Le gouvernement va intensifier la lutte contre le blanchiment des capitaux. Le durcissement législatif fait consensus, sauf au Barreau de Luxembourg. Les avocats jugent inacceptable l’extension du périmètre de l’infraction du blanchiment et craignent la délation généralisée.
Ce fut l’un des derniers actes du mandat de François Kremer avant qu’il passe le relais de bâtonnier à sa collègue Valérie Dupong: un véritable réquisitoire de 12 pages contre le projet de loi qui transpose la 6e directive européenne contre le blanchiment et le financement du terrorisme. Sorti des ateliers du ministère de la Justice à la mi mars, le texte impose une révolution dans le droit pénal luxembourgeois. Une fois que le projet de loi sera adopté, l’incrimination de blanchiment portera sur tous les crimes et les délits pour autant qu’ils soient punis au minimum d’une peine de six mois d’emprisonnement.
Il s’agit d’un changement majeur de paradigme, qui de facto reléguera dans l’histoire la fameuse liste sélective des infractions primaires susceptibles de relever du blanchiment. La liste, qui couvrait uniquement dans les années 90 le blanchiment des stupéfiants, s’était progressivement étendue pour concerner les infractions fiscales ainsi que le faux et l’usage de faux.
Durcissement de la lutte anti-blanchiment
En trois décennies, presque toutes les infractions graves sont tombées dans le champ du blanchiment. L’article 506-1 du code pénal en dresse l’inventaire qui était mis à jour à mesure du durcissement de la lutte anti-blanchiment au niveau international et de l’évolution de la règlementation européenne. Cette liste fut apparentée à une «liste de la honte», car elle a permis à la juridiction luxembourgeoise de punir de façon sélective le blanchiment. La fraude fiscale fut ainsi longtemps à l’abri des poursuites, au grand dam de la communauté internationale.
La porte semble désormais ouverte à la délation généralisée de toutes les infractions constituant un crime ou un délit.“François Kremer, bâtonnier sortant
La suppression de l’article 506-1 du Code pénal fait pratiquement consensus dans le pays. Le Conseil d’Etat, autrefois si prompt à dénoncer les dérives de la lutte anti-blanchiment, n’a rien trouvé à redire sur la généralisation de l’infraction de blanchiment. Preuve que les temps ont changé. «Si (…) le conseil d’Etat avait encore pu se prononcer contre une infraction générale de blanchiment, les raisons qui à l’époque l’avaient amené à cette conclusion sont maintenant dépassées, de telle sorte qu’il peut, actuellement, admettre l’introduction dans la législation luxembourgeoise d’une telle disposition généralisée qui mettre (…) le droit luxembourgeois au diapason des législations notamment française et belge», écrivent les sages dans leur avis du 30 juin.
Pour autant, le Conseil d’Etat a émis des oppositions formelles au texte initial, mais ces réserves couvrent des aspects «d’ordre légistiques» et non des oppositions de principe. Des amendements du gouvernement en ont d’ailleurs tenu compte et corrigé les points critiqués.
A ce stade avancé de la procédure législative, la Chambre de Commerce n’a pas encore livré d’avis. Le Barreau de Luxembourg a rédigé le sien le 9 septembre. Les avocats, à travers la plume de leur bâtonnier François Kremer, se lamentent des «conséquences invraisemblables» qui feront suite à l’extension du périmètre des infractions de blanchiment et à l’abandon du critère de gravité des infractions primaires.
« Infractions pittoresques »
Le barreau considère que ce sacrifice de la «liste» va au-delà de ce que prévoit la 6e directive et qu’il pourrait donner lieu à des incongruités dans la répression de certaines infractions. «L’empoisonnement de bestiaux à cornes, de moutons, chèvres et porcs, inondation volontaire, abattage, écorçage ou mutilation d’arbres, comblement de fossés, arrachage de haies, déplacement de bornes et autres infractions pittoresques seraient dorénavant susceptibles de donner lieu à l’infraction de blanchiment», écrit Me Kremer.
«Il ne semble pas qu’il soit dans l’intention ni du législateur européen, ni du Gafi (groupe d’action financière international de lutte contre le blanchiment, Ndlr) de faire figurer au titre des infractions primaires le défaut, même frauduleux de payer une tasse de thé», poursuit l’avocat.
La critique au vitriol du projet de loi trouve une partie de son explication dans le durcissement des règles anti-blanchiment et des sanctions qui s’appliqueront aux professionnels, notamment aux avocats, soumis à des obligations de déclaration de soupçon de blanchiment.
Comme le signale le Barreau, l’intégration de tous les crimes et délits dans le champ du blanchiment de capitaux va forcément élargir l’obligation de déclaration de soupçon à la Justice et risque de déboucher sur de «possibles dérives». «Il s’agit d’une extension incroyable du périmètre de l’obligation de dénoncer», note François Kremer. «Avec la suppression de la liste des infractions désignées et l’abandon du critère de gravité des infractions sous-jacentes associées, , la porte semble désormais ouverte à la délation généralisée de toutes les infractions constituant un crime ou un délit», écrit-il encore.
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