Ce qui n’était qu’une rumeur vient d’être confirmé par le Mudam. La « Chapelle » de Wim Delvoye, œuvre emblématique de la collection, va être démontée pour libérer l’espace qu’elle occupe depuis 2006. Analyse de cette entreprise de déconstruction.

La nouvelle directrice du Mudam, Suzanne Cotter, a peut-être médité l’œuvre de Su-Mei Tse exposée récemment dans le musée. Une vidéo intitulée « Snow Country » montrait l’artiste en train de ratisser les gravillons de la cour intérieure de la Villa Médicis à Rome, où elle a été pensionnaire en 2014-2015. Une manière d’effacer symboliquement les traces de ses illustres prédécesseurs qui y ont séjourné, afin d’être libre de créer selon sa propre inspiration.

Remiser la « Chapelle » de Wim Delvoye aux réserves du musée, c’est clore d’une certaine manière le chapitre Lunghi.“

Le démantèlement de l’œuvre de Wim Delvoye peut donner l’impression que la nouvelle maîtresse des lieux veut elle aussi faire place nette pour écrire sa propre histoire au Dräi Eechelen. Une démarche qui n’a rien d’étonnant. Tout nouveau responsable aime à donner le ton de la partition qu’il entend jouer, qu’il s’agisse de politique, de business ou d’art.

L’héritier infidèle

L’ancien directeur du Mudam, Enrico Lunghi, avait lui aussi écarté une partie de l’héritage de celle qui l’avait précédé, Marie-Claude Beaud, lors de son arrivée en janvier 2009. « Madame Mudam » considérait son musée comme une œuvre d’art globale qui incluait la collection mais aussi le Mudam Café ou la communication.

Avec son successeur, le sens pratique l’emporte sur l’exigence conceptuelle. Le site internet conçu par Claude Closky revient à une présentation plus classique. La typographie d’inspiration idéographique imaginée par Ott+Stein, Oliver Peters et l’artiste Jean-Christophe Massinon est ramenée à la portion congrue du logo du musée : les caractères disparaissent des cartels explicatifs des œuvres.

La rupture se manifeste également au niveau de la programmation. Marie-Claude Beaud ne montrait la collection qu’avec parcimonie et avait exposé peu d’artistes luxembourgeois. Cela lui fût reproché. Son argument : la collection était trop limitée pour être sortie à tout bout de champ. Il faut dire qu‘en 2006, celle-ci ne comptait que 250 œuvres. Enrico Lunghi entend les doléances, notamment de son Conseil d’administration. En janvier 2010, sa première exposition exposition (« Le meilleur des mondes ») se base exclusivement sur les pièces de la collection.

Le directeur consacre, durant les trois premières années de son premier mandat, tout le premier étage du musée aux œuvres de la collection, histoire d’en mettre plein la vue aux râleurs : les grands noms de l’art contemporain sortent des cartons : Cindy Sherman, Marina Abramovic, Thomas Struth, Nan Goldin, Gilbert & Georges ou encore Edward Lipski. Du beau monde qui cohabite avec un autre fleuron en possession du Mudam, la « Chapelle » de Wim Delvoye. Au bout de trois ans, Enrico Lunghi se rend compte que tout cela tourne en rond et réajuste sa stratégie.

Il expose aussi davantage d’artistes luxembourgeois, quand bien même Doris Drescher s’insurgera ultérieurement du contraire. En octobre 2008, le public découvre « ELO. Inner Exile – Outer Limits », une exposition qui réunit 28 artistes luxembourgeois, sous le commissariat de Christian Mosar. En 2012, « The Venice Biennale Projects 1988-2011 » présente les artistes qui ont représenté le Luxembourg à la prestigieuse biennale internationale d’art contemporain.

Des cicatrices encore à vif

Suzanne Cotter, directrice du Mudam. (Photo : Mudam/Filipe Braga)

Il est encore trop tôt pour savoir dans quelle direction Suzanne Cotter entend faire bouger les lignes. Elle n’est installée au Luxembourg que depuis moins d’un mois et les quelques interviews données ici ou là restent vagues. Première piste: un communiqué de presse diffusé le 29 mars met l’accent sur le volet pédagogique et la participation du public, deux axes développés en partenariat avec The Leir Charitable Fondations.

Les activités pédagogiques, qui ont décidément bien du mal à trouver une place dans ce musée trop exigu, vont quitter le pavillon du rez-de-chaussée où elles sont hébergées actuellement afin de libérer cet espace d’exposition. Elles retournent au premier étage, raison pour laquelle la « Chapelle » de Wim Delvoye doit être démontée. L’espace va être reconverti en lieu permanent dédié à la programmation pédagogique.

Si la directrice souhaite imprimer sa marque, il n’est guère surprenant qu’elle ait ciblé la « Chapelle ». Le nombre d’œuvres de la collection exposées en permanence dans le musée ne sont pas légion. Outre la pièce de Wim Delvoye, on peut citer les assises de Bert Theis («Drifters»), le Mudam Café de Ronan et Erwan Bouroullec (2006) ainsi que la fontaine d’encre noire de Su-Mei Tse, «Many Spoken Word» (2009). Dans l’entrée, il y aussi les portraits du Grand-Duc Jean (2006) et de la Grand-Duchesse Joséphine Charlotte (2011) réalisés par Stephan Balkenhol.

Il n’empêche qu’en déboulonnant Wim Delvoye de l’espace qui lui était dédié depuis bientôt 12 ans, la nouvelle patronne du Mudam fait plus qu’imprimer son style sur la future programmation. Qu’elle le veuille ou non, elle touche à des cicatrices encore à vif de l’histoire de l’art luxembourgeois. D’où les réactions émotionnelles que cela suscite.

