Jusqu’à ce jour, la nouvelle directrice du Mudam Suzanne Cotter a surtout fait parler d’elle pour avoir déboulonné du premier étage du musée la fameuse chapelle de Wim Delvoye. Sa programmation pour 2019, qui vient d’être dévoilée, permet de mieux comprendre quelles vont être ses lignes de continuité et de rupture par rapport à Enrico Lunghi et Marie-Claude Beaud.
Dévoiler sa première programmation artistique à la tête d’un musée, c’est faire un coming out. On met cartes sur table en sachant que le menu va être décortiqué par les observateurs avec le même œil implacable que les critiques gastronomiques testant un nouveau chef étoilé. Dix mois après son arrivée à la tête du Mudam, Suzanne Cotter s’est livrée à l’exercice lors d’une conférence de presse organisée le 24 octobre dernier. Cela dans une mise en scène étudiée par un discret conseiller en communication chargé de faire vivre aux invités une «expérience agréable». Un riche buffet de viennoiseries, fruits frais et café odorant sur fond de musique lounge accueillait les journalistes qui avaient fait le déplacement. Cet écran sensoriel ne faisait pas oublier que dans cette banale salle de réunion au premier étage se dressait, il y a peu, la subversive chapelle de Wim Delvoye. L’heure n’est plus à l’expresso partagé avec Enrico Lunghi sous la verrière du rez-de-chaussée. Le fait est tranquillement assumé par une directrice qui arrive tout sourire une fois l’accueil café-croissant achevé.
Derrière le changement de décor, faut-il s’attendre à une révolution dans la ligne artistique du musée? Pas vraiment. Il est plus juste de parler d’inflexion. Cela n’est guère surprenant dans la mesure où Suzanne Cotter doit composer avec les mêmes contraintes que les précédents responsables. Le budget d’acquisition limité du musée impose de collectionner des artistes d’aujourd’hui dont la cote n’est pas encore trop élevée. D’autre part, la surface d’exposition est limitée à 2700 mètres carrés dans une architecture éclatée en différents niveaux et galeries. Cela oriente forcément la manière dont se décline la programmation.
Un air de déjà vu
Le point de convergence le plus frappant entre Suzanne Cotter et Enrico Lunghi se situe dans la volonté d’exposer la collection du Mudam. Certaines voix critiques dans le public et jusque dans le conseil d’administration du musée avaient reproché à la première directrice, Marie-Claude Beaud, de s’y opposer. A l’époque, celle-ci estimait que le catalogue n’était pas suffisamment développé pour construire un discours artistique pertinent.
Entre 2006 et 2018, la collection est passée d’environ 250 à 700 œuvres. Néanmoins, le chiffre reste modeste au regard des grandes collections publiques internationales comme celles du Centre Pompidou (100.000 œuvres) ou certains fonds privés comme celui de l’homme d’affaires François Pinault (2800 œuvres en 2016). Suzanne Cotter a indiqué qu’elle veillerait au développement de la collection. En attendant, elle risque de se trouver rapidement confrontée aux mêmes limites qu’Enrico Lunghi. Celui-ci avait largement exposé la collection à travers plusieurs expositions thématiques entre 2010 et 2013, avant de faire le constat qu’il devait y mettre le holà pour ne pas donner l’impression qu’il tournait en rond.
Constituer une collection muséale est un travail de longue haleine où seul le temps peut faire remonter à la surface les œuvres majeures. C’est pourquoi bon nombre de pièces ne sortent jamais des réserves tandis que d’autres reviennent régulièrement. On peut en prendre la mesure en visitant actuellement la galerie du rez-de-chaussée dédiée à la «Peinture des années 1980 et 1990 dans la collection du Mudam» (à voir jusqu’au 7 avril 2019). La plupart des toiles ont déjà été présentées par le passé. Elles sont incontournables dès lors que l’on s’intéresse à la place de la peinture dans l’art contemporain. On y voit des œuvres clés de la collection signées Julian Schnabel, Jonathan Lasker ou Günther Förg sans oublier les artistes luxembourgeois Michel Majerus et Tina Gillen.
