Les centres d’affaires sont ciblés par le régulateur du secteur financier et l’administration fiscale parce qu’ils empiètent sur l’activité de domiciliation. Face aux abus et violations de la loi qui pèsent sur la réputation du pays, une réforme du droit d’établissement est à l’étude pour encadrer l’activité. 

Le contact est désormais établi. Les représentants de la Commission de surveillance du secteur financier (CSSF) et de la direction des Classes moyennes du ministère de l’Economie se parlent enfin. Lundi 7 juin, ils vont entamer un premier round de discussion au sujet des centres d’affaires qui louent des bureaux, partagés et privatifs, et offrent certains services comme des adresses ou même des sièges sociaux. Une simple autorisation de commerce délivrée par le ministère de l’Economie est suffisante pour se lancer dans l’activité florissante de mise à disposition d’espaces de travail.

Mal outillé, le ministère n’opère pas de contrôles préalables poussés des sièges sociaux et de la substance des entreprises en tout genre avant d’accorder des autorisations d’établissement. Il n’y a pas de vérifications directes sur place (la Douane opère les contrôles pour le compte du ministère). Les autorités se contentent souvent de photos des bureaux et de la copie du bail, censées démontrer la substance d’une société. Mais les images sont parfois trompeuses et les contrats de location peuvent trahir une réalité économique souvent problématique.

Zones d’ombre

Gilles Scholtus, chargé de direction aux Classes moyennes est bien conscient du problème: «Il y a des zones d’ombre que la loi ne couvre pas», admet-il dans un entretien à Reporter.lu. «Cette collaboration avec la CSSF va nous permettre de déceler les failles et éventuellement les compléter. Il nous faudra les identifier et dire où commence le coworking et où se termine la simple location du bureaux», précise le haut fonctionnaire.

Nous sommes dans une zone grise et il y a des raisons pour lesquelles certains prestataires veulent échapper à la loi sur la lutte contre le blanchiment.“
Dominique da Costa, chef du service antifraude de l’AED

La réunion de lundi est organisée à l’initiative du régulateur du secteur financier, inquiet de la «concurrence déloyale» que les centres d’affaires livrent aux domiciliataires, profession règlementée – donc soumise aux règles sur l’anti-blanchiment –, et du risque de réputation que les premiers font peser sur la place financière. «Depuis 2018, nous observons le développement soutenu d’espaces de coworking et de centres d’affaires. C’est louable. Ce phénomène répond à un besoin et à un changement des méthodes de travail. Toutefois, nous observons que les prestataires de centres d’affaires offrent de plus en plus de services, notamment la gestion de courrier ou la réception téléphonique. La limite entre location de bureaux et domiciliation est de plus en plus fine», observe Danièle Berna Ost, secrétaire générale de la CSSF dans un entretien à Reporter.lu.

Dès lors que les centres d’affaires offrent des «services liés», comme la mise à disposition d’un siège social et des prestations telles que la gestion de courrier ou du secrétariat, leur activité relève de la loi du 31 mai 1999 sur la domiciliation. L’exercice de cette activité est réservé aux professions réglementées comme les avocats ou les experts-comptables ainsi qu’aux opérateurs du secteur financier tombant sous le contrôle de la CSSF.

Le législateur luxembourgeois n’a toutefois pas défini précisément la notion de «services liés». Le flou a permis à des loueurs ou sous-loueurs d’espaces de bureaux peu regardants sur l’honorabilité de leurs clients de s’engouffrer dans la brèche.

Dans le hors-champ du blanchiment

La jurisprudence des tribunaux, du fait de l’imprécision de la loi, n’a pas été d’une grande aide pour assainir un secteur d’activité qui ne prêche pas en faveur de l’image du Grand-Duché. Un jugement récent du tribunal administratif a annulé l’amende que l’Administration de l’enregistrement et des domaines avait infligée à un prestataire de services aux sociétés pour manquement à ses obligations de lutte contre le blanchiment. Les juges ont estimé que les services annexes offerts en marge de la mise à disposition d’un bureau étaient de «simples accessoires» du contrat de bail. Dès lors le bailleur n’entrait pas dans le champ de la loi de 2004 sur la lutte contre le blanchiment d’argent. L’Etat a fait appel de la décision.