Nul n’a oublié que c’est avec Wim Delvoye que le précédent directeur, Enrico Lunghi, a voulu fêter le dixième anniversaire du Musée en juillet 2016. Le Luxembourg a ainsi pu accueillir la première exposition rétrospective de cet artiste flamand dont les œuvres provocatrices interrogent notre société de consommation tout en menant une réflexion sur l’histoire de l’art.

C’est Lunghi aussi qui, alors directeur du Casino Forum d’art contemporain, avait invité en 2007 Wim Delvoye à exposer sa collection de « Cloaca », ces machines à produire de la merde rehaussées au niveau d’œuvres d’art. L’affaire avait fait scandale à l’époque, suscitant même une question parlementaire du député Robert Mehlen – et une réponse circonstanciée de cinq pages de la ministre de la Culture de l’époque Octavie Modert. Enrico Lunghi avait tenu bon dans la tempête mais cela avait valu au directeur des inimitiés durables venues plomber un dossier à charge déjà explosif depuis l’exposition de la « Lady Rosa of Luxembourg » en 2001.

Remiser la « Chapelle » de Wim Delvoye aux réserves du musée, c’est clore d’une certaine manière le chapitre Lunghi. Or bon nombre de personnes, sur la scène culturelle comme parmi les fidèles du musée, n’ont pas digéré la manière dont l’ancien directeur a été amené à présenter sa démission avant la fin de son deuxième mandat, fin 2016, suite à la diffusion d’un reportage tronqué sur RTL Télé Lëtzebuerg. Une affaire dont on rappellera qu’elle est toujours pendante devant les tribunaux puisqu’Enrico Lunghi a porté plainte contre la chaine de télévision. Le livre publié récemment par son épouse Catherine Gaeng, « Lynchage médiatique et abus de pouvoir », entretient la flamme du souvenir.

Une œuvre clé pour le Luxembourg

Suzanne Cotter est parfaitement au courant des circonstances du départ de son prédécesseur. Elle connaît la collection puisqu’elle était membre depuis 2016 du comité scientifique qui conseillait Enrico Lunghi pour les acquisitions.  En revanche, cette Australienne fraîchement débarquée de Porto, où elle dirigeait le Musée d’art contemporain Serralves, ne connaît probablement pas vraiment le vieux fond de querelles personnelles, artistiques et politiques sur lesquelles s’est développée la scène culturelle du pays depuis une vingtaine d’années.

Est-il habile de vouloir si rapidement liquider l’œuvre emblématique de l’héritage Lunghi, avant même d’avoir pu en réaliser l’inventaire ?

Musée d’Art Moderne Grand-Duc Jean, Mudam Luxembourg. (Photo: Mudam/Christian Aschman)

 

Force est de constater que Wim Delvoye est le seul artiste vivant de renommée internationale à avoir entretenu de telles relations sur la durée avec le Luxembourg. Le rapport d’audit du Mudam, présenté à l’automne 2013 par la société Lordculture, le citait en exemple comme « l’un des grands noms de l’art contemporain » présents dans la collection à côté de Daniel Buren, autre artiste phare de la collection. Outre ses projets au Casino Luxembourg et au Mudam, Wim Delvoye est entré dans la collection du Musée national d’histoire et d’art ainsi que dans nombre de collections privées, au premier rang desquelles celle de la famille grand-ducale.

Toutes proportions gardées, on pourrait dire que la « Chapelle » est aujourd’hui au Mudam ce que Mona Lisa est au Louvre.“

Il est vrai que sa « Chapelle » polarise. Le site du Mudam la présente comme « une chapelle d’inspiration gothique, tout en métal, et ornée de vitraux à l’imagerie subversive ».

Le corps humain y est exposé dans toute sa trivialité sur les vitraux qui reproduisent des radiographies. Ce ne sont pas des amoureux qui s’embrassent mais des squelettes qui s’entrechoquent. Les silhouettes laissent deviner des tubes digestifs pleins de matière fécale tandis que plus loin l’on reconnaît une « Cloaca ». La « Chapelle » fascine par la précision et la beauté de sa structure gothique, elle sème le trouble par ses références au sacré autant qu’elle révulse par ses images qui mettent sur un même plan la machine et l’homme. Cette vanité contemporaine qui fait un doigt d’honneur à la mort n’a rien perdu de sa pertinence dans un monde où le matérialisme – mais aussi l’art, d’après Wim Delvoye – fait office de nouvelle religion.

La « Chapelle » de Wim Delvoye. (Photo : Rémi Villaggi)

Au fil des années, la « Chapelle » est ainsi devenue une œuvre phare du Mudam. Hormis l’architecture du Pei, c’est toujours l’image la plus marquante que gardent à l’esprit les visiteurs après leur passage au musée. Toutes proportions gardées, on pourrait dire que la « Chapelle » est aujourd’hui au Mudam ce que Mona Lisa est au Louvre.

Il reste que pour certains, cette œuvre de Wim Delvoye est un point noir au cœur de l’œuvre en blanc que représente l’architecture de Ieoh Ming Pei. Le purger de la structure vise-t-il à assainir le musée ? Préfigure-t-il une programmation aseptisée ? Allons-nous vers un art consensuel au détriment de la controverse ? Douze ans après l’inauguration du musée, cela signifierait rien moins qu’un enterrement de première classe pour une jeune institution qui avait réussi à faire entendre sa voix sur la scène internationale de l’art contemporain.