Un vent nouveau souffle sur la BNL depuis l’arrivée de Claude D. Conter à la tête de l’institution. Un changement de génération mais aussi de style, après le règne de Monique Kieffer. Le directeur nous a ouvert les portes de sa nouvelle maison et donné des clés pour comprendre ses ambitions.

Il faut une bonne dose de persévérance pour infléchir l’agenda de Claude D. (D pour Dario, pour le distinguer de l’écrivain) Conter. Quatre mois de négociations pour décrocher une interview et, encore au dernier moment, une tentative de report à une date ultérieure. En juin: on doit attendre sa prise de fonction. En juillet: il a besoin de faire la connaissance de son équipe et de son institution. En septembre: il travaille sur son programme. En octobre: sur son budget. Claude Conter n’est pas du genre à évoluer sans filet. Il veut maîtriser aussi bien son tempo que le sujet dont il parle. La date sera finalement fixée au 17 novembre à 17h.

La ministre de la Culture, Sam Tanson, a aussi pu en faire l’expérience. En début d’année, aucune candidature satisfaisante n’était ressortie du premier appel pour prendre la suite de la directrice de la Bibliothèque Nationale (BNL), Monique Kieffer, qui partait à la retraite au 1er juillet 2020. La ministre s’était alors tournée vers Claude Conter, qui dirigeait le Centre National de Littérature (CNL) à Mersch. Ce sera une fin de non-recevoir pour ce poste pourtant très couru. «Je n’étais pas prêt. J’avais des projets pour le CNL et venais d’être reconduit pour un deuxième mandat de sept ans. J’ai l’habitude de finir ce que je fais», explique-t-il.

Il faudra un deuxième appel à candidature et la nomination avortée de Joanne Goebbels au mois de mai – après une levée de boucliers de l’association des bibliothécaires et archivistes – pour qu’il réponde cette fois positivement à la sollicitation de la ministre. «La BNL était dans une situation très difficile», dit celui qui a trouvé la campagne contre Joanne Goebbels «déloyale » et «très politisée». Après trois jours de réflexion, il accepte de quitter Mersch, «par sens des responsabilités». Claude Dario Conter, 46 ans, est un serviteur de l’État qui a hérité de son éducation une haute idée de la notion de service public. Il est des circonstances où il faut savoir s’incliner devant la nécessité.

Changement de régime

Dans l’institution du Kirchberg, partenaire culturel du CNL, il n’est pas en terre inconnue. On l’accueille les bras ouverts avec un panier garni de bons produits du terroir, comme en atteste une photo diffusée sur sa page Facebook. La précédente directrice, Monique Kieffer, a accompli l’entrée de la BNL dans l’ère digitale à partir de 2001, puis le déménagement du centre-ville au Kirchberg en 2019. Mais tous n’ont pas regretté son départ. «C’est la fin du stalinisme. On peut enfin respirer!», nous glisse un employé. L’ancienne directrice se reconnaissait elle-même, dans une interview au Luxemburger Wort, «un esprit combatif» et quelques inimitiés en interne.

Claude Conter fait partie de cette génération de quadragénaires qui, comme John Rech à opderschmelz, René Penning à la Kulturfabrik, Maxime Bender au Trifolion ou Carole Lorang au Théâtre d’Esch, mise sur la méthode participative et l’esprit d’équipe.  Il l’a expérimentée entre 2012 et 2020 comme directeur du CNL de Mersch, qui compte 23 employés. Sous sa houlette, le Centre National de Littérature s’est affirmé comme l’épicentre de la création littéraire nationale. L’homme a su y rassembler les égos les plus éloignés, toutes générations et sphères linguistiques confondues. «Il est propre sur lui, jeune, intelligent, consensuel. Que demander de plus à ce genre de poste?», commente une observatrice de la scène culturelle.

Le défi d’une institution comme la BNL, c’est de savoir de quel type de savoir une société a besoin pour agir comme une unité cohérente.“

Le voilà désormais dans une maison d’un tout autre calibre. Son budget affiche 16,3 millions d’euros en 2021 (contre 2,1 pour le CNL), ce qui en fait la deuxième institution la mieux dotée de la scène culturelle, derrière la Philharmonie (22,1 millions). 120 personnes (93 équivalents temps plein) y travaillent sous différents statuts pour gérer la principale bibliothèque patrimoniale, scientifique et de recherche du pays, forte d’un fonds qui compte entre autres 1,8 millions de documents imprimés, dont 200.000 en accès direct.

Le fil rouge d’une carrière

Près de cinq mois après sa prise de fonction, Claude Conter y a trouvé ses marques, malgré l’environnement bouleversé par la pandémie qui complique l’accueil du public et l’organisation du travail. «Mon quotidien est très différent de celui de Mersch, mais ce n’est pas la première fois de ma carrière que je change d’orientation», dit-il.

Photo: Christian Peckels

Ce spécialiste de littérature allemande et de sciences de la communication a été collaborateur scientifique de l’université de Bamberg (1998-2003), du CNL de Mersch (2003-2006), de l’université de Munich (2006-2008) et professeur invité de l’université de Sewanee dans le Tennessee (2007), avant de revenir à Mersch (à partir de 2008).  Une institution où il s’est senti «à la maison», mais où il ne pensait excéder deux mandats de sept ans. «J’ai toujours dit que je n’y ferais pas toute ma carrière. Je ne voulais pas m’installer dans un train-train. Et puis, une institution a besoin de vent frais». Il se dit enchanté que son ancienne collaboratrice, Nathalie Jacoby, y ait pris sa succession.

