation du salaire minimum et une baisse des loyers «parce qu’actuellement, ce n’est pas possible pour moi d’acheter ou de louer quelque chose». A ses côtés, sa mère confirme qu’elle verrait bien sa fille cadette quitter le nid familial. La solidarité intergénérationnelle fonctionne. Mais la petite maison achetée avec son mari, ouvrier dans le bâtiment, n’est pas extensible.
Les préparatifs de la naissance à venir occupent bien davantage Béatrice Giugno que les prospectus électoraux. La vie politique du pays ne l’intéresse pas mais puisque le vote est obligatoire, elle va en discuter avec sa sœur aînée, elle aussi naturalisée. Il faudra bien choisir des cases à cocher.
Une prime au DP et au CSV
Le vote des néo-Luxembourgeois est observé à la loupe par Philippe Poirier, titulaire de la Chaire de recherche en études parlementaires de la Chambre des Députés du Luxembourg. «Depuis 2009, le principal bénéficiaire du vote des néo-Luxembourgeois non-résidents est le DP. Il s’agit essentiellement de Belges et de Français dont les voix se reportent à 63% sur ce parti», explique le chercheur de l’Université du Luxembourg. Le DP est d’après lui le seul parti à mener une campagne active ciblant ces électeurs.
Concernant les néo-Luxembourgeois résidents dans le pays, les votes se portent à 70% sur le CSV et le DP. Une tendance qui devrait se confirmer pour cette élection, estime Philippe Poirier. Les deux communautés en plus forte croissance dans le pays sont les Français et les Portugais.
Les premiers ont bien noté la proximité entre le leader du DP Xavier Bettel et le président français Emmanuel Macron, mise en scène lors d’un échange avec des citoyens européens à la Philharmonie. Les seconds, de tradition catholique, sont dans l’ensemble très conservateurs sur les questions de société, ce qui les rapproche du CSV. Ainsi, paradoxalement, les partis de gauche fortement engagés sur la question du vote des étrangers ne sont pas ceux qui en bénéficient le plus lorsque ceux-ci se font naturaliser.