Des contacts réguliers avec des gens de terrain de l’Administration de l’Enregistrement et des Domaines ont confirmé que certains de ces prestataires exploitent pleinement les possibilités de détourner la loi de 1999.“CSSF

Théoriquement, il est interdit aux clients des centres d’affaires qui se font mettre à disposition un espace de travail dans un open-space en fonction des disponibilités du moment d’y enregistrer leurs sièges sociaux. Par contre, rien n’empêche un client d’enregistrer son siège d’exploitation dans un centre d’affaires, pour autant que la mise à disposition du poste de travail dans un open-space soit attribuée à l’usage exclusif d’un client spécifique. La location d’un bureau privatif et fermé avec une ligne téléphonique privative autorise une société d’y immatriculer son siège social.

«La simple location d’un poste de travail dans un ‘open-space’ ne remplit en aucun cas les exigences liées à l’établissement d’un siège social, notamment substance, endroit où les décisions de la gestion journalière sont prises, les assemblées générales sont tenues et où les documents sociaux sont conservés», souligne un rapport de la CSSF que Reporter.lu a consulté. «Des contacts réguliers avec des gens de terrain de l’Administration de l’Enregistrement et des Domaines (service anti-fraude) ont confirmé que certains de ces prestataires exploitent pleinement les possibilités de détourner la loi de 1999, voir le flou qui existe entre les notions de domiciliation et de location. L’interprétation de la notion de ‘services liés’ leur pose problème», poursuit le rapport.

Prix imbattables pour incuber son futur

Les recherches de la CSSF ont montré des pratiques de prestataires d’espaces de coworking à la limite du droit, en particulier de la règlementation de 1999. Le régulateur a ainsi identifié, sur la base de la consultation de leurs sites Internet, cinq prestataires de coworking offrant par exemple la possibilité d’établir un siège social ou une adresse commerciale.

L’offre de «Maison Breedewee», rue Large, proposait à partir de 350 euros par mois une adresse de la raison sociale, un numéro de téléphone luxembourgeois ainsi que la réception et la gestion de courrier. Toutefois, ces services n’apparaissent plus sur son site. «Color Business Center» à Bertrange présente pour les «entrepreneurs intelligents» une offre «sympa» et «imbattable» de coworking «pour incuber» son futur à 195 euros par mois. Le forfait comprend une adresse commerciale.

«Silversquare» à la rue Glesener commercialise des espaces dédiés à partir de mensualités de 395 euros, avec des «business address», du café et des services de réception. La formule d’«Urban Office» à Windhof commence à 277 euros avec une adresse postale et un espace de bureau dédié. L’option présentée par «Luxstart», boulevard Prince Henri, dont le site est désormais inaccessible, comprenait, entre autres services, une «registered address», un numéro de téléphone et même des visas de résidents pour les investisseurs.

En attendant une réforme

Cet état des lieux exige, selon la CSSF, une clarification de la loi de 1999 pour délimiter les prestations de services de mise à disposition d’espaces de coworking et l’activité de domiciliation de sociétés. En attendant, le régulateur va pousser les exploitants de centres d’affaires à demander un agrément de professionnel du secteur financier (PSF).

«Dès qu’une société peut établir son siège ou une adresse commerciale auprès d’un prestataire sans qu’on soit en présence d’une location véritable (bureaux privatifs à usage exclusif), ce dernier devra obtenir le statut de domiciliataire de société conformément à l’article 28-9 de la loi du 5 avril 1993 relative au secteur financier», souligne le rapport. «Il faudrait, ajoute le texte, trouver une approche commune entre le ministère de l’Economie, l’Administration de l’Enregistrement et des Domaines et la CSSF qui sont tous touchés par cette problématique».

S’il y a des choses à changer, nous les changerons.“
Gilles Scholtus, direction des Classes moyennes

«S’il y a des choses à changer, nous les changerons», explique de son côté Gilles Scholtus. La solution passera sans doute par une réforme de la loi d’établissement du 2 septembre 2011, qui est un des grands chantiers de cette législature. Un avant-projet de loi devrait être présenté à la rentrée de septembre en conseil de gouvernement.

La loi sur le droit d’établissement pourrait être ajustée à l’activité de coworking et pourrait être soumise à une autorisation séparée, ce qui n’est pas le cas actuellement. Depuis 2004, sauf exception pour les métiers des transports ou certaines activités artisanales, il n’y a plus de distinction dans la délivrance d’une autorisation de commerce entre un vendeur de chaussures et un prestataire de services d’espaces de bureaux partagés.