Le patrimoine et la médiation culturelle sont, à ses yeux, le fil rouge de sa carrière. «Au CNL, cela se concentrait sur la littérature. À la BNL, le champ est beaucoup plus large». Ce qui, loin de l’effrayer, semble au contraire le stimuler. «Le défi d’une institution comme la BNL, c’est de savoir de quel type de connaissances une société a besoin pour agir comme une unité cohérente. Elle doit mettre les outils à disposition du public à travers les livres, les bases de données. Mais cela ne suffit pas. Elle doit aussi être un lieu de réflexion autour des sciences, de médiation de ce savoir à travers des conférences, des expositions, des rencontres», dit-il. Les bases de son programme sont posées. En 2021, une programmation devrait notamment explorer la thématique du droit. Ce sujet lui semble entrer en résonance avec les débats actuels sur l’indépendance du Parquet et la présence au Luxembourg de la Cour Européenne de Justice (qui fêtera en 2022 les 70 ans de sa création).

Filiations

Ce souci d’ouverture au monde tranche avec sa jeunesse plutôt solitaire, durant laquelle le gamin asthmatique se plongeait dans ses livres, faute de pouvoir faire du sport avec ses camarades de Bergem. Le quadragénaire ne garde pas beaucoup de souvenirs de son enfance, ni même de ses années au Lycée Michel Rodange, dans la capitale. Il se remémore «un enfant calme, tranquille», élevé dans un village «à la marge de la Minette» au sein d’une famille de la classe moyenne: un père informaticien à l’Arbed, une mère d’origine italienne, professeure de religion, et une sœur de trois ans son aînée. Ses principales activités extrascolaires seront des cours de solfège et de violoncelle. «Je n’étais pas doué mais le violoncelle est un instrument dont j’aime la sonorité et qui correspond bien à mon tempérament. On en joue au sein d’un ensemble, rarement en première ligne».

Il a une capacité phénoménale à s’enthousiasmer et à s’investir dans un projet.“Gast Mannes, ancien bibliothécaire de la Cour grand-ducale

L’Eglise est un autre marqueur de la culture de celui qui a été enfant de chœur. Mais son rapport à la foi est scientifique, pas émotionnel. «J’aime les rites, l’esthétique de la religion, son rôle de moteur culturel à travers ses grandes narrations, la théologie», dit-il. Au demeurant, il a «un grand respect pour l’institution catholique», comme pour toutes les institutions qui ont «un impact social».

C’est la rencontre avec Gast Mannes, alors professeur d’allemand au lycée Michel Rodange, qui fait peser la balance de son orientation non pas vers la médecine ou la théologie, comme il l’avait envisagé dans un premier temps, mais vers des études supérieures de Germanistik. L’homme de lettres et ancien bibliothécaire de la Cour grand-ducale se souvient de son élève comme d’«une personnalité réservée mais toujours espiègle», qui venait le voir à la fin du cours pour continuer à discuter des auteurs ou des livres. Leur relation s’est développée en «amitié très forte», à tel point que Gast Mannes considère aujourd’hui Claude Conter «un peu comme un fils spirituel». Il ne tarit pas d’éloges à son égard: «il a une capacité phénoménale à s’enthousiasmer et à s’investir dans un projet. C’est un fédérateur plein de charme et sincère».

Claude Conter doit beaucoup à son maître, avec lequel il a eu l’occasion de collaborer sur des projets scientifiques jusqu’à ce jour. Gast Mannes l’a introduit au Centre National de Littérature pour travailler avec la directrice de l’époque, Germaine Goetzinger sur le projet de Autorenlexikon, entre 2003 et 2006. Il prendra la suite de celle-ci en 2012.

Un moteur intact

Le maître lui avait conseillé la prestigieuse université d’Heidelberg. Claude Conter choisira Bamberg, moins prestigieuse mais dans une ville «pas trop grande, sans Luxembourgeois et suffisamment loin du pays pour ne pas être obligé d’y revenir chaque week-end». Le voilà libre. Plutôt que de découvrir la vie de bohême, le jeune étudiant s’engage à corps perdu dans ses études.

La soif de découverte reste jusqu’à ce jour le principal moteur et la clé de cette «Selbstdiziplin» à laquelle Claude Conter s’astreint pour mener ses projets à bien. «Je n’ai jamais pris de vacances pendant mes études. J’en profitais pour faire des stages. C’était mon monde!», confie-t-il. Dans son bureau du quatrième étage de la BNL, un petit cadre offert par une ancienne collègue du CNL présente la définition du mot «Curiosité», extraite du grand dictionnaire de Diderot et d’Alembert. Son véritable moteur. «Cette curiosité est intacte. Et à la BNL, j’ai d’autres champs à découvrir», se réjouit le nouveau directeur.

Aussi bien Germaine Goetzinger que Gast Mannes considèrent qu’il était l’homme de la situation pour prendre la tête de cette institution. Mais «il devrait apprendre à se ménager et à garder davantage de temps pour sa vie privée»,  lui conseillent-ils tous deux.

Claude Conter trouve sa soupape de décompression dans le sport, par procuration. Il ne se couche pas sans avoir consulté les sites de l’Equipe.fr et de Kicker.de. Le week-end, quand il est libre, il accompagne son épouse, libraire et correspondante sportive du Tageblatt, sur les terrains de basket où il peut commenter les matchs à la buvette. «J’aime me retrouver en petit comité pour discuter, dans une ambiance familière. Là, on ne me parle jamais de mon travail!»


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