Paul Lorenz, directeur de l’Autorité indépendante de l’audiovisuel depuis 2019, est aussi dans le privé l’époux de la dirigeante d’une entreprise qui tombe sous sa surveillance. Pour éviter les conflits d’intérêts, une gouvernance très particulière a été mise en place pour traiter les dossiers.  

Les liens familiaux qui rattachent entre elles les personnes dans un pays de taille aussi petite que le Grand-Duché compliquent parfois l’exercice de l’autorité publique. En fonction depuis septembre 2019 à la direction de l’Autorité indépendante de l’audiovisuel (ALIA), Paul Lorenz ne peut pas traiter toutes les plaintes qui arrivent sur son bureau en raison des liens qui le rattachent à United Media.

Ce groupe média originaire de Serbie développe ses activités européennes depuis son siège au Kirchberg. 71 de ses services audiovisuels sont réalisés sous licence luxembourgeoise et tombent sous le contrôle de l’ALIA, régulateur du secteur. L’ALIA surveille les programmes d’environ 350 chaînes. Les services de United Media en représentent un sur cinq.

L’entreprise nourrit de grandes ambitions, y compris dans sa patrie d’adoption. Carlo Rock, administrateur luxembourgeois de United Media, avait déclaré au Land en juillet dernier que le groupe «avait manifesté son intérêt auprès de Bertelsmann, ses chefs Thomas Rabe et Elmar Heggen, pour reprendre les activités luxembourgeoises de sa filiale RTL, y compris la télévision, réputée déficitaire».

Petits arrangements

Renata Lorenz occupe une position dirigeante au sein de United Media. Elle est chef des opérations de l’entreprise et siège aux conseils d’administration de deux entités: United Media et Adria News (qui exploite notamment la chaîne d’information N1, présentée comme le CNN des Balkans), une de ses filiales. Elle est aussi l’épouse de Paul Lorenz. Cette relation oblige le régulateur du secteur audiovisuel à des contorsions et à des arrangements dès lors que les dossiers sont en relation avec les sociétés dans lesquelles Madame Lorenz siège.

Je ne vois pas en quoi ma situation familiale pourrait paraître problématique dans l’exécution de mes missions et responsabilités.“Paul Lorenz, directeur de l’ALIA

«C’est un problème, mais des mesures ont été prises par le Conseil de l’ALIA pour que Paul Lorenz ne traite pas ces dossiers», explique dans un entretien à Reporter.lu Thierry Hoscheit, président de l’autorité. Il précise que l’existence de ces liens était connue lors du recrutement du directeur, mais que le profil de Paul Lorenz, son expérience et son réseau international dans les médias ont prévalu sur le risque de conflit d’intérêts que sa situation personnelle présentait. «Tout est une question de savoir gérer ces situations», déclare Thierry Hoscheit. «Des mesures largement suffisantes ont été mises en place pour régler le problème», ajoute-t-il.

Aussi, lorsqu’une plainte est réceptionnée concernant United Media, le directeur s’abstient-il d’intervenir et le dossier est instruit par la responsable du service juridique, Loredana Rinaldis, qui reçoit délégation de pouvoir. «Nous avons à mon arrivée à l’Autorité convenu que les dossiers relevant de United Media et d’Adria News sont traités par la responsable du service juridique», confirme Paul Lorenz à Reporter.lu. «Le directeur gère bien l’administration, la structure bicéphale de l’Autorité veut que ce sont les membres du C.A. qui détiennent le pouvoir de décision», ajoute-t-il. «Je ne vois pas en quoi ma situation familiale pourrait paraître problématique dans l’exécution de mes missions et responsabilités», poursuit le dirigeant.

Paul Lorenz, l’animateur

Paul Lorenz se voit un peu comme un animateur: «Mon rôle est d’animer et de mener une Autorité dont les équipes gèrent des attributions qui vont bien au-delà de la surveillance de contenus audiovisuels et du respect de cahiers des charges, respectivement de dossiers d’instruction», dit-il. «De toute façon, les décisions sont prises par le Conseil de l’ALIA», signale pour sa part Thierry Hoscheit.

Selon son site Internet, l’ALIA a traité en 2020 et au cours des 8 premiers mois de 2021 deux dossiers liés aux services de United Média. Une première saisine remonte à juin 2019, quelques semaines avant la prise de fonction de Paul Lorenz. Une plainte pour violation des règles sur la protection des mineurs avait été transmise à Luxembourg par le régulateur croate pour un reportage de la chaîne d’information N1. Adria News s’en est tiré avec un blâme, la sanction la plus légère dans l’arsenal répressif administratif du régulateur luxembourgeois.

Tout est une question de savoir gérer ces situations. Des mesures largement suffisantes ont été mises en place pour régler le problème.“Thierry Hoscheit, président de l’ALIA

Une autre plainte a été transmise à l’ALIA en février dernier par l’intermédiaire du REM, l’autorité de régulation de l’audiovisuel en Serbie, pour des allégations d’insultes sexistes et dénigrantes et d’incitations à la haine du service Nova S envers des politiciens serbes de haut rang. Trois mois après l’avoir reçue, le Conseil de l’ALIA a considéré que l’affaire ne méritait pas un examen approfondi et l’a classée sans suite sans avoir à la remonter à la direction pour son instruction. Les séquences controversées ne contenaient pas, aux yeux de ses membres, d’éléments pouvant être qualifiés de «discriminatoires» ou «incitant à la haine» et se situaient plutôt «dans un format humoristique».

Un directeur adjoint à l’étude

Pour le Conseil, une intervention de l’ALIA dans le dossier Nova S aurait relevé de la censure politique, ce qui n’est pas son rôle. «Le Conseil, écrit-il, n’a pas pour mission de juger de l’opportunité des choix rédactionnels effectués par le fournisseur ou de la qualité journalistique ou humoristique des émissions diffusées». Dans les deux cas renseignés sur le site de l’ALIA, il n’y a pas eu de contestation des décisions.

Un éventuel recours contre une décision de l’ALIA dans les affaires engageant le groupe United Média pourrait toutefois fragiliser l’équilibre de la gouvernance mise en place par l’autorité pour préserver son directeur de tout risque de conflit d’intérêts. Pour autant, le retrait de Paul Lorenz au profit de la juriste maison peut-il remettre en cause la légitimité des actes de délégation qu’elle prend? La question reste pour l’heure sans réponse.

Thierry Hoscheit dit d’ailleurs réfléchir à une nouvelle gouvernance de l’ALIA, qui passerait par la mise en place d’un directeur adjoint. La loi actuelle ne le prévoit pas. Toutefois, le régulateur de l’audivisuel a atteint depuis le début de l’année une certaine taille critique, avec une dizaine d’employés, qui pourrait justifier un renforcement au niveau de l’équipe dirigeante. «Ce serait une bonne chose de prévoir un directeur adjoint pour une légitimité accrue», souligne le président de l’ALIA. A ce stade, aucune proposition concrète n’a encore été présentée au gouvernement.


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