Or, la mission prochaine des experts du Gafi pour évaluer les dispositifs de lutte contre le blanchiment au Luxembourg devrait précisément s’intéresser aux plateformes de coworking qui attirent des sociétés boîtes aux lettres et des opérateurs pas toujours fréquentables.

Force d’attraction pour l’énergie criminelle

Face à la multiplication des cas de fraudes dans les centres d’affaires et l’attraction qu’ils suscitent pour des opérations éventuellement illégales (travail au noir, blanchiment, fraude aux subventions et à la TVA) à partir d’adresses fictives, les services anti-fraude (SAF) de l’Administration de l’Enregistrement, des Domaines et de la TVA sont sur le qui-vive.

«Cette fourmilière exerce une force d’attraction à l’égard d’opérateurs peu scrupuleux, agissant souvent par le biais de la structure de la sàrl-s et ne disposant partant pas de capital pouvant servir de gage aux créanciers», explique dans un entretien à Reporter.lu, Romain Heinen, directeur de l’AED. Pour autant, il ne remet pas en cause une activité qui apporte «une plus-value économique évidente, notamment pour les start-ups».

Nous avons régulièrement des cas de fraude fiscale dans les business center. Il y a beaucoup d’énergie criminelle derrière certaines structures.“
Serge Hollerich, service antifraude de l’AED 

«L’administration via son Service anti-fraude agit sur tous les plans, de la prévention, aux contrôles et à la répression», déplore Romain Heinen. Un constat confirmé par Dominique da Costa, chef du SAF, dans un entretien à Reporter.lu: «Dans le cadre des contrôles anti-blanchiment que nous effectuons dans les centres d’affaires, nous sommes confrontés à des discordances entre ce qu’il y a écrit dans les contrats et la réalité économique», signale-t-il. «Nous sommes dans une zone grise et il y a des raisons pour lesquelles certains prestataires veulent échapper à la loi sur la lutte contre le blanchiment», affirme-t-il.

Sur le terrain, les agents du SAF sont confrontés tous les jours à des opérateurs dont la présence au Luxembourg est uniquement motivée par des intentions frauduleuses. Ils trouvent dans les centres d’affaires des plateformes idéales pour y réaliser leurs œuvres. «Lors d’un contrôle sur place inopiné, sur la quarantaine de sociétés ayant indiqué leur siège social au centre d’affaires, la moitié seulement respectait la loi», affirme Serge Hollerich, responsable du SAF à Diekirch. Sur les 40 sociétés clientes, entre 5 et 10% seulement disposaient d’un bureau privatif», précise-t-il. «Nous avons régulièrement des cas de fraude fiscale dans les business center. Il y a beaucoup d’énergie criminelle derrière certaines structures», ajoute-t-il.

Arrangements avec le RCS

Raoul Wolf, son collègue du SAF d’Esch/Alzette ne contredit pas ce constat accablant. Un de ses contrôles récents auprès d’un centre d’affaires a révélé que près de la moitié des sociétés clientes exerçaient des activités en violation du droit du travail, de la loi sur la TVA et d’autres formes de fraudes.

En principe, un centre d’affaires, en tant que simple bailleur, ne peut pas dénoncer le siège d’une société. C’est interdit.“Raoul Wolf, service antifraude de l’AED

Les exploitants de centres d’affaires s’accommodent également très mal avec le dispositif de lutte contre l’argent sale. La législation anti-blanchiment, notamment les obligations d’identification des bénéficiaires économiques et d’origine des fonds, leur est étrangère. Toutefois, même en l’absence de base légale, les plus vertueux d’entre eux ont commencé à faire le tri dans leur clientèle. «En principe, un centre d’affaires, en tant que simple bailleur, ne peut pas dénoncer le siège d’une société. C’est interdit. Mais certains exploitants le font quand même et le Registre de commerce et de société l’accepte. La démarche est considérée comme une dénonciation de contrat de domiciliation», détaille Raoul Wolf.

«Nous ne sommes pas là pour casser l’activité des centres d’affaires, bien au contraire. Ce sont de bons pôles d’attractivité, mais il faut admettre qu’ils sont parfois incompatibles avec la matière TVA, avec des bureaux vides, une absence d’activité économique, un renvoi du courrier, notamment lorsque les clients sont des assujettis et qu’ils sont en possession d’une autorisation d’établissement», déplore pour sa part Dominique da Costa. «Surtout si ces centres d’affaires ne font pas correctement leur travail», précise le dirigeant du SAF.


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