Après des années de laisser-faire, les centres d’affaires et espaces de bureaux partagés vont être encadrés. La réforme du droit d’établissement fera de la mise à disposition de bureaux un secteur à part. En attendant la loi, les abus continuent et les sanctions tombent.
Ils se sont parlé et ce dialogue leur a fait prendre la mesure de l’urgence à agir pour que les espaces de co-working et les centres d’affaires ne soient plus des sanctuaires pour des sociétés boîtes-aux-lettres. Les fonctionnaires du ministère de l’Economie ont travaillé avec les agents du fisc, des douanes et du régulateur du secteur financier pour boucler en moins d’un an une réforme qui va mettre au pas les centres d’affaires qui louent ou sous-louent des espaces de bureaux, privatifs ou partagés. Le texte devait être prêt pour septembre 2021. Il a été déposé début avril à la Chambre des députés.
A six mois de la venue des experts du GAFI pour l’inspection des dispositifs anti-blanchiment du Luxembourg, l’heure n’est plus aux tergiversations, mais à la démonstration que la communauté d’affaires a bien rompu avec ses démons du passé. La présence de sociétés-écran qui sous-louent sans contrôle quelques mètres carrés d’espace commercial pour se donner un semblant de substance est un des points faibles de la place financière.
Une réforme au spectre large
Pour échapper à l’infamie que serait son placement sur liste grise – comme ce fut le cas en 2011 –, la juridiction luxembourgeoise doit donner des gages de sa normalisation et de son sérieux en matière de lutte contre la criminalité financière. C’est le sens du projet de loi que le ministère vient de finaliser.
La réforme couvre de larges spectres du droit d’établissement, de l’identification plus poussée des bénéficiaires effectifs des entreprises à l’encadrement des locations de logements à court terme (type AirBnb), en passant par une meilleure maîtrise de l’activité d’apporteur d’affaires dans l’immobilier. Les mesures se rapportant aux espaces de co-working, activité peu règlementée jusqu’ici, sont un point accessoire de la réforme.
Les centres d’affaires devront demander une autorisation spécifique et ne pourront pas exercer avec une ‘simple’ autorisation pour activités et services commerciaux.“Ministère de l’Economie
A l’heure actuelle, la mise à disposition de surfaces de bureaux est à la portée du tout-venant, pourvu de disposer de quelques bureaux en ville ou en périphérie. Si elle s’accompagne de «services liés» comme des prestations de secrétariat ou de courrier, cela exige alors une autorisation spéciale de domiciliataire – activité tombant entre autres sous le contrôle de la Commission de surveillance du secteur financier (CSSF). Sinon il suffit une simple autorisation d’établissement pour se lancer dans cette activité que l’on dit florissante sans toutefois pouvoir mesurer tout son poids économique, faute précisément à une taxonomie du ministère de l’Economie qui les délivre.
«La future loi visera à faciliter l’identification des centres d’affaires (y compris de co-working). Ils devront demander une autorisation spécifique et ne pourront pas exercer avec une ‘simple’ autorisation pour activités et services commerciaux», fait savoir la direction des Classes moyennes, sollicitée par Reporter.lu. Ce département du ministère de l’Economie se dotera de «nouveaux outils pour agencer ses contrôles», qu’il ne fait d’ailleurs pas lui-même, mais qu’il délègue à l’Administration de l’enregistrement et des domaines (AED) et à l’Administration des douanes et accises.
Un article unique pour le co-working
L’exposé des motifs du projet de loi est muet sur ces changements apportés à l’écosystème des espaces de co-working, démonstration qu’il ne s’agit pas d’une priorité politique du moment. Le texte mentionne les objectifs généraux de transparence et les exigences anti-blanchiment ayant inspiré la réforme du droit d’établissement, promesse inscrite dans le programme gouvernemental.

La mise au pas des centres d’affaires se résume à un unique article. L’intervention des autorités est nécessaire face à «l’évolution de la notion d’établissement (…) qui a vu se développer les espaces de bureau dits de ‘co-working’. Cet article vise à encadrer les dirigeants faisant l’activité commerciale de location d’espaces de bureau et de travail partagés afin de garantir le maintien réel de la notion d’établissement».
L’encadrement de l’activité va surtout combler des trous dans la règlementation qui ont offert des autoroutes à des entrepreneurs plus ou moins malveillants et des capitaux en goguette, cherchant à échapper aux contrôles anti-blanchiment. La raison des dévoiements est connue: inscrites dans la loi de 2004, les obligations professionnelles de lutte anti-blanchiment concernent une liste limitée d’intervenants du secteur financier, parmi lesquels les prestataires de service aux sociétés et fiducie, c’est-à-dire les domiciliataires. Les bailleurs ou sous-loueurs d’espaces de travail ne se sentent pas concernés par ces exigences de contrôles de la provenance des fonds et de conformité des activités de leurs clients. Ces exploitants ne se considèrent pas davantage responsables de ce qui se passe dans leurs «business centers».
Contrôles musclés
Pendant des années, les centres d’affaires ont ainsi pu marcher sur les plates-bandes des sociétés de domiciliation en offrant des adresses et des services similaires à des prix nettement plus compétitifs, sans avoir leurs contraintes règlementaires, notamment les obligations professionnelles de lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme.