Le même constat peut se faire dans l’exposition à voir au sous-sol du musée (jusqu’au 17 mars 2019) «Art & Craft » où l’on retrouve les «Untitled (Truck Tyre)» de Wim Delvoye exposés lors de la rétrospective de 2016, ainsi que les céramiques de Grayson Perry déjà présentées en 2008, 2010 et 2011.

Dans le cadre du Mois Européen de la Photographie est annoncée une exposition intitulée «Figures sensibles» (du 31 janvier au 1er septembre 2019). A l’affiche: les figures phares et déjà exposées de la collection que sont Sophie Calle, Nan Goldin, Martin Parr, Kyoichi Tsuzuki.
L’exposition «Le monde en mouvement» (du 14 septembre 2019 à mai 2020) semble en revanche s’orienter vers davantage de premières sorties des dépôts de la collection. Des présentations ponctuelles de nouvelles acquisitions sont aussi prévues, comme l’installation filmique «Le Détroit» (1999-2000) de l’artiste canadien Stan Douglas, achetée par le musée en 2001 (à voir actuellement et jusqu’au 10 mars 2019).
Passage de relai
Quelle place la nouvelle directrice accordera-t-elle aux artistes luxembourgeois? Question sensible s’il en est. On se rappelle que c’est un reportage autour de cette thématique, diffusé sur RTL Télé Lëtzebuerg, qui est à l’origine du scandale ayant poussé le directeur Enrico Lunghi à jeter l’éponge et à démissionner de ses fonctions fin 2016. Là encore, Suzanne Cotter semble fidèle à la ligne Lunghi. Le public pourra découvrir (du 6 avril au 23 août) l’exposition monographique sur Bert Theis (1952-2016) que l’ancien directeur avait initiée avant son départ et dont il est co-commissaire.
Cette très attendue première exposition rétrospective – mais aussi posthume – du premier artiste luxembourgeois ayant fait carrière sur la scène internationale, présentera plus de 100 œuvres qui interrogent la relation de l’art et de l’espace public, notamment dans la ville de Milan où Bert Theis avait élu domicile.
Pour le reste, pas d’excès de zèle. Hormis les déjà cités Michel Majerus et Tina Gillen, ou encore le photographe Pasha Rafiy dans le cadre de l’exposition sur le Mois de la Photo, on ne voit pour l’heure pas d’autres artistes luxembourgeois à l’affiche (sachant que tout n’est pas encore figé dans le marbre). Le positionnement du Mudam reste clairement international, conformément à ses statuts, avec une ouverture aux artistes du pays qui s’inscrivent dans cette perspective. C’est ainsi que l’on peut se réjouir de découvrir une grande exposition dédiée à l’artiste albanais Anri Sala (du 12 octobre 2019 au 12 janvier 2020) dont les installations sonores forment des partitions musicales qui interagissent avec le public; Enrico Lunghi l’avait invité dans des expositions collectives au Casino Luxembourg en 2007 et au Mudam en 2011.
L’art au féminin
Le précédent directeur avait positionné le Mudam comme un tremplin international pour des femmes artistes. Une spécificité qui n’est pas passée inaperçue sur une scène de l’art contemporain où celles-ci restent largement sous-représentées. On se rappelle des expositions monographiques autour de Sanja Iveković en 2012, de Lee Bul en 2013, de Sylvie Blocher en 2014 et de Su-Mei Tse en 2017. La ligne artistique de Suzanne Cotter s’inscrit dans cette dynamique en 2019.