Il faut que le service en question soit de nature à contribuer de manière active au fonctionnement statutaire même d’une société, service sans lequel la société ne pourrait pas fonctionner.“Jugement du 29 mars, tribunal administratif
Alertée par la situation et les risques réputationnels pesant sur la place financière, la CSSF s’est intéressée au co-working, mode de travail que la crise sanitaire et les prix immobiliers ont largement encouragé. Le régulateur a fait une communication le 23 novembre 2021 détaillant les critères permettant de distinguer les activités de «location véritable» de celles de domiciliation, manière de trier le bon grain de l’ivraie. De son côté, le service anti-fraude de l’AED a musclé ses contrôles sur place, notamment pour vérifier que ce qu’il y a écrit dans les contrats de bail correspond bien à la réalité économique, notamment en termes de prestations de services.
Pour autant, tous les flous n’ont pas été levés par les interventions des autorités. Les juges se chargent de clarifier les lignes de démarcation. Ils l’ont fait le 29 mars dernier, à la faveur d’un recours introduit par la société «Bizlab». Exploitant trois centres d’affaires à Bertrange, mixte de bureaux privatifs et d’espaces de travail partagés, la société ne se sentait pas tenue par les obligations professionnelles de lutte contre l’argent sale: identification du client, du bénéficiaire effectif, de l’origine des fonds, conservation des documents et des exigences en termes d’organisation interne et de fonds propres. L’AED l’a sanctionnée à l’issue d’un contrôle en mars 2020, une semaine avant le confinement.
Jurisprudence «Bizlab»
Bizlab a mis en cause devant le tribunal administratif l’amende de 6.750 euros infligée par le service anti-fraude. L’administration fiscale l’a réprimée au nom de la loi modifiée du 12 novembre 2004 relative à la lutte contre le blanchiment et contre le financement du terrorisme pour avoir fourni à ses clients des services exclusivement réservés aux domiciliataires de sociétés.
Deux sortes de reproches furent formulées à l’exploitant. En premier lieu, celui d’avoir facturé, à titre exceptionnel, des prestations de réception et de renvoi de courrier à cinq de ses sous-locataires, sur un total de 100. Le second grief a porté sur le fait que la société avait employé la formule «fin de convention de domiciliation» dans ses communications avec l’exploitant du Registre de commerce et des sociétés (RCS) pour signaler la rupture de contrat avec certains clients. Or, il n’existe pas d’alternative pour les exploitants s’ils constatent des infractions dans le chef de ses locataires. Simple bailleur, un centre d’affaires ne peut pas dénoncer le siège d’une société comme le ferait un domiciliataire. Paradoxalement, la pratique est tolérée par le RCS, voire recommandée par le gestionnaire du registre.

Sur le papier, les contrats de location de Bizlab portent uniquement sur des bureaux meublés, sans services supplémentaires autres qu’une connexion Internet, la mise à disposition de communs, comme une cuisine et des sanitaires, et, marginalement, une assistance à l’agent des postes lors de la distribution du courrier. Les clients disposent de leur propre personnel et il n’y a ni service d’accueil, ni secrétariat dans l’offre et a fortiori pas de «prestation de services liée assurant la substance et la résidence fiscale (des) locataires», a fait valoir l’avocat de la firme dans la procédure administrative.
En 2018, les juges administratifs ont tranché un litige similaire à celui opposant Bizlab à l’administration fiscale. La juridiction a considéré que la simple conclusion d’un contrat de bail commercial n’équivaut pas nécessairement et automatiquement à la fourniture d’un siège social ou d’une adresse commerciale, administrative ou postale au sens de la loi anti-blanchiment.
L’utile et l’accessoire
Le jugement du 29 mars dernier confirme cette analyse, tout en la précisant: «Même si les contrats de bail conclus relèvent d’une activité commerciale et que potentiellement le locataire peut établir dans les locaux loués son siège statutaire, une adresse commerciale, administrative ou postale, ce seul constat est insuffisant, à défaut d’autres éléments relativement à des prestations de services allant-au-delà de la simple location, tels que la mise à disposition d’un secrétariat, d’un accueil commun, pour retenir la qualification de prestataire de services aux sociétés et fiducies».
En 2018, les juges n’ont pas exploré dans le détail les limites des services à rendre par les bailleurs commerciaux pour échapper aux contraintes de la règlementation anti-blanchiment. L’affaire Bizlab leur a donné l’occasion de tracer des lignes jaunes derrière ce que recouvre «tout autre service lié à une société». «Il faut», explique le tribunal, «que le service en question soit (…) de nature à contribuer de manière active au fonctionnement statutaire même d’une société, service sans lequel la société ne pourrait pas fonctionner, à l’opposition de tout service généralement quelconque simplement utile à l’activité de la société».
Les juges considèrent ainsi l’utilisation des parties communes d’un immeuble, du réseau et des installations techniques comme le WIFI, comme «purement accessoire au contrat de bail (…) et n’allant pas au-delà de la simple location de surfaces de bureaux et non comme le bénéfice d’un service (lié)».
Pour autant, le tribunal n’a pas annulé l’amende de 6.750 euros, car l’offre de renvoi de courrier, même faite à titre exceptionnel (et d’ailleurs abandonnée depuis le contrôle de l’AED), impose des obligations de vigilance et d’identification, ce à quoi Bizlab ne s’est pas tenue. Contacté par Reporter.lu, son dirigeant Benjamin de Seille se console de cette déconvenue: «Le tribunal administratif a apporté plus de clarté dans ce qu’un centre d’affaires peut faire ou ne pas faire», souligne-t-il. Il ne fera pas appel du jugement du 29 mars.
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