Deux expositions phares de 2019 sont consacrées à des femmes qui s’installeront au premier étage du musée. Du 16 février au 12 mai, «Tour de madame» présente la plus grande rétrospective consacrée à la peinture de l’artiste allemande Jutta Koether (*1958), dont le travail revisite l’histoire de l’art en s’intéressant aux mouvements de contreculture, aux identités et aux figures qui en émergent. Du 8 juin au 15 septembre, on verra un panorama des œuvres de la peintre libanaise Etel Adnan, des années 60 à aujourd’hui, en dialogue avec des artistes modernes du vingtième siècle qui ont inspiré son travail.
On peut aussi noter que durant neuf mois (du 19 janvier au 22 septembre), le grand hall ainsi que le parc Dräi Eechelen vont accueillir les sculptures monumentales de l’artiste iranienne Nairy Baghramian. On découvrira le travail de la photographe et militante américaine Latoya Ruby Frazier sur les mutations socio-économiques dans les villes en voie de désindustrialisation (du 27 avril au 22 septembre).
Inflexion
Si la programmation de Suzanne Cotter porte la marque d’une continuité, il est clair que la nouvelle directrice n’est pas restée sourde à certaines revendications de son conseil d’administration. Comme elle l’a souligné lors de la conférence de presse, elle veut que le Mudam soit «accessible à un public le plus large possible». Elle veut aussi donner à voir au Luxembourg des artistes qui font parler d’eux sur la scène internationale.
Ce discours tranche avec celui de son prédécesseur qui nous confiait dans une interview en marge des 10 ans du musée qu’«on ne fait pas une programmation uniquement pour le public. Je ne vais pas organiser à chaque fois un sondage pour savoir ce que les gens ont envie de voir». Pour lui, le Mudam ne devait pas se contenter de reproduire ce qui se faisait ailleurs, mais bien «inscrire le Luxembourg sur la carte internationale» à travers des propositions inédites. Ce en quoi il était fidèle à celle qui l’avait précédé, Marie-Claude Beaud.
L’exposition «Etel Adnan et les modernes» est significative de la manière dont la nouvelle directrice entend attirer une nouvelle audience au musée. Ce projet, réalisé en partenariat avec le Zentrum Paul Klee à Berne, fera venir au Mudam un ensemble de pièces majeures de Paul Klee, peintre de référence pour la compréhension de l’œuvre de l’artiste libanaise, ainsi que d’autres peintres modernes comme Nicolas de Staël. Voilà qui mettra du baume au cœur à ceux qui attendent que le Musée d’art moderne se réaligne sur son nom.
D’une manière générale, les médiums plus traditionnels de la sculpture (Nairy Baghramian, Suki Seokyeong Kang), de la peinture (Jutta Koether, Etel Adnan, Vivian Suter) et de la photo («Figures sensibles», Latoya Ruby Frazier) tiendront le haut de l’affiche en 2019.
Un cap à préciser
Le Mudam restera néanmoins ouvert à des propositions multidisciplinaires à travers des partenariats internationaux de prestige. C’est notamment le cas de l’exposition sur l’œuvre de l’artiste de la scène underground new-yorkaise des années 1980, David Wojnarowicz, initiée par le Withney Museum de New York et le Musée Reina Sofia de Madrid, accueillie au Mudam en fin d’année (octobre 2019 à janvier 2020). Le danseur australien Adam Linder présentera ses cinq «services chorégraphiques» au sous-sol du musée (du 6 février au 3 mars 2019) dans le cadre d’une coopération avec le CCA Wattis Institute de San Francisco.
Voilà donc le Mudam remis sur les rails après une année 2017 sans pilote à la tête du musée et dix mois de reprise en main par la nouvelle directrice. La programmation ne manque pas de beaux rendez-vous pour les amateurs d’art contemporain. Suzanne Cotter a misé sur les valeurs sûres non sans montrer qu’elle pouvait oser des propositions plus pointues. Cela réconciliera-t-il définitivement une partie du public avec le musée? À quel prix en terme de positionnement sur la scène internationale? Il lui reste quatre ans pour faire ses preuves.